13 - La Halte du Voyageur ★
Une bonne vingtaine de minutes s'était écoulée depuis que Zach et ses camarades remontaient une ruelle qui menait directement au centre de la ville basse.
Ils n'avaient pas voulu suivre la foule qui se dirigeait vers la Grande Rue. Cette dernière, bien que très large et parfaitement aménagée, se montrait particulièrement sinueuse jusqu'au sommet de la ville, en plus d'être noire de monde à toute heure du jour comme de la nuit. Si on mettait de côté les méandres de son ascension, elle était aussi jalonnée de forts et de contrôles de marchandises qui auraient ralenti à bien des niveaux leur progression.
Owen leur avait alors conseillé d'emprunter le passage dans lequel ils se trouvaient et qui les conduiraient directement au pied de l'auberge de ses parents. Ils étaient pour cela passés par une porte fortifiée directement aménagée dans la falaise et gardée par une tour pour le moins dissuasive. L'apprenti archer leur avait dit qu'il s'agissait de la Porte des Ankesh mais il ne sut pas exactement expliquer l'origine du nom, si ce n'était que la rue qui y passait se poursuivait jusqu'au château en passant par les plus anciennes places de la ville.
Aucun n'avait échangé mots durant le trajet. Tout le monde s'épiait mais personne ne se risquait à prendre la parole. La tension entre Chris et Zach restait palpable, tant le deuxième se bornait à ignorer le premier.
Ce ne fut qu'au départ de Max et Kyle, environ cinq minutes plus tard, que le silence se rompit.
– C'est là qu'on se dit à demain les amis, dit timidement Max.
– Ouais... nous on prend la rue de droite, continua Kyle.
– Déjà ?
– Ben ouais, mes grands-parents habitent dans le Quartier de la Porte, à l'est de la ville basse. Ça nous laisse encore un peu de marche mais on sera quand même arrivé avant la tombée de la nuit.
– Bon... à demain alors, conclut Zach.
Sa voix avait retrouvé un semblant de calme.
Après de rapides accolades, Kyle et Max s'éloignèrent à contresens du flot de voyageurs.
– Je les trouve assez sympathiques, finit par dire Owen.
– Ah bon ? s'étonna Zach, sans pour autant paraître très amusé.
Il jeta un rapide coup d'œil vers Chris. Ce dernier avait poursuivi son chemin dans la montée sans les attendre.
– Tsss, lâcha-t-il en se remettant à marcher.
– Que veux tu qu'il fasse d'autre ? le gronda gentiment Owen. Il ne va pas rester tout le temps sous tes regards accusateurs. J'ai rarement vu mon cousin dans cet état, tu sais. Je peux dire sans me tromper que ça lui fait réellement de la peine.
– Tant mieux. Il grandira un peu comme ça.
Owen stoppa Zach d'une main ferme sur l'épaule.
– C'est injuste ce que tu dis. Je te signale qu'ici, c'est toi qui fait le gamin.
– Tu sais Owen, le jour où on te demandera ton avis, tu le sauras, lâcha Zach en se libérant de lui d'un coup rageur. J'ai pas besoin de tes conseils.
– Tout doux ! J'ai compris ! Mais de grâce, essaye d'être un peu plus abordable chez mes parents ! Il reste encore un peu de route pour te détendre mais sache qu'on y arrive bientôt.
Moins d'un quart d'heure plus tard, Chris traversa la Grande Rue sur laquelle la calade avait débouchée et sillonna entre la foule compacte pour entrer dans un bâtiment qui ne pouvait être qu'une auberge.
– C'est là que tu habites ? demanda Zach , après avoir vu Chris disparaître dans une monumentale porte double rehaussée d'une arche de pierre.
– Ouais, mes parents tiennent l'auberge. On habite tout le dernier étage, pour être précis.
– Ben ça... c'est chouette, déclara sincèrement Zach après avoir observé le grand bâtiment de pierre de quatre étages qui s'offrait à lui.
Le visage d'Owen se dérida.
– Attends de voir l'intérieur avant d'être ébahi.
Il s'engagea dans la Grande Rue et Zach en fit de même. Quelques excuses et jurons plus tard, ils pénétrèrent à leur tour dans l'auberge, dont l'entrée était surmontée d'un grand panneau de bois quelque peu défraîchi mais indiquant en lettres épaisses et parfaitement lisibles « La Halte du Voyageur ».
« waouh », fut la seule chose que Zach put prononcer sitôt le seuil franchi. La salle qui s'offrait à lui le laissa littéralement sous le choc. Jamais il ne s'était attendu à voir une chose pareille. Quel faste ! Quel grandeur !
Les grandes baies agencées de vitraux, qui donnaient sur la rue qu'ils venaient de quitter, avaient pourtant annoncé la couleur.
Dans un premier temps, le jeune homme eut du mal à prendre parfaitement conscience des dimensions de la pièce. Grossièrement carrée, à l'instar du bâtiment, elle était parsemée de nombreux piliers qui coupaient les espaces sans pour autant les encombrer. Imposants malgré tout, ces derniers dénotaient par leurs somptueuses sculptures, présentes sur toute leur hauteur. Sur chacun d'entre eux se trouvaient de larges gargouilles qui, loin de paraître sinistres, servaient de reposoir à des flammes vivaces qui résultaient de la combustion rapide de radim.
Au dessus de ces sources de lumière, partaient des voûtes croisées finement agencées. Zach leva les yeux vers le plafond bombé et estima la hauteur de celui-ci aux alentours de quatre mètres. Des chandeliers, très massifs et pourvus de véritables bougies, pendaient à la croisée des arcs pour les mettre en valeur.
Ce décor de pierre était contrebalancé par l'usage de boiseries contre les murs et par l'imposant bar ouvragé qui trônait au fond de la salle. L'impression chaleureuse ainsi générée se voyait renforcée par des tapisseries aux teintes criardes et par l'âtre disproportionné d'une cheminée centrale, que Zach fut surpris de ne pas avoir remarquée dès son arrivée.
Alors qu'il cherchait Owen parmi les clients, il aperçut Chris derrière le comptoir. La taille de son ami lui fit dire que le meuble était plus grand que ce qu'il avait pensé de prime abord. Beaucoup plus grand d'ailleurs, de même que les tonneaux qui recouvraient le mur arrière.
Le jeune homme était occupé à saluer un couple qui servait des boissons à un rythme effréné. Sûrement les parents d'Owen. Il se dirigea ensuite vers le fond de la salle où se situait un grand escalier de pierre en colimaçon, lui aussi sculpté et orné de chandeliers.
Zach repéra finalement Owen qui se dirigeait vers le comptoir et il tenta de le rejoindre, tâche qui se révéla ardue avec la foule présente. La plupart des clients était assis autour de grandes tables rondes où pouvaient s'installer au moins huit personnes, tandis que d'autres étaient adossés aux piliers ou accoudés au bar, occupés à discuter ou à regarder ce qu'il se passait alentour. Disposées le long des murs, de nombreuses tables hautes pourvoyaient au confort des groupes plus réduits .
Avec une certaine dose d'humour, Zach se dit que la brasserie locale devait faire fortune avec toutes ces pintes à la main, dont quelques-unes se levèrent au passage d'Owen.
Alors qu'il passait près d'une tablée, Zach ne put s'empêcher d'observer les gens jouer aux cartes. Il ne connaissait pas ce jeu mais, en voyant la main d'un joueur qui affichait un large sourire, il se dit qu'avoir quatre as était assurément une bonne chose. Il réussit à rejoindre Owen juste avant que celui-ci n'arrive jusqu'au bar.
Le tavernier, que Zach avait repéré un peu plus tôt, leva la tête vers eux et découvrit des dents d'un blanc éclatant en reconnaissant Owen.
– Tiens, regarde qui voilà ! lança-t-il à sa femme.
Cette dernière eu à peine le temps de se retourner pour apercevoir son fils qu'elle se retrouvait déjà en train de préparer deux pintes de plus.
Zach crut quand même avoir entendu un petit « salut mon chéri ! ».
– Maman est toujours aussi absorbée par le travail à ce que je vois.
– Oh, prête pas attention, c'est qu'il y a toujours un peu de monde la veille du bal.
– Et une pinte de bière ! Une ! Pour qui la pinte de bière ? s'égosilla la mère d'Owen juste derrière son mari.
Ce dernier se tourna vers Zach sans se départir de son sourire.
– Et voici donc le meilleur ami du neveu. Zach, c'est ça? lui demanda-t-il en tendant une main d'une taille impressionnante.
– Euh ... oui, c'est ça, merci de me recevoir chez vous, Monsieur, dit Zach en voyant sa propre main disparaître dans celle de l'aubergiste.
– Oh tu sais, c'est une auberge ici après tout, répondit-il sur un ton amusé. On ne va pas dire que ça nous change du quotidien.
Tout en parlant, il s'était de nouveau attelé à remplir des verres de diverses liqueurs.
– Au fait, qu'est-ce qu'il a Chris ? Il m'a l'air moins enjoué qu'à l'accoutumée. Et puis, d'où viennent ces marques sur sa figure ?
– Pour l'air bougon, commença Owen entre deux bouchées (il avait pris deux sandwichs sur l'établi qui séparait le bar de la cuisine située dans une pièce annexe et en avait donné un à Zach), c'est parce qu'il s'est fâché avec Zach. Quant à ces marques sur son visage, c'est encore à cause d'une fille qu'il a maltraitée.
– Ah ! D'accord, je vois... J'imagine que pour les détails, il faudra que je lui demande ?
– Je pense aussi, conclut Owen en finissant avidement son sandwich.
Zach en fit de même quelques secondes plus tard.
– Tu veux qu'on fasse un tour en salle avant de monter? demanda l'aîné.
– Pourquoi pas...
Il n'avait pas franchement envie de se retrouver dans la même pièce que Chris pour le moment.
– Bon, on te laisse travailler papa.
– Ok les jeunes, à tout à l'heure !
Après avoir pris chacun une pinte de la cuvée locale (il fallait bien boire un peu), ils se lancèrent à travers la masse joyeuse et alcoolisée à la recherche d'un endroit où s'asseoir. Au bout d'un moment qui parut interminable à Zach, ils parvinrent à trouver une table haute de libre, contre le mur du fond. Elle était parfaitement placée pour observer l'ensemble de la salle et plus particulièrement une des tables de jeu, au grand plaisir de Zach. Peut-être arriverait-il à comprendre un peu le jeu auquel tout le monde semblait jouer ici.
Enfin, tout le monde ou presque.
Le regard de Zach, en se promenant sur l'assemblée présente ce soir-là, se posa sur un homme, seul, assis dans le coin à sa droite. Le jeune philaéen se surprit à ressentir un léger malaise quand ses yeux croisèrent les siens.
L'inconnu devait approcher de la quarantaine, ses cheveux coupés courts adoptaient par endroits une teinte grisonnante. Un bouc parfaitement dessiné recouvrait son menton et, pour peu que Zach puisse en juger en position assise, il avait l'air assez robuste.
En le détaillant aussi discrètement que possible, le regard du jeune homme passa sur l'anneau qu'il portait à son annulaire droit. Zach pensa dans un premier temps que c'était le fruit de son imagination mais la bague parut émettre une mince lueur ambrée quand ses yeux se posèrent dessus. Intrigué et mû par une sensation qu'il n'arrivait pas à définir, le jeune homme planta de nouveau son regard sur le bijou qui rayonna une nouvelle fois d'un léger halo.
Plus ses yeux restaient en contact visuel avec l'artefact, plus il était difficile à Zach de s'en détacher. La lueur devenait de plus en plus marquée à mesure que l'esprit du jeune homme se fixait sur l'étrange objet. Une fine pellicule de sueur finit par se former sur son front tandis que sa respiration devint irrégulière.
L'homme, en voyant le regard extatique de Zach se poser sur sa main droite, en fit de même et une expression de parfaite stupeur se matérialisa sur son visage. Pire, il semblait ébranlé comme s'il avait croisé la route d'un Oublié.
Il rentra précipitamment sa main dans la manche de son long manteau noir et regarda ailleurs. Feignant d'être intéressé par une rixe qui avait éclatée à quelques mètres d'eux, il porta sa choppe à ses lèvres de la main gauche. L'état de tension que ressentait Zach se relâcha d'un coup, sitôt l'anneau hors de sa vue.
Avant que le jeune homme ne puisse s'attarder davantage sur ce mystérieux personnage, un individu, d'une carrure impressionnante et de l'âge d'Owen, s'invita à leur table, cachant par la même occasion l'homme à l'anneau au regard de Zach.
– Alors Owen, enfin rentré ?
Le nouveau venu jeta un rapide coup d'œil à Zach.
– Jimmy ! Qu'est-ce que tu fais ici à cette heure ?
Ils s'empoignèrent chaleureusement l'avant-bras.
– Mes parents sont partis faire les boutiques avec ma petite sœur et ils m'ont demandé de les attendre ici... Mais ils m'ont formellement interdit de boire, dit-il en prenant une longue gorgée dans la pinte de Zach.
Il regarda brièvement ce dernier l'air de dire « tu m'en veux pas j'espère ? » et reporta son attention sur son ami. Zach fut tellement sidéré qu'il ne broncha pas.
– C'est son premier bal demain et ma mère s'est mise en quatre pour elle, continua-t-il une fois qu'il eut replacé sa pinte à côté d'un Zach interloqué. Ah les femmes j'te jure ! Tout à l'heure on était dans une boutique de robes de soirée et ma sœur était comme ça, il prit alors une voix niaiseuse et se mit à gesticuler à la manière d'une petite fille, ce qui aurait sûrement fait rire aux larmes Zach si ce dernier n'était pas encore sous le choc de leur rencontre cumulé à l'étrange scène dont il avait été témoin précédemment : « non, pas celle-là, elle est beaucoup trop pâle ... celle-ci est trop foncée non ? ... pas celle-la, elle me boudine... Maman ! Là on voit pas assez mes seins »
Notons que sur cette dernière tirade, la gestuelle de Jimmy, particulièrement équivoque, se révéla très inspirée.
– Remarque à laquelle, je tiens à le préciser, continua-t-il d'une voix à nouveau normale, mon père manqua de peu de s'étouffer.
Il marqua une courte pause et en profita pour prendre une nouvelle rasade dans le verre de Zach.
– Et puis finalement, quand ils ont vu la gueule que je tirais, ils m'ont dit de venir les attendre ici, le temps qu'ils en finissent avec la pisseuse. Je m'attendais pas à te voir, c'est cool ça !
Il se tourna alors vers Zach.
– Alors comme ça, c'est lui ton cousin ? Il est quand même un peu mieux réussi que toi.
– Oh non ! Lui c'est Zach, un de ses potes qui est venu avec lui.
– Ah ! dit-il en marquant un temps d'arrêt avant de rendre son breuvage à Zach. Bon, et bien ... Comment ça va le maigrichon?
– Euh...
Zach, tellement surpris par le personnage, ne sut quoi répondre.
– Mais c'est qu'il est timide en plus ! Bah les jeunes de nos jours, c'est qu'ils ont un sacré balai coincé dans le cul ! dit celui qui n'était que de trois ans son aîné. Enfin bon passons, ton cousin il est où ? J'aurais bien aimé le voir.
– Il boude. Il est parti se coucher tout à l'heure.
– Ben alors pas de doute, il est bien de ta famille celui-là !
– Je ne vois pas de quoi tu parles... rétorqua Owen, visiblement un peu vexé.
Le doute sur le lien de parenté était indubitablement à écarter.
Zach ne put s'empêcher d'esquisser un sourire avant d'amener de nouveau sa pinte retrouvée à ses lèvres, non pas sans en avoir préalablement essuyé le rebord avec sa manche.
Une hydratation régulière restait d'une importance capitale.
– Ben on dirait qu'il est quand même capable de sourire le maigrichon ! lança Jimmy en lui donnant une grande claque dans le dos.
Zach manqua de peu de s'étouffer et il ne put retenir quelques gouttes de bière qui vinrent mourir sur la table, à quelques centimètres de la main d'Owen. Avec une légère moue, l'apprenti archer éloigna précipitamment son membre de la zone bombardée.
– Oh ! Ben faut avaler mon gars ! Si tu ne sais pas faire, je connais deux trois personnes qui pourront te rencarder sur le sujet...
Loin de le perturber, ce genre de situation avait l'air de terriblement amuser le mastodonte. Zach, qui tentait de retrouver son souffle, n'eut pas eut le temps de se sentir gêné par la remarque. Et avant qu'il ne parvienne à le faire, Jimmy s'arrêta soudainement de rire.
– Bordel de merde, ils sont là !
– Hein ?! lâchèrent Owen et Zach à l'unisson.
– Mes parents sont là, bande de trous du cul, fit-il en articulant de manière plus prononcée la dernière expression.
Il se releva alors si vite que Zach eut l'impression d'assister à un tour de magie.
– A plus les gars, on se verra sûrement demain, balança-t-il avant de détaler comme un lapin.
Après l'avoir regardé sortir de la taverne, Owen se retourna vers Zach.
– Il est spécial, n'est-ce pas ? en plaisanta ce dernier après avoir vu le visage stupéfait de Zach.
– Mais ... d'où tu connais ce type ?
– Son école d'infanterie jouxte la mienne à Fort d'Alberg. Je l'ai rencontré dans les dortoirs. Je le trouve plutôt rafraîchissant, pas toi ?
Zach doutait de plus en plus des goûts d'Owen en matière d'humour, trouvant lui-même le personnage de Jimmy plus grotesque et caricatural que drôle et attachant.
– Ça laisse à désirer, se contenta-t-il de répondre entre deux gorgées de bière.
Dans le même temps, son regard dériva sur la table qui se trouvait dans le coin droit de la salle, désormais inoccupée. L'homme au long manteau avait disparu, ce qui laissa une impression de vide en Zach.
Il repensa machinalement à la teinte oscillant entre le marron et l'ambré de l'anneau qui n'était pas sans lui rappeler quelque chose.
– Bon, et si on allait se coucher ? proposa Owen, quand il constata que Zach s'apprêtait lui aussi à finir sa pinte. Je sais qu'il n'est pas bien tard mais la journée a été longue.
– J'te suis, dit-il après avoir bu d'une traite son fond de verre.
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