I - L'homme qu'on appelait Sombre-Lame (6/6)
Elle ne le fut pas.
Son inconscient à peine offert aux mystères du sommeil, les pointes de ses oreilles frémirent lorsque ses tympans vibrèrent au son que provoquait le groupe s'approchant du sanctuaire. Il ouvrit totalement les yeux en entendant distinctement le cliquetis de l'acier. Des épées dans leur fourreau, des couteaux à la ceinture, des cuirasses dont les ossatures grinçaient entre elles. Son acuité à la détection lui permit de calculer le nombre d'individus : six adultes, assurément humains tant leurs pas étaient lourds, là où les elfes foulaient plus qu'ils n'écrasaient le sol, aussi discrets que des panthères.
— Il doit pas être loin, dit un homme à la voix grave. Les traces continuent par là mais s'arrêtent avant la grand-route.
— Putain de merde, on voit que dalle ! bougonna un autre avec un accent trahissant son origine méridionale. On aurait dû emmener plus de torches avec nous !
— T'as raison, Garsh, mais plus de gars aussi ! répliqua un troisième, somme toute énervé. Si ce qu'ont dit les villageois est vrai, il s'agit d'un putain de cauchemar.
— Bah, ce n'est qu'une légende, Firmin ! Ce Sombre-Lame n'existe pas. Juste une histoire pour faire chialer les gosses, les femmes et les pétochards.
— On s'en fout ! les interrompit un quatrième d'une voix plus jeune mais non moins bourrue que la première. Qu'il s'agisse de Sombre-Lame ou non, ce type a quand même réussi à tuer Vershom et deux de ces gars en quelques secondes. Et avec un couteau, par-dessus le marché !
— Je suis sûr que le p'tit gars a exagéré, intervint une cinquième voix. Il s'était pissé dessus et tremblait comme une feuille.
— Fermez-la ! asséna alors la sixième et dernière voix, sans doute leur chef. Je me fous de savoir s'il s'agit véritablement de Sombre-Lame, d'un foutu lansquenet ou d'un vulgaire vagabond. Ce qui compte, c'est qu'il a buté trois des nôtres. On doit les venger. J'offre trois tournées à celui qui lui décroche la tête du buste !
Ces camarades scandèrent un « Hourra ! » de contentement.
— Il doit pas être loin, reprit le plus jeune. Hé, on doit pas être loin du sanctuaire de Gê, celui construit par ce vieux Tibère. C'est un peu plus loin, par là. Foutredieu, il en aura fait du ch'min, l'saligaud !
— Ça ne coûte rien d'aller voir ! affirma le chef.
Les hommes s'approchèrent, mais Sombre-Lame ne bougea pas. Il aurait pu s'enfuir, sans jamais leur laisser une chance de le rattraper, mais il se sentait soudain profondément las de ce jeu du chat et de la souris. S'il y avait une chose qu'il haïssait plus encore que dormir à la belle étoile ou l'injustice, c'était assurément d'être relégué au rang de vulgaire gibier. Ils avaient suivi ces traces, il était pour eux une proie ? Eh bien, soit, il leur montrerait qu'une proie pouvait être infiniment plus dangereuse que ses chasseurs.
— Là, le temple !
Lorsqu'il perçut la lueur lointaine d'une torche, il rangea avec célérité sa peau et replaça sa lance et son arbalète dans son dos.
— Encerclez le temple, ordonna le chef. S'il est là, il pourra pas s'enfuir et on le choppera à la sortie ! Vincent, va voir dedans s'il y est. Et débusque-le comme un sale rat !
Sombre-Lame leva les yeux au ciel. Pourquoi les hommes s'obstinaient-ils toujours à figurer leur plan haut et fort à l'ennemi ?
Le dénommé Vincent, un maigrelet aux cheveux noirs comme les ailes d'un corbeau, apparut dans l'entrée du temple. Il fixa la statue, son socle, puis le sol avant de jeter un préliminaire coup d'œil rapide derrière l'effigie. Sombre-Lame ne lui apparut pas, l'observant par l'autre côté dans les ténèbres. Vincent s'avança par la droite, aussi lentement et silencieusement qu'il en était capable, avant de plonger d'un coup derrière la statue, le glaive au clair.
Il ne vit rien, comme il ne vit jamais l'ombre de Sombre-Lame s'élever derrière lui et asséner son couteau sous son gorgerin. Le cadavre glissa souplement et silencieusement au sol avec Sombre-Lame, lequel resta agenouillé à côté de lui, regardant le sang vermeil briller dans la neige et couler jusqu'à toucher le bas du socle. Si la déesse existait vraiment, elle devait être sacrément outragée, songea l'homicide.
— Vincent ? appela le chef. Vincent, alors ? Vincent, réponds !
Le silence s'imposa, mais Sombre-Lame nota totalement la peur qui emplissait désormais la respiration des cinq soldats.
— Il s'est fait buter, chef ! pleurnicha le dénommé Garsh. J'vous avais dit qu'on aurait dû emmener plus de gars.
— Ferme ton claque-merde ! (Un silence intervint, durant lequel nul ne bougea.) Holà, vagabond, sors de ta cachette, veux-tu ? On ne te veut pas de mal !
Décidément, ces hommes cherchaient à le mettre véritablement en colère. Après l'injustice, le mensonge était pour Sombre-Lame l'un des péchés suprêmes.
De fait, il souleva sa dernière victime par le léger plastron en bronze qui le protégeait et le lança dans la lueur des torches, juste à l'orée du sanctuaire, qui s'étaient rapprochées de sa position. Un râlement intervint, suivi de la plainte de Garsh.
— Il l'a buté ! Bordel de merde, il a buté le jeunot, chef !
— Allez, assassin ! gronda ce dernier. Sors de là, fais-nous face comme un homme, sale capon !
Sombre-Lame sourit : au moins y en avait-il un qui avait suffisamment de courage pour l'affronter, bien qu'il fût entouré de ses hommes.
Le guerrier apparut ainsi dans la lueur, ayant tiré la broadsword au métal noir comme l'onyx qui lui avait valu son surnom dans toutes les terres connues de la Pangée. Sa simple silhouette encapuchonnée provoqua un effroi incoercible dans les cœurs des hommes qui manquèrent un battement, à l'exception du chef. Le regard de Sombre-Lame se tourna aussitôt vers lui.
— Ainsi c'est donc bien toi, fit le chef. L'elfeau ne mentait pas, ni le p'tit gars dans la taverne. Ils t'avaient bien reconnu dans le village. Tu leur as foutu une trouille bleue, pardi ! Hum... Tu fais honneur à ta réputation, Prince de la Mort. Tu n'as pu t'empêcher de verser le sang dans ton sillage !
Sombre-Lame ne répondit pas à cette remarque. Ce n'était pas son intention, mais telle était la malédiction qui le poursuivait depuis tant d'années : semer la mort où qu'il passât.
— Si vous me connaissez si bien, messieurs, vous saisirez alors seuls qu'il vaut mieux que vous partiez tout de suite et que vous cessiez de me pourchasser.
— Il a p't'être raison, chef, on devrait...
— Je t'ai dit de fermer ton claque-merde, Garsh. Ouvre-la encore une fois, et je jure que mon épée fouillera dans tes tripes !
Garsh déglutit bruyamment, du moins pour l'ouïe surdéveloppée de Sombre-Lame, lequel n'eut aucune difficulté à percevoir la terreur tangible qui faisait trembler les soldats – toujours à l'exception du chef qui s'approcha, serrant fermement la fusée de son glaive.
— La prudence voudrait qu'on t'obéisse, Sombre-Lame, mais le devoir nous rattrape toujours. Tu as tué trois des nôtres à la taverne, tu as buté Vincent juste à l'instant. Et je suis sûr que tu es coupable du sort de la jeune elfette dans la forêt. Une gamine, à peine âgée de cinq ans ! Le marchand nous l'a dit. Tu lui as vendu le bijou qu'elle portait à l'oreille. On l'a retrouvée plus loin dans la forêt. Est-ce donc ce que tu es devenu, désormais ? Un simple truand qui n'hésite pas à tuer les enfants pour leur voler leurs biens, tout ça pour te faire de l'argent ? Par Ouranos ! Tu étais un si grand guerrier, jadis. Mais depuis ta trahison, depuis que tu as embrasé les flammes de la Grande Guerre qui sévit sur toutes nos terres, tu es tristement devenu le Faiseur de Morts, l'Instrument du Chaos, le Faiseur de Veuve, le Barbare Sanguinaire ! Sombre-Lame, le Prince de la Mort !
Tant de titres pour un seul être, songea la tristement célèbre Légende. Et pas une seule qui ne soit ni totalement fausse ni totalement vraie.
— Je ne suis en rien responsable de la mort de l'elfette. Cela n'est dû qu'aux dangers de la forêt. Quant à tes trois camarades de la taverne, je n'ai fait que me défendre. Un homme en a bien le droit, n'est-ce pas ?
— Ah ! assena le chef en mollardant par terre. Et ce pauvre Vincent, alors ? Ce n'était qu'un gamin, et tu l'as tué en toute impunité.
— Là encore, il ne s'agit que de défense. Je l'ai vu, avec son épée. S'il m'avait débusqué, comme tu l'as si sagement dit, il m'aurait aussitôt troué la peau.
— Ce n'est pas faux. Vincent a toujours été porté sur les actions les plus rapides et radicales. Après tout, il a tué son premier gaillard à seulement douze ans. Le meurtre est dans sa peau, l'égard des humanoïdes ou des Téraï, d'ailleurs.
C'était bien la violence que Sombre-Lame avait ressenti dans l'esprit et le cœur du jeune homme. Un être uniquement voué à la mort... comme lui.
— Que va-t-il se passer, maintenant ? Allez-vous rebrousser chemin, ou bien tentez-vous votre chance comme bien d'autres avant vous ?
— Butez-le, les gars ! Une montagne d'or à celui qui lui déchire le cœur !
Ils se jetèrent comme d'un seul homme sur lui. Mais Sombre-Lame était vif, bien plus vif qu'eux. Bondissant, dégainant son couteau dans la même foulée, il le planta dans la gorge de Firmin, lequel tomba dans des borborygmes et de l'écume sanguinolente. Un homme tenta de le surprendre par derrière ; Sombre-Lame se fendit sur le côté et, baissant son épée, lui trancha la jambe juste au-dessus du genou. Le soldat tomba en hurlant, se mettant à supplier les dieux de l'épargner. D'un rapide coup d'œil oblique, Sombre-Lame vit Garsh reculer et lâcher ses armes avant de détaler comme un lapin. Là encore une attitude que la Légende ne supportait guère : la lâcheté. Prenant un couteau de lancer à sa ceinture, il prit à peine le temps de viser et lâcha la petite lame empoisonnée qui se ficha avec précision entre les omoplates du fuyard, lequel tomba face contre terre dans la neige avec un cri succinct.
Et de quatre, songea le guerrier.
Le cinquième tomba tout aussi rapidement, l'épée noire comme l'onyx déchirant son pourpoint de cuir puis sa poitrine avec célérité.
Sombre-Lame se redressa et fit face au chef, soudain tremblant comme une feuille.
— Essaye donc, soldat, toi qui sembles le plus preux et doué de tous ces bretteurs.
L'homme poussa un cri pour se donner courage, amusant en cela Sombre-Lame qui esquiva avec une singulière facilité l'épée qui visait son visage. Un second mouvement plus tard et le guerrier gisait dans la neige, la tête précisément détachée de son buste juste au-dessus du trapèze.
Les oreilles de Sombre-Lame frémirent, agacées d'entendre les complaintes bruyantes du dernier homme vivant, l'estropié. Il vint à lui et le mira avec peine.
— Vous auriez dû rebrousser chemin...
Le soldat ne put dire un mot que l'épée noire comme la nuit lui transperçait déjà la gorge, le noyant aussi efficacement qu'une mer houleuse dans son hémoglobine noirâtre.
Le sang avait encore coulé de la lame noire, avant même que le soleil ne se fût levé à l'est. Un profond soupir trahit le silence renouvelé de la nuit.
L'homme qu'on appelait Sombre-Lame nettoya le sang de ses armes sur le pourpoint de l'étêté et se noya dans les dernières ténèbres de la nuit, sachant que cette région-ci s'ajoutait à la liste des terres qu'il ne pourrait jamais plus fouler.
Fin de la 1ère nouvelle
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