I - L'homme qu'on appelait Sombre-Lame (5/6)

La nuit vint à tomber, et avec elle le froid outrancier de l'hiver. Sombre-Lame maugréa en constatant que sa peau de grand-loup ne suffirait pas à le protéger jusqu'au lever tardif du soleil, d'autant qu'il n'avait pas encore trouvé un abri.

Il ignorait le nombre de lieues qu'il avait parcourues depuis sa fuite du village, mais à présent les arbres se faisaient moins denses, et il n'avait pas été rare qu'il se retrouvât sur la grand-route. Difficile, ici, de trouver une grotte, moins encore une aubaine comme le dolmen de la veille. S'il y avait une chose qu'il détestait dans son vagabondage quotidien, c'était bien de dormir à la belle étoile. Ce n'était arrivé qu'une seule fois, laquelle s'était soldée par l'attaque coutumière de brigands qui avaient évidemment trouvé la mort à la clarté de sa lame noire comme l'onyx. Hors de question de réitérer l'affaire, d'autant qu'il ne connaissait guère assez la région pour se sentir à l'aise. De plus, le danger rôdait dans tous les recoins, aussi bien des Téraï, des humanoïdes, que des créatures animales, magiques ou monstrueuses dans les territoires sauvages de cette partie de la Pangée.

La demi-lune l'éclairait suffisamment sans qu'il eût besoin de pratiquer sa nyctalopie. Le silence régnait, une légère brise soufflait. Sombre-Lame commençait malgré lui à se résoudre de déblayer la neige autour d'un arbre, de faire un feu, de s'emmitoufler dans sa peau de loup et de dormir une poignée d'heures, avant de reprendre la route aux prémices de l'aube, tant il se sentait rompu de fatigue. Il continua cependant d'avancer, toujours en direction de l'ouest, suivant d'un regard fort lointain la trajectoire tortueuse de la route principale.

Au sommet d'une bute, la fortune décida de lui sourire. Un ridicule sanctuaire en pierres diverses grossièrement empilées avait été façonné là, bien plus petit qu'un temple traditionnel, mais suffisamment haut et creux pour qu'un toit et une ouverture eussent été formés afin d'honorer le dieu à qui il était dédié. Sombre-Lame le rejoignit vivement, inspectant prudemment si une présence quelconque se manifestait. Il n'y avait rien ni personne, juste l'autel de la divinité vierge d'offrande et la statue de celle-ci. Sombre-Lame n'était pas croyant – il avait vu bien trop d'horreurs venant de toutes les formes de vie pour croire en l'existence de quelque force supérieure – mais il avait une connaissance étendue des religions diverses et variées de la Pangée. Il s'agissait là d'une modeste représentation de Gê, la Terre, fille du Chaos primitif, épouse et sœur d'Ouranos, le Ciel, mère des divinités primordiales, vénérée par tous les peuples, humanoïdes comme téraïens. Sous l'effigie traditionnelle de la déesse, celle d'une femme nue et enceinte à son terme avec des seins ronds opulents, une inscription en langue commune était gravée dans la pierre.

« Et du Chaos naquit la Terre, Gê, et le Ciel, Ouranos. De Gê et Ouranos naquirent les entités élémentaires. Et des entités élémentaires naquirent les créateurs de tous les peuples. Nous honorons les trois divinités vénérées de tous, Chaos, Ouranos et Gê. Et nous t'honorons plus que tous les autres, Gê, Grande Mère, Nourricière de tous, Bienfaitrice, Courotrophe et Maîtresse de notre sol. Puisses-tu accorder, à nous tes nobles fidèles, une terre fertile et tes plus belles moissons. »

Sombre-Lame ignorait bien qui avait pu fonder ce sanctuaire – humanoïdes ou Téraï – jusqu'à ce qu'il remarquât la dédicace tout en bas, en caractères plus petits mais dans une des langues anciennes des humains.

« T DULCIS FECIT. VIX AN XXXVI M IV D XIII. STTL »

Qui pût être ce Tibère le Doux, c'était un véritable honneur que d'avoir son épitaphe sur le socle de la statue de Gê, la Grande Mère de tous, se dit Sombre-Lame. Mais après tout, il a bien perdu du temps à monter ce petit sanctuaire. Cette dédicace est bien la moindre des choses. Ils auraient quand même pu laisser du pain, des fruits et de l'eau à la déesse, maugréa-t-il. Car son ventre commençait à crier famine et sa gorge, asséchée par le froid, réclamait qu'on l'hydratât. Mais il était trop épuisé. Il peinait à garder les yeux ouverts, plus encore à se concentrer. Cela ne lui ressemblait pas, surtout en territoire hostile, surtout en pleine Grande Guerre où la mort pouvait advenir à n'importe quel moment.

Il inspecta l'arrière de la statue ; un peu étroit, l'espace lui conviendrait cependant pour quelques heures, le cachant à la vue de quelque passeur nocturne ou de dévot fortuit.

Posant sa lance et son arbalète à son côté, il calla son dos contre le socle religieux et se recouvrit de la peau de loup. Le petit temple ne le protégeait pas des rafales proportionnelles qui s'engouffraient jusqu'à lui pour le mordre. Il se serra plus fort, agacé de n'avoir aucun don lié au feu comme certains humains. Au moins, il aurait pu matérialiser une petite flamme pour le chauffer.

Bien qu'épuisé, il savait que la nuit serait longue...


(partie 6 en suivant...)

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