Chapitre III (1/2)

LES CHEVALIERS DE LA GARDE,
ou COMMENT UNE BANDE DE TRUBLIONS VINT GÂCHER LA FÊTE


Alaric n'est pas serein. Il fend la foule sans faire attention ; de toute manière c'est à peu près toujours la même chose. Les gosses qui le regardent avec admiration, les familles qui s'écartent et baissent la tête sur son passage, quelques jeunes filles qui rougissent lorsqu'il croise leurs regards... Il est le plus populaire des chevaliers de la Garde, avec son beau visage sans une égratignure, ses cheveux châtains toujours ébouriffés (il paraît que cela fait fondre les filles...), son beau sourire pour rassurer les foules, sa grande taille et son armure scintillante bien (trop) ajustée au corps, son jeune âge qui fait rêver les vieux comme les vieilles rabougries. Enfin, malgré son succès, il n'a jamais touché aux moindres émois, peut-être un vague amour courtois, lorsqu'il était encore page. Mais il n'a pas le temps de penser à ça, la Garde lui prend tout son temps.

Il est assigné à Sérègue depuis ce qui lui semble être une éternité. Une sorte de permission gracieusement octroyée par la Garde suite à sa dernière aventure. Revenu salement amoché, blessé, trahi, pour se remettre, il est revenu à des missions plus simples. Depuis, il concentre ses efforts à coordonner les troupes en faction dans la ville, organiser des patrouilles, patrouiller lui-même, superviser des enquêtes, parfois attraper quelque malfrat, le mettre au trou pour son larcin, puis encore patrouiller, enquêter, sourire aux gens... L'enfer... à croire que son nom de chevalier lui va comme un gant : L'Enfer. Alaric Denfert, le héros qui envoie les monstres et les criminels brûler six pieds sous terre.

Son nom est sa plus grande fierté. Il le précède sur tous les chemins qu'il emprunte. L'Enfer. Derrière se cachent de nombreux exploits, contés dans de nombreuses chansons, lors de nombreuses nuits passées au coin du feu. Alors qu'il traverse Sérègue, que le monde le célèbre, il marche sans rien voir. La bagarre lui manque, voyager lui manque. Il aimerait tant reprendre du service, à parcourir les routes, dormir à la belle étoile, pister le monstre tapi dans un bosquet hanté, aiguiser son épée en vue de la prochaine bataille, prendre ses tours de garde à la belle étoile et veiller sur ses compagnons endormis. Il n'a pas envie de gâcher sa jeunesse coincé ici – sa place est sur la route !

Parfois, il envie Cœur d'Acier. Son ami de toujours, celui avec qui il a tout accompli, le légendaire Evrard Cœur d'Acier aux larmes d'argent, dont le nom a été effacé des chansons, supprimé des rapports, rayé de l'Ordre. Justement parce qu'il était trop libre pour se plier aux ordres.

Alaric, lui, a préféré baisser la tête devant ses chefs, et obéir en silence, pour conserver son nom, pour conserver son rêve, leur rêve de gamin : celui d'être chevalier. Mais un chevalier devait-il passer sa vie à pourrir dans les ruines d'une ville moisie ?

Enfin, c'en est trop pour lui, cette histoire lui prend la tête. Il chasse ses pensées noires, ça n'a jamais été son fort, de toute manière, de se morfondre. Alors sans réfléchir plus loin, il continue de sillonner la ville au pas de course, et la foule s'écarte devant lui. A ses côtés, Taillefer n'est pas peu fier de l'attention qu'il reçoit. Berthe, quant à elle, reste accrochée derrière eux, son épée de bois tapant contre ses mollets. Depuis l'aube, ils n'ont pas cessé d'arpenter le faubourg nord à la recherche de la chimère. Une enquête peu commune, car ce monstre semble se volatiliser sans laisser de traces, et malgré les patrouilles de nuit, personne n'a jamais vu à quoi elle ressemblait. Avec le meurtre impressionnant du poivrot, l'affaire a pris une autre ampleur, et Alaric a l'impression que la bête l'épie, tapie dans l'obscurité des petites rues tortueuses de la ville.

Ils passent la porte de la caserne, et tout de suite, il se sent mieux. Ici, au moins, rien ne peut lui arriver. Direction les baraquements. Seul dans sa petite chambre de héros de la Garde – un rez-de-chaussée tout ce qu'il y a de plus banal, Alaric se déleste de sa lourde armure, passe sa cotte de maille par-dessus sa tête. Son corps est parcouru de courbatures terribles, ses épaules s'enflamment à chacun de ses mouvements, ses jambes fourmillent sous l'engourdissement. Il fixe ses mains couvertes de cicatrices, les passe sur sa nuque engourdie, le haut de son dos qui tire ; il tique. Les crevasses y sont toujours brûlantes. Le souvenir du Basilic à jamais gravé dans sa peau. Il laisse tomber les pans de sa belle armure sur le sol sans y faire attention. Il n'en peut plus de tout cet apparat des villes.

Puis il descend, se rend à la grande salle, où le dîner est servi. Après la fête des paysans, les cuisines se débarrassent des derniers restes des auberges, et en font profiter les chevaliers.

-Hé Denfert ! Par ici !

Taillefer l'appelle, la bouche pleine. Il s'assied face à lui, et quelques autres joyeux gaillards qui n'en sont visiblement pas à leur première chope de bière...

-Il y en a qui passent du bon temps à ce que je vois.

-Fais pas ton rabat-joie ! On n'est pas tous aussi zélés que toi !

-Pourquoi t'es si morose ?

Il sourit. Mais ne répond pas, il ne peut pas. Pourtant la question le hante.

Qu'est-ce qu'Evrard est venu faire ici ?

S'il était tombé sur une autre escouade, ils l'auraient directement amené au commandement. C'aurait été le pilori. Ou pire.

Il avale une goulée de bière pour tenter de penser à autre chose. S'intéresse à la conversation sans but de ses camarades ; les exploits d'un tel avec telle fille, les faits d'armes d'un autre qui a arrêté une petite frappe dans les bas-fonds, Taillefer qui gonfle la poitrine se vantant qu'il a du succès malgré ses pustules sur le nez, d'autres qui lorgnent sur Berthe, qui mange à la table avec les autres pages. Il n'a pas d'appétit pour le ragoût dégoulinant devant lui. Il remarque Taillefer qui regarde son assiette pleine avec envie, alors il pousse le plat dans sa direction.

-Tiens.

L'autre ne se fait pas prier, et se jette dessus.

Mais le capitaine fait son entrée au même moment, et tous les chevaliers présents se lèvent précipitamment. Certains tirent un peu sur leur chemise, d'autres époussètent les miettes de leur pantalon, d'autres encore sautillent d'un pied à l'autre visiblement gênés... Mais tous regardent le capitaine avancer avec respect, en silence, il salue ses troupes d'un signe de tête. Avec son œil blanc, voilé comme un œuf poché, l'autre vif et perçant, chauve, une tache rouge s'étalant sur le haut de son crâne, un nez tombant et une face creusée par trop de cicatrices qui floutent les traits de son visage, Sevestre Le Borgne inspire la crainte autant qu'une profonde admiration au sein de la Garde. Lorsqu'il s'assied, un moment d'appréhension plane sur la salle, puis il grogne, sans un regard :

-Asseyez-vous.

Toujours en silence, mais dans un bruissement maladroit et indistinct, tous reprennent leur place. Les discussions ne tardent pas à reprendre et à s'envoler.

Plus tard, alors que tout le monde est bien rassasié, Sevestre tape du plat de sa main sur la longue table du banquet. Les assiettes sursautent, les hommes se redressent, surpris.

-L'Assemblée nous a chargé d'une mission.

Il claque deux fois des doigts, et deux chevaliers restés dans l'ombre jusqu'à présent s'avancent. Ils tiennent à bouts de bras un petit coffre sombre. Dans un fracas, le coffre tombe sur la table.

Sévère, le capitaine de la Garde relève les yeux et dévisage son auditoire.

-Vous avez probablement eu vent de l'apparition d'une carte, sur les portes de l'Assemblée. Cette dernière nous a confié la garde de l'objet. J'en assurerais personnellement la charge.

Il s'interrompt un instant, avant de vriller son regard sur la table des apprentis.

-Berthe. Micha. Amenez le coffre jusqu'à mon bureau.

Les deux pages appelés se lèvent – tout le monde les regarde avancer entre les tables en silence. Les murmures de fierté parcourent la petite table où se trouvent le groupe de pages. Puis lorsque le coffre disparaît, emporté par les deux pages, Sevestre plante sa fourchette dans un gros morceau de viande dégoulinant. Avant d'enfourner son morceau, il lance un œil assassin vers le reste de ses hommes :

-Pas un mot de ceci ne doit sortir de la caserne.

Puis il commence à manger sans plus leur accorder d'attention. Après un moment de flottement, les chevaliers reprennent leur festin là où ils l'avaient laissé. L'alcool coule à flots, et Alaric finit par s'abandonner aux injonctions du groupe. Il noie ses inquiétudes dans la bière. Evrard pourra bien attendre, tant que les chevaliers seront occupés à festoyer. 


**
coucou! merci d'avoir lu! 

à présent, tous les personnages "principaux" ont été introduits... 
alors alors, y en a-t-il un-e qui vous intrigue plus que les autres? 

et bien sûr: des idées sur ce qu'il va se passer ensuite?

on se voit bientôt pour la suite du chapitre!🖤

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top