Chapitre 1
« Adam, tu saignes.
- Je sais. »
Il soupire, et regarde son souffle apparaître dans la nuit froide. Son regard s'accroche quelques instants aux étoiles, mais il le détache vite pour ne pas s'y perdre, et reprend son chemin, prenant la main de son ami dans la sienne, plus grande, plus froide.
« Viens, Joshua, on va être en retard. On va encore se faire gronder.
- Mais non, mais non. Il n'est pas encore trop tard. Tiens, regarde ! On voit le dragon ! »
La petite constellation pointait effectivement son nez. Un alignement d'étoile, invisible aux yeux de la maturité, uniquement repérable avec le cœur.
« Tu la vois ?
- Toujours !
- Comme avant ?
- Comme avant !
- Alors viens ! »
Joshua l'entraîna en courant, tout droit, le plus loin. Derrière lui, Adam essayait de tenir le rythme. Il avait l'habitude, à force. Il savait le suivre, même si c'était difficile. Beaucoup l'appelaient « le furet ». Rapide, discret, et terriblement malicieux. Personne n'arrivait à l'égaler, sauf Adam. Des herbes chatouillèrent leurs mollets nus, tandis qu'ils s'écroulèrent dans le champ de blé, encadrés par des éclats de rire. La lune, astre majestueux, les éclairait sans poser de question, sans les prendre en pitié. Eux deux, et personnes d'autre. Personne n'était aussi éclairé qu'eux d'eux.
« Joshua ? Fit la petite voix d'Adam
- Oui ?
-Tu veux bien recréer le rêve ?
- Encore !?
- Oui, encore !
- Bon, bon. C'est bien parce que c'est toi. Alors... Je sais, lève la tête, deux secondes. »
Joshua se releva et tapota l'épaule de son ami, pour le pousser à faire de même. Il désigna d'un hochement de tête une petite colline.
« Tu vois l'amas de terre là-bas ?
- Oui !
- Ce sera notre maison.
- Elle sera comment ?
- En bois ! En chêne, ou en bouleau, je ne sais pas. Le moins cher ! Juste devant, on fera un lac, et sur le côté, on aura un élevage de moutons.
- Blancs comme neige ?
- Et noirs comme l'ombre ! Juste derrière, là-bas, ce sera notre potager. On plantera ce que tu veux ! Et là, il y aura des chevals !
- On dit des chevaux, Josh.
- On s'en fiche, on sera libre, on pourra dire ce qu'on veut ! Le matin, on fera les récoltes, et on ira au marché. Puis, on s'achètera des vêtements, tout beaux, tout propres ! On préparera à manger et on ira de l'autre côté de cette forêt pour faire un pique-nique. Le soir, on dînera proche du feu, avec une couverture sur nos jambes.
- Et du café ?
- Ah non ! Quelque chose de plus sucré ! »
Ils rirent, une lueur de joie pure dans leurs yeux pétillants. Au loin, des lumières traversaient les bois, et des bouts de mots s'en échappèrent. « ..a ! Ad... »
« Ils nous recherchent ? Demanda alors Adam, dans un souffle.
- Je crois, oui. Vite, on rentre ! »
Ils se relevèrent, et partirent le plus vite possible. Joshua courut à l'envers, criant à la colline :
« À bientôt, petite maison ! »
Et sur ce, vif comme un rongeur, il s'élança vers l'avant, toujours plus loin. Adam s'arrêta quelques instants pour le regarder. Ses cheveux intenables dans le vent, la lueur pâle de la lune dans ses yeux, les herbes qui se courbaient devant lui comme face à un seigneur, et il ne put retenir un sourire. Il avait quelque chose, Joshua. Quelque chose que les autres n'avaient pas, quelque chose qui le rendait étrangement vivant, tout en ayant ce côté fantomatique, hors du commun, du réel et de toutes les lois physiques qui faisaient qu'un être était d'atomes et de lumière. Il était lumière, et rien d'autre. Il était sa lumière, sa petite luciole au creux de sa main qui l'éclairait lorsque ses nuits étaient trop sombres.
Ils ont huit ans, et ils ont compris la vie, ou presque.
Le monde est petit en comparaison d'une âme, et l'âme est petite en comparaison du monde. Ils n'ont jamais rêvé de gloire, d'argent et de luxe, mais d'une petite masure dans un paysage sympathique, et de quelques animaux. Derrière, les cris se taisaient peu à peu, jusqu'à s'éteindre. Bientôt, le silence, et leurs pupilles.
« Je vois la maison, je vois la maison ! »
S'époumona alors Joshua, comme si c'était la première fois qu'il la voyait. Ils ont huit ans, et ils sont innocents. Leur maison, qu'est-ce qu'il y a de mieux ? Rien, oui. Leur endroit, leur niche, leur repère. Leur lit, leurs livres, leurs cahiers. Toutes ces petites choses, à eux et rien qu'à eux.
« Vite Adam, vite ! »
Ils dévalèrent main dans la main la pente jusqu'à la vieille route, où gisaient des carcasses de vieilles bicyclettes. Le goudron était encore chaud de la journée qu'ils venaient de passer. Un soleil sec et brûlant, une canicule sans pitié et sans délicatesse. Un été brut, encore un, parmi tant d'autres.
« Et l'hiver dernier, tu t'en souviens, Josh ?
- L'hiver dernier ? Non, je ne crois pas...
- Mais si avec la poursuite de la police ! Tu étais là ! J'ai couru jusqu'ici, la police à mes trousses, je ne sais même plus pourquoi ! Au bout d'un moment, ils m'ont perdu de vue.
- Mais oui ! Tu étais en fait caché dans les hautes herbes !
- Tu vois que tu t'en souviens ! »
Il sourit et ouvrit les portes du hall de l'immeuble. Malgré la tardiveté de la soirée, il y avait de la vie. Les enfants étaient dans les marches, un groupe de femmes discutaient devant leur boîte aux lettres, et deux ou trois hommes étaient autour d'une dalle cassée, au sol. Quelques personnes saluèrent alors les deux enfants.
« Vous êtes de retour !
- Oh mon Dieu, qu'est-ce que c'est que ça ? Regardez vos vêtements !
- C'est maman qui va être contente ! Vous êtes allés jouer dans la forêt ?
- Non, au lac ! »
Une femme, grande et fine, à la peau pâle et sans imperfection s'approcha. Ses cheveux blonds tombaient sur ses maigres épaules. Ses longs cils papillonnèrent un peu. Elle écarta les bras, pour accueillir Joshua, avec une grande douceur. Ce dernier tomba dans ses bras.
« Maman, on a trouvé où sera notre maison avec Adam !
- Avec Adam ? »
Elle fronça les sourcils et leva la tête, pour de nouveau sourire. Un sourire qui semblait se transmettre de mère en fils, puisqu'ils avaient exactement le même.
« Adam ! Je ne t'avais pas vu ! Tu rentres chez toi ou tu viens manger à la maison ? »
Il leva les yeux sur l'escalier et réfléchit, puis secoua la tête.
« Non, je peux venir, maman n'est pas encore rentrée ! Enfin, si je ne gêne pas ?
- Bien sûr que non ! Aller, rentrez vous changer avant d'attraper froid. »
Et ils s'engouffrèrent dans le petit appartement. Les planches de bois craquèrent sous leurs pas, les lumières étaient pleines de poussières, le tapis au milieu était décoloré. Un vieux lustre en verre fumé ornait la petite pièce principale et teintait au moindre courant d'air. Une vieille cheminée en pierre apparente était allumée et réchauffait la pièce. Une marmite était posée sur le feu de la cuisinière, et un fumet en sortait. Une odeur de légumes, et d'oignons qui arracha un sourire à Adam.
« Adam ! Tu viens ? »
Il suivit la voix de Joshua, jusque dans sa chambre. Elle était toute petite, mais il avait la chance d'en avoir une pour lui tout seul. Des maquettes d'avions étaient à moitié montées sur son bureau en bazar. Des cahiers de cours étaient éparpillés au sol, et des pliages d'oiseau, de bateaux et autres étaient suspendus à son plafond. Adam s'amusa à les pousser d'un doigt pour les faire bouger, comme s'ils allaient, grâce à ce mouvement, se décrocher et s'envoler, loin, par la fenêtre. Comme s'ils allaient partir à travers le ciel, la lune, les nuages. Traverser l'atmosphère, partir dans l'espace. Pendant quelques secondes, il les vit. Les oiseaux volant autour des planètes. Les bateaux, flotter sur l'anneau de Saturne. Les étoiles, se mêler aux autres.
« Tu rêves ? »
Souffla alors Joshua, d'une voix calme, pour ne pas briser les pensées de son ami.
« Oui.
- Et tu es où ?
- Dans l'espace. Ou dans l'eau, je ne sais pas.
- Va dans l'espace alors, tu me décrocheras la lune.
- Et toi ?
- J'irai dans l'eau, pour te ramener des étoiles.
- Des étoiles dans l'eau ?
- Bien sûr. Il y a bien des étoiles de mer. Et au pire, si je n'en trouve pas, je te ramènerai le reflet de l'eau.
- Ce serait joli, un peu d'eau, dans l'espace. »
La voix féminine de la mère de Joshua résonna alors dans l'appartement, et ils se levèrent pour se rassembler autour de la table. Chacun portait avec merveille leur joie d'être là, comme un manteau noir sur un inspecteur. À travers la fenêtre, le feuillage des arbres dansait sous la mélodie du vent, dans la noirceur de la nuit. Le feu crépitait un peu dans le fond, sans prétention, laissant la parole aux enfants qui racontaient alors leurs rêves.
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