Chapitre Bonus - Une louve dans son coin

5 mois après l'épilogue •

Au cours de sa vie, Eleanor avait connu bon nombre de réceptions ennuyeuses.

Petite, elle devait supporter de rester sage pendant des heures, tandis que tout le monde se pavanait dans les salles de bal. Il lui arrivait d'avoir le droit de danser, mais uniquement lorsque les enjeux n'étaient pas trop importants. Ses parents estimaient malvenu de "jouer à la folle" devant un alpha d'une autre meute, ou face à des invités prestigieux.

Assister à des fêtes lui avait manqué pendant sa captivité, d'autant plus qu'elle était certaine de ne plus jamais avoir l'occasion d'y participer. Or depuis son mariage avec le Grand Alpha, il ne s'écoulait pas une semaine sans qu'elle ne soit conviée quelque part.

Son travail de Chasseuse l'empêchait de répondre présente à chaque invitation, mais lorsqu'elle les acceptait, elle passait souvent un agréable moment. Danser avec Clark était toujours un plaisir, tout comme rire avec les autres convives. Elle s'était liée d'amitié avec une dizaine de loups, qui paraissaient sincèrement l'apprécier. Une telle entente contribuait à rendre les fêtes distrayantes, voire même à les attendre avec impatience.

Toutefois, en cette soirée organisée au palais de Sa Majesté le roi des vampires, Eleanor s'ennuyait à mourir.

Pire encore : elle se sentait sur le point de commettre un meurtre. Sachant que sa potentielle victime était un chef de clan, cela aurait été plutôt inopportun...

— Vous savez, je suis persuadé que l'on peut vivre très heureux sans avoir d'enfants, lui racontait le concerné. Personnellement, je n'ai jamais ressenti le moindre manque ! Il ne faut pas vous inquiéter si vous n'êtes pas aussi rapide que la précédente épouse de votre mari, le problème ne vient pas forcément de vous...

Eleanor serra sa coupe de champagne, si fort que ce fut un miracle si elle resta intacte. Cela devait au moins faire dix minutes qu'un certain Branwell McLawrence lui tenait la conversation. Ou plus exactement, qu'il proférait tout un tas d'inepties sans tenir compte de ses répliques, qui l'encourageaient pourtant à déguerpir.

— Votre analyse me rassure, déclara-t-elle sans masquer son ironie.

Un peu plus tôt, elle avait poliment décliné son invitation à danser, ce qui ne l'avait guère découragé. Il avait jugé préférable d'entamer une discussion avec elle, alors même qu'elle se tenait à l'écart de la foule. Si tant est que l'on puisse se tenir à l'écart de qui que ce soit, songea-t-elle avec regret.

Le palais du Grand Alpha comportait bon nombre de salles de bals et de réceptions, mais aucune n'égalait celle où elle se trouvait. La pièce était si grande que de là où elle était, elle ne pouvait qu'apercevoir le mur du fond. Des peintures aux inspirations célestes animaient les hauts plafonds, ce qui aurait presque pu rendre les lieux charmants. De grands lustres éclairaient les murs clairs, ainsi que des petits balcons où jouaient les musiciens.

Hélas, cette beauté était gâchée par les vampires stupides et prétentieux qui la souillaient de leur présence. Pour la première visite officielle du Grand Alpha et de sa femme, ils étaient des centaines à s'être bousculés au palais.

— J'ose espérer que votre mari sait répondre à toutes vos attentes, poursuivit le chef de clan. Une femme telle que vous mérite ce qu'il y a de mieux...

Eleanor envisagea sérieusement l'idée de le gifler, au minimum. Avec son physique plutôt avantageux et ses airs ténébreux, il devait être habitué à se faire désirer. Cela expliquait sûrement pourquoi son regard osait s'aventurer vers les lèvres de la louve, et surtout sur sa poitrine.

— Voilà qui tombe bien, j'ai déjà trouvé ce qu'il y a de mieux, répliqua-t-elle avec un petit sourire hautain. Et quand bien même cela n'aurait pas été le cas, je ne serais certainement pas venue le chercher de votre côté.

Ses paroles étaient plus franches que ne l'exigeait la diplomatie, mais après tout, il se permettait bien pire. Personne n'était à côté d'elle pour la réprimander et du reste, elle s'en moquait.

— À présent, j'aimerais être seule, ajouta-t-elle sur le même ton.

Elle détestait jouer de son rang, or elle ne tolérerait pas une minute supplémentaire en compagnie de ce goujat. Même s'il était un chef de clan haut placé dans son royaume, elle restait la femme d'un dirigeant étranger. Et en l'occurrence, elle était l'invitée d'honneur de cette soirée.

Elle crut que ce satané buveur de sang allait avoir le culot d'insister, mais il ne tarda pas à s'éclipser. Un léger soupir de soulagement lui échappa et elle baissa les yeux sur son verre.

Les heures précédentes n'avaient été marquées que par un défilé de vampires exaspérants, qui lui avaient tous tenu le même discours. Des félicitations pour son mariage, des commentaires sur sa soi-disant beauté, de fausses prières pour la venue d'un autre héritier... En temps normal, Eleanor ne se serait pas formalisée de ces platitudes. Elle y était habituée et arrivait assez facilement à passer au-dessus.

Cependant, elle pouvait normalement compter sur la présence de Clark pour égayer sa soirée.

Sauf que quelques jours plus tôt, juste avant leur départ pour la Terre des Vampires, ils n'avaient rien trouvé de mieux à faire que de se disputer.

Depuis, ils ne s'adressaient que de brefs mots prononcés avec froideur, ce qui avait le don de la mettre sur les nerfs. Déjà que ce voyage en territoire hostile n'avait rien pour la réjouir, la situation n'aurait pas pu être pire. Ne parle pas trop vite, se morigéna-t-elle en repérant Clark parmi la foule.

Monsieur le Grand Alpha semblait plongé dans une grande conversation avec une vampire, dont l'âge physique ne devait pas tellement être supérieur au sien. Ses cheveux à moitié blonds formaient de magnifiques boucles, qui habillaient ses épaules dénudées. Sa bouche se plissait en un petit sourire qui se voulait séduisant, tandis que ses mains caressaient distraitement la manche de Clark.

Eleanor se crispa plus que jamais, à deux doigts d'aller chercher le loup pour le traîner dehors. Comment cette sangsue osait le toucher et le regarder avec ces yeux de mante religieuse et...

— Votre mari est à se rouler par terre.

La louve leva vivement la tête. Sans qu'elle ne l'ait entendu approcher, le roi des vampires s'était frayé un chemin jusqu'à elle.

Et tout comme elle, il fixait Clark et l'horrible vampire qui lui tenait compagnie.

Cette fois-ci, la louve fut certaine que rien n'aurait pu être pire.

— Je... Je vous demande pardon ? bégaya-t-elle en clignant les paupières.

Elle avait rencontré Sa Majesté la veille, juste après leur arrivée au palais. Eleanor avait tant entendu parler de son "charme légendaire" et de sa "beauté sans pareille" qu'elle s'était attendue à être déçue. De telles louanges ne pouvaient qu'être exagérées.

Néanmoins, lorsque son regard avait croisé celui du dirigeant, elle s'était surprise à le trouver... On ne peut plus fidèle à sa réputation.

De ses cheveux dorés à ses yeux d'un bleu limpide, en passant par son sourire joueur et sa haute stature, tout tendait à le rendre attirant. Il semblait tout droit sorti de la rêverie coupable d'une demoiselle, si bien qu'il en devenait presque dangereux. N'importe quel homme aurait voulu savoir sa promise loin de lui et de ses manières trop distinguées.

Sa chemise blanche et son costume noir accentuaient son élégance, sans parler de la rose rouge qu'il portait au niveau du coeur.

Naturellement, Eleanor trouvait qu'il faisait pâle figure à côté de Clark, toutefois... Tout vampire qu'il était, elle ne pouvait blâmer ceux qui succombaient à son aura.

— Je ne veux pas me montrer présomptueux, ce n'est pas du tout mon genre, poursuivit-il sans la regarder. Mais croyez-moi, j'ai vu défiler bon nombre d'alphas au cours de ma vie. Le vôtre se classe sans conteste dans les meilleurs de sa lignée.

Sachant que les rumeurs le prétendaient âgé de plusieurs milliers d'années, elle voulait bien le croire. Cependant, elle était trop déconcertée pour aligner la moindre pensée.

— Vous avez beaucoup de chance, fit-il avec un petit clin d'oeil enfantin. À côté de lui, même Branwell peut aller se rhabiller.

Rêvait-elle ou Sa Majesté s'intéressait vraiment à Clark ?

— Vous n'avez pas grand-chose à craindre avec Beatricia, lui assura-t-il, comme si de rien n'était. Son coeur est déjà pris depuis fort longtemps...

Face à sa malice, elle en déduisit que la vampire avait un penchant pour son roi, ce qui n'était guère étonnant. Eleanor n'eut pas le temps de le questionner, puisqu'il enchaîna :

— En parlant de Branwell et de sa charmante soeur, je tiens à vous présenter mes excuses pour le comportement de mes nobles sujets. J'ai entendu quelques-unes de leurs remarques et elles m'apparaissent toutes comme très déplacées.

Elle imagina d'abord qu'il se moquait d'elle, comme tant de ses semblables l'avaient fait avant lui. Toutefois, lorsque son regard bleuté croisa le sien, elle se surprit à le trouver... sincère ?

— J'ai connu pire qu'eux, répondit-elle simplement.

Et c'était tout sauf faux. Ces individus avaient juste l'impolitesse de la reluquer, ou de lui rappeler qu'elle n'attendait toujours pas d'enfant. Au bout de cinq mois officiels de mariage, cela n'avait rien de préoccupant, mais après bientôt un an et demi de relation... La louve commençait presque à s'inquiéter. Un médecin lui avait affirmé que ses cicatrices au ventre n'auraient aucun impact sur sa vie future, or quelques doutes venaient tout de même la ronger.

— Même si nous ne nous entendons pas toujours avec les loups, nous autres vampires aimons bien suivre votre vie. Je ne me marierai jamais et n'aurai pas d'autre enfant, alors il faut bien que nous nous trouvions un divertissement...

En effet, bien qu'il fût connu pour son nombre affolant de conquêtes, le roi n'avait apparemment jamais été marié. Il n'avait qu'une seule fille adoptive : la princesse Isabella. Eleanor avait brièvement discuté avec elle dans la journée, et l'avait trouvée aussi déroutante que son père.

— J'avoue cependant être assez déçu, enchaîna-t-il en reportant son attention sur Clark. On raconte que votre mari et vous formez un couple plutôt complice, or si je ne m'abuse...

Il grimaça et lui jeta un regard oblique.

— Vous n'avez même pas dansé ensemble depuis le début de la soirée. À ce qu'on m'a dit, vous êtes pourtant une excellente danseuse.

Il sortit une flasque de sa poche et la dévissa lentement, l'air trop innocent pour être crédible.

— Je suis pas d'humeur à danser, répliqua-t-elle un peu froidement.

Sa curiosité lui déplaisait, de même que ses insinuations quant à ces racontars. Même si Eleanor ne le craignait pas, elle n'oubliait pas qui il était : un souverain réputé cruel, qui pourrait la tuer à la moindre parole de travers.

— Oh, j'espère que ce n'est pas à cause de moi, fit-il mine de s'émouvoir. J'ai beau trouver mes propres bals atrocement ennuyants, cela me peine toujours quand je vois quelqu'un d'autre s'y morfondre...

Elle tenta de comprendre à quel jeu il jouait, en vain. Puisqu'il semblait décidé à parler franchement, elle décida de suivre son exemple :

— En vérité, vous êtes un peu responsable.

Il haussa les sourcils, avant de prendre une petite gorgée de sa flasque. Celle-ci dégageait une odeur de sang répugnante, mélangée à ce qui devaient être des effluves d'alcool.

— Mon mari n'a pas tellement apprécié le cadeau que vous m'avez offert pour notre mariage, ajouta-t-elle en faisant cliqueter ses ongles sur son verre. J'imagine que vous voyez à quoi je fais allusion...

Mettre ainsi les pieds dans le plat n'était peut-être pas très judicieux, or autant éviter de tourner autour du pot. La tension entre elle et Clark ne se dissiperait pas tant qu'elle n'aurait pas réglé la question.

— Vous m'en voyez très déçu, se navra-t-il sans perdre son espièglerie. Ces jolis poignards m'étaient pourtant apparus comme le cadeau idéal...

Il lui adressa un petit sourire entendu, puis but de nouveau. Eleanor soutint son regard, bien décidée à obtenir une explication.

— Si vous avez cherché à m'intimider, je n'ai pas peur de vous. J'ignore exactement ce que vous savez à mon sujet, mais je suis certaine que cela ne vous concerne pas.

Ce qui était faux, évidemment.

Si le roi des vampires était au courant de ses activités de Chasseuse, alors cela faisait de lui le principal concerné.

Lorsqu'elle avait déballé ses cadeaux de mariage, la louve était principalement tombée sur des babioles parfaitement inutiles : services en porcelaine, tissus venus des quatre coins du monde, poteries artisanales... Seul le présent envoyé par Sa Majesté avait retenu son attention, puisqu'il était aussi splendide que dangereux.

En ouvrant la boîte, elle était tombée sur une dizaine de poignards, dagues et autres armes finement travaillées.

Le souverain avait choisi des modèles qui semblaient spécialement conçus pour elle, les manches étant incrustés de jolies pierres précieuses. Un "E" et un "C" y avaient également été gravés, afin de rendre hommage à l'union des deux loups.

Ce cadeau aurait de loin été son préféré, s'il n'avait pas révélé une chose : le roi des immortels savait qu'elle était une Chasseuse de vampires. Il avait dû découvrir cette information par ses propres moyens, car elle n'avait toujours pas été rendue publique. Et cela n'avait rien de rassurant.

— Vraiment ? s'amusa-t-il en rangeant sa flasque. C'est dommage, moi qui avais du travail à vous proposer...

Eleanor redoubla de méfiance. Du travail ? Elle ne se déroba pas et attendit des explications.

— J'ai eu vent de vos petites activités, déclara-t-il avec un calme presque insolent. Contrairement à ce que vous pourriez penser, je vous apporte tout mon soutien.

Elle regretta que Clark ne soit pas là pour l'entendre.

Quand le Grand Alpha avait reçu l'invitation du monarque, il avait fait comprendre à Eleanor qu'elle ne l'accompagnerait pas. Selon lui, l'envoi des poignards était quasiment revenu à une déclaration de guerre. Si le roi savait qu'elle éliminait certains de ses sujets pour sauver des Neutres, il chercherait forcément à se venger.

Néanmoins, il en fallait plus à la louve pour l'impressionner. Ainsi avait-elle refusé de rester sagement sur la Terre des Loups avec Marcus. Il était hors de question que Clark prenne des risques tout seul, ou qu'elle se terre comme une souris. Cela avait eu le don d'agacer le Grand Alpha, qui ne tenait pas à ce qu'elle se jette dans un piège, ni à ce que le roi des vampires ne la tue. Ils s'étaient querellés comme des enfants et depuis, ne se parlaient presque plus.

— Vous allez réellement me faire croire que vous cautionnez ce que je fais ? Ne portez-vous donc aucun intérêt à votre peuple ?

Elle prenait garde aux termes qu'elle employait, puisqu'au final, elle ignorait exactement ce dont il était au courant.

— Mon peuple est principalement composé de vieux croûtons fainéants, qui vivent de cruauté et de sang frais depuis trop longtemps, répondit-il tranquillement. N'y voyez aucun jugement de ma part, je suis mille fois pire qu'eux...

Elle l'observa sans mot dire, incapable de déterminer s'il était sérieux, ou s'il ne faisait que se moquer d'elle.

— Un vampire de plus ou de moins ne me cause pas tellement de chagrin. Sachant que mon royaume a tendance à être surpeuplé, je pense que vos activités me sont plutôt utiles. Et elles pourraient l'être encore plus, si vous et moi collaborions.

Il ponctua sa phrase d'un nouveau clin d'oeil, qui la fit hausser les sourcils.

— Sauf votre respect, ce qu'on raconte sur vous n'incite guère à une quelconque "collaboration". Puis-je toutefois savoir comment... vous avez été mis au courant de tout ceci ?

Évidemment, elle se doutait que sa condition de Chasseuse finirait par être révélée au grand jour. Mais pour le moment, elle était à peu près persuadée que les lycanthropes ne se doutaient de rien.

— Retenez simplement que tout finit toujours par remonter à mes oreilles. D'une manière ou d'une autre.

Il marqua une courte pause, puis enchaîna :

— En ce qui concerne les choses que l'on raconte sur moi, j'aurais pensé qu'une femme telle que vous préférerait se forger sa propre opinion. Je n'oserais pas comparer votre réputation à la mienne, mais nous sommes tous les deux familiers à ce fléau qu'est la rumeur...

Elle prit une brève inspiration et il sourit doucement. Même s'il était moins désagréable que ce qu'elle avait imaginé, cette conversation commençait à lui donner la migraine.

— Que voulez-vous ? l'interrogea-t-elle avec une pointe de dédain. Me piéger ? Ou m'utiliser pour parvenir à vos fins ?

Elle s'attendit à ce qu'il abandonne son masque de courtoisie au profit d'une mine plus sombre, or il se contenta d'éclater de rire. Diantre, comment cet homme peut-il diriger un pays ?

— Ni l'un ni l'autre. Franchement, quelle piètre estime avez-vous de moi...

— Vous pouvez difficilement me le reprocher.

La louve craignit encore d'être allée trop loin. À l'inverse, il leva sagement les mains en signe de défaite.

— Un point pour vous, concéda-t-il. Mais dans le cas présent, je pensais uniquement agir pour le bien de notre monde. Un Grand Alpha et une Chasseuse peuvent déjà faire de grandes choses, mais qu'en serait-il d'une Chasseuse et d'un roi ?

Elle retourna ses propos dans tous les sens, afin de déceler où se trouvait le piège. Si elle comprenait bien, il lui suggérait... de s'associer avec lui pour éliminer davantage de vampires ?

L'idée – si elle était vraie – aurait pu être tentante. Malgré tout, elle n'oubliait pas à qui elle avait affaire. Elle savait qu'il ne fallait pas juger quelqu'un à sa réputation, mais en l'occurrence, il était l'exception qui confirmait la règle.

Après tout, il s'agissait du roi des vampires. Le premier immortel de ce monde, et le dirigeant de l'espèce qu'elle haïssait.

Comment espérer, ou ne serait-ce qu'envisager, que tout se passerait bien ?

— Je crois que c'est une question à laquelle nous n'aurons pas de réponse, déclara-t-elle en tournant la tête vers les autres convives. Je suis désolée, mais j'ai l'impression que j'aurais plus à y perdre que vous. Ce n'est jamais une bonne base pour une relation...

Cette remarque effrontée dut lui plaire, car il s'esclaffa de nouveau. Son rire sonna si vrai que la louve en fut troublée.

— Comme vous voudrez, décréta-t-il sans paraître surpris par son refus. Il est vrai que je ne vous ai jusque-là pas porté beaucoup d'attention... Toutes mes excuses pour ne pas être venu à votre mariage, d'ailleurs. Je me déplace seulement pour les premières unions, n'y voyez rien de personnel.

Elle balaya ses excuses d'un mouvement de la tête, son attention accaparée par autre chose. Devait-elle s'acheter des lunettes aussi ou... Clark dansait-il réellement avec cette satanée vampire ?

Ses nerfs déjà à vif manquèrent de la lâcher. Elle aurait voulu jeter sa coupe de champagne par terre, ou mieux, sur les deux danseurs infidèles et...

— C'est face à ce genre de situation que je suis heureux d'être un coeur à prendre, commenta le roi.

Elle lui jeta un coup d'oeil assassin et détesta ses émotions d'être si transparentes.

— Les loups aiment raconter que la jalousie est une preuve d'amour, poursuivit-il avec une fausse candeur insupportable. J'ai toujours pensé que cette formule les aidait surtout à se rassurer, mais au fond, il doit y avoir une part de vérité. Qu'en dites-vous ?

— Vous allez me faire croire qu'un vampire n'est jamais jaloux ?

Certes, les lycanthropes étaient connus pour ce penchant, or il existait quelques contre-exemples.

Des contre-exemples tels que Clark, qui ne laissait rien paraître quand elle côtoyait un autre homme. Cela contrastait avec Eleanor, qui sentait ses poils se hérisser dès qu'une femme aux manières trop aguicheuses l'abordait. Elle avait beau savoir qu'il l'aimait, c'était plus fort qu'elle.

— Un vampire n'a pas le temps d'être jaloux, puisqu'il préfère éliminer la concurrence, l'éclaira le roi. Mais je vous déconseille de vous attaquer directement à Beatricia, cela vous causerait quelques problèmes...

Des problèmes, cette buveuse de sang allait en avoir si elle continuait à rire chaque fois que Clark parlait, à le toucher comme s'il lui appartenait... Et lui, pourquoi avait-il accepté son invitation à danser ? Pire, se pouvait-il qu'il lui ait proposé ?

— Je peux vous aider, si vous voulez.

Eleanor pivota la tête vers le roi. Ce dernier avait pioché quelques chocolats, exposés sur le buffet juste derrière eux. Il les avalait tranquillement, l'air désinvolte.

— Nous ne pouvons peut-être pas nous associer pour chasser des vampires, mais je suis sûr que nous pourrions rendre un loup jaloux, affirma-t-il.

Étrangement, elle sentit que cette offre était peut-être encore plus dangereuse que la précédente.

— Mon mari n'est pas du genre à être jaloux. Je doute que vous puissiez y faire quoi que ce soit.

Elle ignorait ce que Sa Majesté avait en tête et ne voulait certainement pas le découvrir...

— Vous me sous-estimez ! feignit-il de s'offusquer. Dansez avec moi et je vous le prouverai.

Il prit un dernier chocolat, puis tendit une main vers Eleanor. Elle la fixa avec des yeux ébahis, avant d'éclater de rire.

— Votre petit jeu fonctionne peut-être avec d'autres jeunes filles, mais pas avec moi.

— Quel petit jeu ? Je ne fais que vous inviter à danser.

L'étincelle espiègle qui brillait dans ses yeux le contredit.

— Faites-moi confiance et vous aurez un mari dévoué à vos pieds. Tant qu'à faire, cela lui montrera qu'il n'a rien à craindre de moi. Pas dans le sens où il l'imaginait, du moins.

La louve hésita. L'idée était tentante, d'autant plus qu'une danse n'avait jamais tué personne. Clark serait peut-être en colère contre elle, mais qu'importe ? Ils boudaient déjà chacun de leur côté, alors elle ne voyait pas ce qui pourrait être pire.

— Pourquoi faites-vous cela ? prit-elle la peine de demander. N'avez-vous rien d'autre à faire que de vous mêler des affaires des autres ?

Certains auraient pu se vexer de cette remarque, or elle ne parut pas atteindre le roi.

— L'éternité peut être très longue, avoua-t-il en haussant les épaules. Que deviendrais-je sans quelques distractions ?

Il laissa ses lèvres se fendre d'un sourire angélique, puis ajouta :

— Et surtout, on ne laisse pas une louve telle que vous dans son coin. Vous me rendriez coupable du plus grand des crimes.

Et en matière de crime, il devait s'y connaître. Sachant qu'il avait été le premier homme à être maudit, il avait sûrement dû faire bien pire que laisser une demoiselle s'ennuyer...

Cependant, Eleanor décida de mettre un terme à ses tergiversations.

— J'espère que vous ne me marcherez pas sur les pieds, lança-t-elle en attrapant sa main.

Son contact glacial ne la surprit pas, bien qu'il fût encore plus saisissant que celui des autres vampires.

Au même moment, les musiciens arrivèrent au terme de leur morceau. Les danseurs se saluèrent et la louve jeta un coup d'oeil à Clark. Elle le vit sourire timidement à sa cavalière, qui semblait le complimenter. Cela l'encouragea à suivre le roi lorsqu'il s'avança vers la piste.

La foule s'ouvrit devant eux pour les laisser passer, et quelques murmures ne tardèrent pas à s'élever. Tout le monde se rabattit sur les côtés, tandis que Sa Majesté adressait un petit signe à l'orchestre. La tête haute, Eleanor ne jeta aucun regard au Grand Alpha. Elle resta obstinément concentrée sur le roi, qui se rapprocha un peu.

— Est-ce que je peux ? s'enquit-il en désignant sa taille.

Elle hocha la tête avec un petit temps de retard, cette question l'ayant surprise. Elle ne l'aurait pas pensé du genre à demander la permission avant de toucher une femme. Et pourtant, quand il posa la main sur elle, il se contenta presque de la frôler. Elle sentit à peine la fraîcheur de sa paume.

Quelques notes de musique ne tardèrent pas à s'élever, dans un rythme familier qui l'étonna de nouveau.

— Une danse de la Terre du Rubis ? Vous êtes sûr de vous ?

Si elle s'en fiait à la mélodie qui l'incitait déjà à remuer les pieds, la cadence était même plutôt rapide.

— L'une de vos ancêtres a eu l'occasion de m'apprendre quelques bases, se vanta-t-il. Mais je vous préviens, je préfère quand ma cavalière mène la danse...

Son petit clin d'oeil manqua de la faire lever les yeux au ciel. Néanmoins, comme chaque fois qu'elle entendait de la musique, elle ne put conserver son humeur maussade bien longtemps.

Elle détendit chacun de ses muscles et laissa ses jambes la guider. Le début de cette danse n'invitait pas à de grands rapprochements, alors ils entamèrent leurs pas en gardant une certaine distance. Le roi savait exactement quels enchaînements exécuter, tout en prenant soin de ne jamais lui marcher sur les pieds. Il reculait et avançait dès qu'il le fallait, fléchissait légèrement les genoux, maintenait un cadre parfait avec ses bras...

— Vous vous débrouillez plutôt bien, observa-t-elle d'un petit air satisfait.

Malgré sa grande taille, il ne faisait preuve d'aucune raideur. Son bassin ondulait avec souplesse, effleurant de temps à autre celui d'Eleanor.

— Votre étonnement est presque vexant, s'amusa-t-il. Vous me pensiez trop vieux ?

Il la fit tourner sur elle-même avec une belle énergie, avant de la ramener vers lui. Sa poitrine se retrouva presque plaquée contre son torse, mais elle ne fit rien pour s'éloigner.

— Un peu. À vrai dire, je ne m'attendais pas à grand-chose, donc vous ne pouviez que me surprendre.

Cela le fit rire et il l'accompagna délicatement lorsqu'elle se pencha en arrière. Comme elle se sentait en confiance, elle leva une jambe pliée contre sa hanche. Il sembla quelque peu décontenancé et n'osa pas attraper sa cuisse. Elle l'y encouragea d'un regard et se redressa lentement, avec la grâce d'un serpent.

— Il y a une différence entre rendre un mari jaloux et déclencher un incident diplomatique, murmura-t-il avec un sourire complice. Vous êtes sûre de vouloir jouer avec cette limite ?

Elle avait pleinement conscience des regards des autres invités, y compris celui de Clark. Elle sentait toujours sa présence, même si elle gardait ses yeux ancrés à ceux du roi.

Des yeux d'un bleu hypnotisant, qui rappelaient les nuances d'un ciel d'été.

— Vous ne seriez pas à une guerre près, si ? osa-t-elle le taquiner.

Il inclina la tête, visiblement ravi par leur petit jeu.

— Pour vous, certainement pas.

Et il la fit tourner de nouveau, suivant le rythme des violons. La mélodie se fit plus lente, invitant les deux danseurs à se rapprocher encore. Il descendit une main vers sa hanche, sans la toucher. De loin, il devait donner l'impression de la caresser, or la louve sentait à peine son contact.

Elle se refusa à passer les bras autour de son cou, comme l'aurait exigé la danse. Même si elle était d'humeur à provoquer Clark, il existait des mouvements qu'elle ne se permettait qu'avec lui. La présence du roi avait beau la troubler, le loup qu'elle aimait lui manquait trop. Ils étaient habitués à être séparés lorsqu'elle partait en mission, mais ignorer sa présence était insupportable.

— Vous avez loupé une carrière de danseuse, la complimenta Sa Majesté. J'ai rarement vu tant d'énergie et d'élégance chez quelqu'un.

Il paraissait sincèrement apprécier le moment, sans faire de sous-entendus sur leurs corps qui se touchaient, ou sur les hanches d'Eleanor. Son regard ne fléchissait jamais vers son décolleté, pas plus qu'il ne restait fixé sur sa cicatrice.

Ravie d'avoir un si bon partenaire, elle s'abandonna à la musique et tourbillonna, sautilla, jusqu'à rire aux éclats. Les commérages devaient sûrement aller bon train, cependant elle n'y prêtait aucune attention.

Les musiciens achevèrent leur morceau bien trop vite à son goût, et le roi s'inclina devant elle. Il lui tenait toujours une main, qu'il porta à ses lèvres sans l'embrasser.

— Votre mari a une chance incroyable, murmura-t-il, une douce étincelle dans les yeux. Si la Terre du Diamant vous ferme un jour ses portes, les miennes vous seront toujours ouvertes.

Il dégageait une sorte de magnétisme, qui ne pouvait la laisser totalement indifférente.

— Vous n'êtes qu'un vil flatteur, le tança-t-elle avec un léger rire. Je préfère ne pas imaginer le nombre de femmes à qui vous jouez ce petit numéro...

— Pas autant que vous le pensez, assura-t-il en se redressant. Croyez-moi, je ne danse pas avec n'importe qui.

Sa franchise la décontenançait autant qu'elle la touchait. Néanmoins, quand Clark s'approcha d'eux, toute trace de son trouble s'envola. Le roi libéra sa main, qu'elle laissa retomber le long de son corps.

— Monsieur le Grand Alpha, permettez-moi de vous dire que votre femme est exceptionnelle.

Il ne faisait rien pour dissimuler son sourire, ni son air malicieux. Clark échangea un regard avec Eleanor, pour la première fois depuis de longues heures. Elle ne le considérait plus avec colère et froideur, comme elle l'avait fait depuis leur dispute. Quant à lui, il ne semblait pas particulièrement agacé, mais plutôt... impressionné ?

— J'en suis parfaitement conscient, répondit-il calmement à Sa Majesté. Je suis loin d'être à sa hauteur.

La louve s'apprêtait à le sermonner, quand le roi la devança :

— Oh, vous l'êtes largement. Beatricia a d'ailleurs l'air toute triste que vous l'ayez quittée, j'espère que Branwell va venir lui remonter le moral...

Il jeta un coup d'oeil en direction de la vampire, et Eleanor ne sut trop comment interpréter son ton moqueur.

— Il est temps pour moi de vous laisser, décréta-t-il enfin. N'hésitez pas à me faire signe si vous changez d'avis, chère Eleanor.

Il la gratifia d'un dernier sourire, puis disparut parmi la foule. Clark passa une main dans le dos de la louve, afin de l'entraîner à l'écart de la piste.

— Sur quoi devrais-tu changer d'avis ? l'interrogea-t-il en fronçant les sourcils.

Lui qui ne se montrait jamais trop jaloux, voilà que des ombres étranges voilaient ses yeux bleus. Amusée de le voir ainsi, Eleanor se mordit la lèvre.

— Il y a bien trop de vampires à l'ouïe surdéveloppée pour que je te le dise là...

Et c'était vrai. Déjà que le roi avait pris des risques en lui parlant de ses activités de Chasseuse, il n'était pas question qu'elle le répète. Pas quand tout le monde la surveillait.

Laissant libre cours à son imagination, le Grand Alpha parut perplexe.

— S'il tient à te faire changer de mari, dis-lui que je n'y suis pas vraiment disposé, fit-il en la rapprochant de lui.

Son contact lui avait follement manqué et elle s'étonna quand il l'entoura de ses bras. Elle se retint de l'embrasser, ayant une soudaine envie que tous les vampires disparaissent autour d'eux.

— Dans ce cas, mon mari a intérêt à ne plus bouder dans son coin pendant des jours, le taquina-t-elle.

Elle faisait preuve d'une totale mauvaise foi, puisque jusque-là, elle avait ignoré ses tentatives de réconciliation. Il ne s'en offusqua pas et au contraire, se pencha vers son oreille. Il lui murmura des mots qui la firent glousser et rougir à la fois, choquée qu'il ose les prononcer ici. Elle fut soudain impatiente qu'ils regagnent leur chambre.

— Tu peux te faire pardonner comme ça aussi, confirma-t-elle lorsqu'il se redressa.

Il lui sourit, et elle songea qu'elle devrait danser avec Sa Majesté plus souvent. Ou plutôt, qu'elle ne devrait plus jamais se disputer avec Clark.

Il lui était aussi vital que l'air qu'elle respirait, voire davantage.

— J'y compte bien, affirma-t-il en lui attrapant la main. Justement, je crois que nous avons assez fait figuration...

Elle serra ses doigts entre les siens, puis ils se dirigèrent lentement vers la sortie. Quand elle croisa le regard du souverain, il leva son verre dans sa direction, avec un petit clin d'oeil. Je vous l'avais bien dit, semblait-il vouloir lui susurrer.

Elle lui rendit son sourire, mais se détourna rapidement pour suivre Clark.

Peu importe les autres rois qui la convoiteraient, il resterait le seul à régner sur son coeur.

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