Chapitre 8 - Les Rhodebrookes

— La Terre du Topaze est vraiment magnifique !

Et Eleanor ne disait pas cela pour flatter James, l'ambassadeur du territoire.

Au terme d'une journée de trajet, le groupe avait enfin quitté la Terre des Loups du Diamant. Ils avaient cheminé vers l'est en ne faisant que de courtes pauses, dans l'espoir d'atteindre la meute voisine avant la tombée de la nuit. Peu après leur passage de la frontière, le soleil s'était couché, les obligeant à camper au milieu des bois. Dès le lever du jour, Eleanor avait rangé sa tente en toute hâte, prête à reprendre la route.

Clark avait décrété que deux d'entre eux se rendraient au premier village venu, afin de rapporter de quoi manger. Curieuse de découvrir de nouveaux lieux, la louve s'était aussitôt portée volontaire, et elle ne le regrettait pas.

Même s'ils ne se trouvaient pas très loin de la Terre du Diamant, les paysages sur la Terre du Topaze étaient déjà bien différents. Les champs laissaient place à des collines et des prairies aux mille nuances de vert. Certes, de nombreux nuages gris épaississaient le ciel, mais ils n'obscurcissaient en rien le moral d'Eleanor. La perspective de visiter des endroits inconnus était trop réjouissante.

— Et encore, vous n'avez pas vu Roche-Lunaire, fit James, en référence au chef-lieu de sa région. C'est mille fois plus beau que ce coin paumé...

S'extasier sur le petit village qu'ils traversaient était en effet un peu exagéré. Une allée principale desservait des ruelles boueuses, le sol n'étant pas pavé. Les façades des maisonnettes s'accordaient avec la grisaille du ciel, sans offrir la moindre couleur aux passants. Les tenues de ces derniers étaient d'ailleurs affreusement ternes.

Avec sa nouvelle robe violette, Eleanor ne passait pas inaperçue. La veille, elle s'était fait une joie d'acheter quelques vêtements, dans une petite boutique tenue par une vieille dame. Son accompagnateur, Rowan, avait paru étouffer des gloussements face à ses essayages, sans qu'elle n'en comprenne la raison. Elle avait été ravie de trouver de jolies robes pratiques et confortables, avec de la dentelle et des volants, à bas prix de surcroît.

Lorsqu'elle était rentrée au campement avec ses trouvailles, tout le monde les avait regardées d'un drôle d'air. Toutefois, personne ne lui avait fait la moindre remarque, ce qui l'avait poussée à ne pas chercher plus loin.

— Vous pensez que nous aurons l'occasion de nous rendre à Roche-Lunaire ? l'interrogea-t-elle. Où Clark compte-t-il aller, exactement ?

Ils s'approchèrent d'une boulangerie, qui semblait proposer des pâtisseries en tout genre.

— Nous irons bien à Roche-Lunaire, confirma James avant qu'ils n'entrent dans la boutique. Je crois qu'à notre retour, le Grand Alpha a prévu de faire un point sur ce qui nous attend.

Une fois à l'intérieur, ils commandèrent de quoi satisfaire tout le monde. Eleanor regretta l'absence de chocolat, qui lui manquait terriblement. Lorsqu'elle vivait dans sa tour, Gretchen ne lui en apportait que trois fois par an, à son plus grand désarroi...

James et elle mirent moins d'une demi-heure pour rejoindre le campement, où tout le monde les attendait. La jeune fille appréciait de pouvoir marcher à pied pour se dégourdir les jambes, ce qui changeait des trajets en charrette. Le loup du Topaze était d'une agréable compagnie, ne faisant preuve d'aucune défiance à l'égard de la nouvelle venue. Son seul défaut était de passer les trois quarts de son temps à éternuer, mais il ne pouvait hélas rien faire contre ses allergies.

— Ah ! Enfin ! s'écria Rowan dès qu'il les aperçut sur le chemin. Dépêchez-vous, Winona est en train de crever de faim !

La louve le soupçonnait d'être tout aussi affamé, ce qui se confirma quand il se jeta sur les sachets en papier. Les autres ne tardèrent pas à s'agglutiner autour d'Eleanor et James, à l'exception de Clark et son fils, qui avaient disparu.

— Où est le Grand Alpha ? s'enquit James en regardant autour d'eux.

— Parti faire un tour avec Marcus, répondit l'un des gardes en croquant dans un croissant. Le petit n'était pas très bien...

La jeune fille fut prise d'un nouvel élan de pitié envers ce pauvre garçon. Il avait perdu sa mère à peine un mois auparavant, et voilà qu'il devait supporter un voyage jusqu'à la région voisine. Pourquoi son père l'avait-il impliqué là-dedans ? Partir en périple avec un enfant n'était jamais évident, alors en de telles circonstances...

Chacun dégusta son déjeuner en silence, tout en prenant soin de laisser suffisamment de nourriture à Clark. Ce dernier revint quelques minutes plus tard avec Marcus, dont les yeux étaient tristement rougis. Ils s'installèrent sur le bord d'une charrette, en compagnie de Rowan, qui découpa une viennoiserie en morceaux pour le petit. Celui-ci mastiqua d'un air absent, en fixant le sol terreux.

Eleanor s'occupa en mettant un peu d'ordre dans son pauvre sac, qui avait mis une journée entière à sécher après sa chute dans le lac. Elle avait tenté de nettoyer les quelques vêtements rapportés de sa tour, mais ils arboraient encore d'horribles taches. Par chance, ses poignards avaient mieux résisté. Ils intéressèrent d'ailleurs les trois soldats, qui complimentèrent la finesse de leurs lames. Les gardes se montraient toujours un peu méfiants envers elle, or ils daignaient au moins lui parler.

Au bout d'un moment, la gouvernante de Marcus vint chercher le garçon pour l'emmener sous une tente non démontée. Eleanor vit tout le monde commencer à se regrouper autour du Grand Alpha, ce qui l'incita à venir voir ce qui se passait. Elle découvrit Clark en train de déplier une carte, qui représentait la Terre du Topaze.

— Nous sommes actuellement ici, commença-t-il en désignant un point tout près de la Terre du Diamant. Si tout se passe bien, nous atteindrons notre destination d'ici deux journées de route.

Son doigt dévia vers un village situé bien plus à l'est, non loin de l'océan.

— Plus nous nous rapprocherons de Turnstal, plus le groupe criminel que nous recherchons risque d'avoir vent de notre présence. Il faudra donc...

— Un groupe criminel ? le coupa Eleanor.

Tous les regards convergèrent dans sa direction, et elle réalisa qu'elle venait d'interrompre le Grand Alpha. Ce n'était certes pas la première fois qu'elle se le permettait, mais en présence d'un tel public, son impertinence risquait d'être mal perçue...

— Nous soupçonnons les responsables du meurtre de ma femme d'appartenir aux Rhodebrookes, lui répondit Clark. En avez-vous déjà entendu parler ?

Heureusement, il ne paraissait pas lui en vouloir pour son interruption. Ou du moins, il lui épargnait une leçon de morale. Le nom de "Rhodebrookes" lui étant complètement inconnu, elle secoua la tête.

— Il s'agit de criminels sévissant sur la Terre du Topaze, expliqua-t-il. En général, ils se contentent de commettre des petits vols dans les bas quartiers, mais il leur arrive de se montrer plus... gourmands.

— Ils s'associent parfois à des vampires pour viser de plus grosses cibles, compléta James. Ils ont récemment agressé une des plus éminentes familles de la région, afin de lui dérober des bijoux.

— Vous pensez vraiment qu'ils auraient été jusqu'à s'attaquer à la femme du Grand Alpha ? s'étonna-t-elle. Tout ça pour lui voler quelque chose ?

— Le plus surprenant, c'est qu'ils ne lui ont rien volé, intervint l'un des gardes.

Eleanor n'était pas certaine de tout comprendre.

— Ils ne commettent pas que des vols, reprit Clark. Ils interviennent aussi dans le trucage de certains paris de courses hippiques, ou je ne sais quoi...

— Mais quel est le rapport entre votre femme et des courses de chevaux ?

Elle voulait bien croire que certaines causes pouvaient en entraîner d'autres, or cela lui semblait quelque peu tiré par les cheveux.

— Nous n'en avons pas encore la moindre idée, admit le Grand Alpha. Tout ce que nous savons, c'est que l'insigne de leur groupe a été retrouvé sur le meurtrier. Celui-ci est mort dans la rue, juste après...

Il ne termina pas, ce qui ne l'empêcha pas de comprendre. Si un vampire avait tué sa femme en la vidant de son sang, il était mort d'une intoxication en à peine quelques minutes. L'immortel savait ce à quoi il s'exposait en ingurgitant une telle dose de sang de loup-garou. Qu'est-ce qui avait pu le pousser à tuer la femme de Clark, quitte à se suicider au passage ?

Soudain, un détail la frappa :

— Attendez... Le vampire portait l'insigne du groupe criminel sur lui lorsqu'il a commis le meurtre ?

Soit ces Rhodebrookes étaient de sacrés abrutis, soit ils avaient une autre idée derrière la tête.

— Eh bien... Nous reconnaissons que c'est un peu suspect, marmonna Clark en redressant ses lunettes. Nous supposons qu'il s'agit d'une manière de revendiquer le meurtre.

Eleanor se demanda si dans cette histoire, le Grand Alpha et ses acolytes n'étaient finalement pas les plus stupides...

— Un groupe revendique un acte lorsqu'il est à peu près certain d'être en position de force, fit-elle remarquer. Sans vouloir flatter votre ego, vous êtes l'homme le plus puissant de la Terre des Loups. Il n'y a que le roi des vampires qui puisse vous concurrencer et...

En prononçant ces mots, une nouvelle idée lui vint :

— D'ailleurs, qui vous dit que le roi n'est pas derrière tout ça ? Il est la seule personne qui oserait revendiquer un affront contre vous, non ?

Tout le monde savait qu'en cas de nouvelle guerre inter-espèces, les immortels auraient plus de chances de gagner. Ils étaient bien plus forts physiquement et surtout, trucider un lycanthrope se révélait bien plus simple que tuer un buveur de sang.

— Ce n'est pas lui, assura aussitôt Clark. Il n'existe absolument aucune crise diplomatique entre nous, au contraire. Il a même proposé d'envoyer certains de ses meilleurs soldats, afin de nous aider à enquêter. Je sais que cela peut paraître étrange, mais nous n'avons pas à nous inquiéter de ce côté-là.

La jeune fille se permettait de maintenir quelques réserves. Tout le monde racontait que la fourberie du monarque n'avait d'égale que sa beauté. Et apparemment, celui-ci était mille fois plus séduisant que le ciel et ses étoiles...

— Vous n'avez pas peur qu'il s'agisse d'un piège ? s'inquiéta-t-elle. Peut-être que ces Rhodebrookes prévoient de vous faire je ne sais quoi et veulent que vous vous jetiez dans la gueule du loup ?

Le Grand Alpha se contenta de hausser les épaules, tandis que les autres baissaient la tête.

— Nous ne pouvons pas écarter cette possibilité, reconnut le chef des loups. Cependant, l'insigne était caché dans une doublure de la veste du meurtrier. Peut-être qu'il l'a simplement oublié et que les Rhodebrookes ne s'attendent pas à notre venue ?

Ce raisonnement partait d'une vision des choses trop optimiste... Il fallait que sa troupe et lui soient bien fous pour se lancer dans une telle entreprise.

— Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas d'autre piste, soupira Clark. Essayer de voir où nous mène celle-ci est notre seule chance de venger Anya.

Anya. À l'entente de ce prénom, Eleanor songea que la femme de Clark était sûrement originaire de la Terre du Saphir, située au nord-est de la Terre des Loups. Lorsqu'elle lui avait annoncé le mariage de son ex-fiancé, Gretchen ne s'était pas encombrée de mille précisions.

— Bref, qu'est-ce que je disais ? se questionna le Grand Alpha, un peu perdu.

— Que maintenant que nous sommes sur la Terre du Topaze, les Rhodebrookes risquent d'avoir vent de notre présence, l'éclaira Rowan.

Son ami le remercia d'un signe de tête, puis reprit où il en était :

— Depuis le début de notre voyage, nous nous faisons passer pour des marchands qui se rendent à Roche-Lunaire. Il n'y a pas de raison pour que nous changions de version, mais il faudra nous montrer encore plus vigilants. Même si nous croisons des sentinelles, nous ne devons pas leur révéler notre véritable identité. Certains pourraient être corrompus par les Rhodebrookes et risqueraient d'ébruiter notre présence.

Tout le monde acquiesça, et Eleanor tâcha de ne pas perdre le fil de ses explications.

— Il y a un an, beaucoup de personnes se sont déplacées jusqu'à la capitale, afin d'assister à mon intronisation en tant que Grand Alpha. La plupart m'ont seulement vu de très loin, mais nous ne pouvons pas prendre le risque que l'une d'elles me reconnaisse. Je me cacherai donc dès que nous croiserons des inconnus, et j'éviterai au maximum de me rendre dans des villages. Si le temps est trop mauvais, nous prendrons tout de même la peine d'aller dans une auberge.

Cela rassura son équipe. La perspective de dormir sous les fameuses pluies de la Terre du Topaze ne les enchantait guère...

— L'idéal serait que nous arrivions juste avant la pleine lune, qui aura lieu dans deux nuits, intervint Rowan. Nous prendrions les Rhodebrookes par surprise, pendant que la plupart d'entre eux font encore la sieste.

Il n'était en effet pas rare qu'après avoir galopé toute la nuit sous leur forme animale, les loups-garous se reposent une fois redevenus normaux.

— Cela ne fonctionnera que si notre venue dans la région reste parfaitement secrète, compléta Clark. S'ils savent que nous nous sommes lancés à leur recherche, ils risquent de quitter leur repaire et se cacher on ne sait où.

La louve se permit d'émettre une remarque :

— Tout le monde doit savoir que vous avez quitté la capitale, non ? L'absence d'un Grand Alpha dans son palais ne doit sûrement pas passer inaperçue.

— Nous nous sommes arrangés pour que le moins de monde possible soit au courant, répondit Rowan à la place de son ami. Le secrétaire particulier de Clark s'occupe de gérer les affaires du pays pendant son absence. Quant aux domestiques, mon père est chargé de s'assurer qu'ils ne répètent rien.

Encore une fois, Eleanor songea que beaucoup de paramètres étaient assez aléatoires. Sa formation de Chasseuse lui avait appris que plus on maîtrisait certains facteurs de risques, plus une mission avait ses chances d'aboutir. Il ne fallait d'ailleurs pas être un professionnel de l'aventure pour savoir une telle chose...

Le Grand Alpha et son ami énoncèrent quelques rappels quant à la conduite à tenir, puis l'heure de reprendre la route arriva. Tout le monde s'éloigna pour rassembler ses affaires et les charger dans les charrettes, mais Eleanor se dirigea vers Clark.

— Il y a un problème ? s'enquit-il en arborant son air perplexe habituel.

Chaque fois qu'elle venait vers lui, il paraissait craindre qu'elle le gifle ou lui crie dessus.

— Je me pose surtout une question, avoua-t-elle en s'efforçant de se montrer un tantinet agréable.

Juste un tantinet, car elle n'oubliait pas qu'il avait été colporter son histoire à son cher Rowan...

— Pourquoi n'avez-vous pas simplement envoyé une équipe de soldats interroger les Rhodebrookes ? Mener l'enquête vous-même vous met en danger, sans parler de votre fils.

Elle se moquait bien de ce qui pouvait arriver au Grand Alpha. S'il tenait à jouer avec le feu en se prenant pour un héros, il s'agissait de son problème. Toutefois, la louve ne pouvait s'empêcher de penser à Marcus. Qu'adviendrait-il de lui s'il se retrouvait orphelin ? Ou si l'un de ces Rhodebrookes, ou quelqu'un d'autre, lui faisait du mal ?

— Nous... Je...

Clark s'interrompit et passa une main dans ses légères bouclettes brunes, l'air de ne pas trop savoir quoi répondre.

— C'est une affaire personnelle, finit-il par marmonner. Nous préférons nous en charger nous-mêmes, sans passer par je ne sais combien d'intermédiaires.

— Mais votre fils ? Vous étiez vraiment obligé de l'entraîner là-dedans ?

Loin d'elle l'envie de suggérer qu'il était un mauvais père, cependant... Quelle idée d'emmener un garçon de trois ans dans une expédition pour retrouver les meurtriers de sa mère ?

— Il était hors de question que je parte sans lui. Il ne va pas bien depuis qu'Anya nous a quittés, ce qui est normal, mais...

Il soupira et perdit son regard en direction de Marcus, qui apportait son petit oreiller jusqu'à une charrette.

— Je sais que je n'ai pas l'air d'avoir une parfaite maîtrise des choses, mais j'essaye de faire au mieux, déclara-t-il après un moment. Croyez-le ou non, si je me lance dans de telles folies, c'est pour son bien.

Eleanor peinait à voir où il voulait en venir, or elle n'eut pas le temps de le questionner davantage. Les autres crièrent que tout était prêt pour le départ, ce qui poussa les deux loups à monter dans un véhicule.

La jeune fille grimpa dans celui où se trouvait James, pressée d'entendre les mille et une anecdotes que l'ambassadeur avait toujours à raconter.

Néanmoins, tandis qu'ils cheminaient sur les routes terreuses de la Terre du Topaze, elle ne put s'empêcher d'espérer que les "folies" du Grand Alpha ne les mèneraient pas à leur perte...

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