Chapitre 6 - Le campement
Au bout de moult collisions avec des troncs, trébuchements sur des branches, ou encore glissements sur des feuilles, Clark et Eleanor finirent par repérer de lointaines lumières. Des cris parvinrent bientôt à leurs oreilles, et la louve reconnut le prénom du Grand Alpha.
— Visiblement, vos amis commencent à s'inquiéter, lui lança-t-elle par-dessus son épaule.
Ils n'avaient pas échangé un mot depuis la conclusion de leur accord. Cependant, elle l'entendait pester à voix basse derrière elle, maudissant tour à tour les arbres et la perte de ses lunettes.
Il s'empressa de signaler leur présence et fit mine de dépasser Eleanor. Celle-ci le retint toutefois par le bras.
— Surtout, vous ne dites à personne qui je suis, lui rappela-t-elle. Même s'ils ont votre confiance, vos amis ne doivent pas savoir que nous étions fiancés, ni que je suis la fille de l'alpha du Rubis.
Cette expédition dans le lac, puis dans la forêt, devait être venue à bout de sa patience, car il se permit de lever les yeux au ciel.
— Ne vous inquiétez pas, j'ai déjà prévu ce que je vais leur raconter.
Satisfaite, elle libéra son emprise et le laissa la devancer. Ils ne tardèrent pas à émerger des bois pour atterrir dans une petite clairière, où des toiles de tente et des lampions avaient été installés. À peine y eurent-ils posé un pied qu'une petite tornade fila vers Clark en braillant :
— Papa !
La tornade – qui se révélait être un petit garçon haut comme trois pommes – encercla les jambes de son père et y cacha sa tête. Il dut appuyer sur le mollet blessé du Grand Alpha, car celui-ci esquissa une grimace. Il s'empressa malgré tout de s'agenouiller pour prendre son fils dans ses bras, qui se fichait bien de ses vêtements trempés.
— Où est-ce que tu étais passé ? s'exclama une nouvelle tornade en accourant vers eux. Ta tour se trouvait sur la lune, ou quoi ?
Cette fois, la tornade prit la forme d'un jeune homme qui devait à peu près avoir l'âge de Clark et Eleanor, soit une vingtaine d'années. Sa chemise blanche débraillée contrastait avec sa peau noire et révélait un torse aux muscles d'athlète accompli. De courts cheveux crépus, presque rasés, recouvraient son crâne, tandis que le feu des lampions se reflétait dans ses yeux sombres.
— Je ne l'ai pas trouvée, mentit le Grand Alpha. Je me suis un peu perdu et à la nuit tombée, cette demoiselle m'a pris pour un vampire et a tenté de m'attaquer. Nous avons ensuite trébuché dans un ruisseau.
Le regard du nouveau venu se porta sur Eleanor, qui ne sut trop ce qu'elle devait dire.
— C'est une Chasseuse de vampires professionnelle, enchaîna Clark. Compte tenu de notre situation, je me suis dit qu'elle pourrait nous être utile.
Il mentait avec une facilité déconcertante, si bien que la louve eut brièvement peur. Et s'il lui avait raconté des salades, à elle aussi ? Qui lui disait qu'il n'allait pas la livrer à son père à la première occasion venue ? Elle se força cependant à se détendre. Si elle commençait à remettre en cause sa confiance moins d'une demi-heure après leur accord, elle n'était pas sortie de l'auberge...
— Et tu es sûr que...
L'inconnu n'alla pas jusqu'au bout de sa question, toutefois le regard de biais qu'il jeta à la louve fut assez équivoque. Il se demandait si elle était suffisamment fiable pour être impliquée dans leurs histoires.
— Je m'en suis assuré, ne t'inquiète pas, prétendit le Grand Alpha.
En réalité, sa seule garantie était la parole de la jeune fille. Sans doute que cette réponse n'aurait pas été fort appréciée par son ami... Ce dernier resta silencieux un instant, évaluant Eleanor de la tête aux pieds. La concernée songea qu'avec ses vêtements mouillés et ses longs cheveux noirs emmêlés, elle ne devait sûrement pas lui faire la meilleure des impressions.
— Très bien, finit-il pourtant par décréter.
Il attrapa délicatement la main droite de la louve – qui avait entre-temps rangé son poignard – et déposa un léger baiser sur ses doigts.
— Rowan du Diamant, se présenta-t-il avec une solennité délibérément exagérée. Pour vous servir.
Au sourire enjôleur qu'il lui adressa, elle devina que ce jeune homme avait déjà dû briser bon nombre de coeurs. Néanmoins, si ses lèvres souriaient, ce n'était pas le cas de ses yeux qui semblaient... éteints.
— Eleanor du Rubis, répondit-elle en essayant de lui rendre son sourire.
Même si elle n'avait pas cherché à le charmer, son accent fit son effet et toute méfiance parut déserter Rowan.
— Eh bien, fit-il en baissant la tête vers Clark, toujours prisonnier de l'étreinte de son fils. Si tu nous ramènes de si charmantes demoiselles chaque fois que tu te perds, je vais me faire un plaisir de détraquer ta boussole...
Peu désireuse de les laisser parler comme si elle n'était pas là, la jeune fille s'empressa de répliquer :
— Si j'étais vous, j'attendrais un peu avant de me qualifier de "charmante". Je doute que les lunettes, la mâchoire et le mollet de votre ami soient de cet avis...
L'air soudain très intéressé et amusé, Rowan interrogea Clark du regard.
— Elle t'en a collé une bonne raclée, n'est-ce pas ? Si c'est le cas, ton partenaire d'entraînement préféré est sincèrement déçu de toi...
Eleanor réalisa tout à coup à quel point il se montrait familier, et à quel point cela ne paraissait pas déranger le Grand Alpha.
— Je lui laisse le plaisir de te faire le récit de ma cuisante humiliation, répondit le dirigeant d'un ton égal. Il y a quelqu'un qui devrait déjà être couché depuis longtemps...
Il se releva en soulevant son fils, qui garda le visage enfoui dans le cou de son père. La louve pouvait simplement voir une tignasse de courts cheveux bruns, de la même teinte que ceux de Clark.
— Judith et moi avons essayé de le faire dormir, mais il était trop paniqué, déclara Rowan en retrouvant tout son sérieux. Il t'attendait et a commencé à croire que...
Encore une fois, il ne termina pas sa phrase, ce qui n'empêcha pas le visage de Clark de se voiler de tristesse et de remords. Eleanor s'en voulut aussi, ses péripéties ayant causé beaucoup plus de mal que ce qu'elle avait imaginé.
— Est-ce que tu peux la présenter aux autres ? demanda le Grand Alpha en désignant la jeune fille. Donne-lui ma tente, je comptais de toute façon rester avec Marcus.
Rowan acquiesça. Avant de partir, son ami prit le temps de se retourner vers la louve :
— Je suis désolé de vous laisser, mais je ne peux pas m'attarder plus longtemps. Vous pouvez faire confiance à Rowan, ainsi qu'au reste des personnes ici présentes. Cela ne vous embête pas que je...
— Allez-y, l'interrompit-elle avec un petit geste de la main. Je vous ai déjà retenu assez longtemps.
Clark inclina la tête, puis s'éloigna vers une tente érigée au centre du campement. Eleanor remarqua alors deux autres hommes et une femme, assis autour d'un feu crépitant, qui l'observaient en maintenant une distance respectable.
— Venez, l'enjoignit Rowan en passant son bras sous le sien. Je vais vous présenter au reste de la troupe.
L'initiative d'un tel contact surprit la jeune fille, qui n'y était plus vraiment habituée. Pendant un instant, elle fut si déroutée qu'elle se demanda s'il s'agissait d'un geste amical, ou si ce bellâtre cherchait autre chose... Ses réflexes la poussaient à soustraire son bras à celui du loup-garou, or elle craignait de passer pour une sauvage.
Heureusement, son escorte ne paraissait pas nourrir de mauvaises intentions, puisque sa prise était tout sauf possessive. Elle comprit qu'il ne s'agissait que d'une inoffensive petite marque de galanterie.
— Mademoiselle Eleanor, voici Mathias, Winona et Philip.
Le premier était un jeune homme blond d'une vingtaine d'années. Il adressa un sourire discret à la nouvelle venue, puis reporta son attention sur le poignard qu'il était en train d'aiguiser. La dénommée Winona devait avoir le même âge qu'Eleanor et toisait celle-ci d'un regard empli de défiance. La jeune fille se déroba aussitôt à ces yeux bleus emplis de foudre. Le dernier homme, dont elle avait déjà oublié le prénom, la salua d'un hochement de tête poli.
Si l'on s'en fiait à leurs bagues aux pierres argentées, tous trois appartenaient à la meute du Diamant.
— Clark a trouvé cette demoiselle dans la forêt, expliqua Rowan. Elle est une Chasseuse de vampires et...
— Une Chasseuse de vampires ? le coupa aussitôt Winona. Tu vas vraiment me faire croire que ça se trouve dans la forêt comme les champignons ?
Eleanor réalisa à quel point sa situation était improbable. Hormis en leur faisant une démonstration de ses capacités, elle n'avait aucun moyen de leur prouver qu'elle disait vrai. Elle décida donc de nuancer un peu son statut :
— En fait, je suis plutôt une apprentie Chasseuse. Je n'ai pas encore passé mon examen officiel, mais je dispose de toutes les compétences pour vous aider dans votre enquête.
— Et qui nous dit que vous n'êtes pas une traîtresse ? répliqua la louve du Diamant. Par les temps qui courent, nous ne pouvons pas tellement nous permettre de croire la première sauvageonne venue.
Une telle remarque blessa la concernée. Toutefois, avec son apparence de rat mouillé, elle ne pouvait pas tellement blâmer la jeune femme de penser une chose pareille...
— Allons, Winona, intervint Rowan d'un ton gentiment réprobateur. Ne sois pas impolie envers notre invitée. Si Clark lui fait confiance, alors nous aussi.
Personne ne protesta, mais Eleanor sentit qu'ils n'étaient pas tout à fait convaincus. Rowan ne tarda pas à l'éloigner, afin de la guider jusqu'à une tente en tissu beige.
— Pardonnez leur méfiance, tout le monde est un peu à cran, en ce moment, expliqua-t-il. Ils font tous les trois partie des meilleurs gardes du palais du Grand Alpha. Leur rôle est d'assurer notre protection et le bon déroulé de l'expédition, ce qui justifie leurs précautions.
En effet, il aurait été inquiétant et malvenu de les voir accueillir une inconnue à bras ouverts...
— Il faudra aussi que nous vous présentions à Judith, la gouvernante du petit, mais elle doit être avec lui et Clark. Nous sommes également accompagnés par l'ambassadeur de la Terre du Topaze, sauf qu'il est un peu malade et s'est déjà couché.
La louve en fut rassurée, n'ayant pas franchement envie de rencontrer de nouvelles personnes. Elle ne rêvait que de se nettoyer un peu, se changer, ainsi que brosser le sac de noeuds qu'elle avait à la place des cheveux.
— Je vais vous apporter une bassine d'eau et demander à Judith ou Winona de vous prêter des affaires propres, déclara Rowan. Lorsque nous reprendrons la route demain matin, nous ne passerons pas très loin de petits villages. Je vous accompagnerai dans l'un d'eux et nous vous achèterons de nouveaux vêtements.
Eleanor le remercia, un peu surprise par tant de prévenance. Il ne lui demandait même pas pourquoi elle n'avait aucun bagage, à part son ridicule sac de jute. Il ne cherchait pas non plus à savoir d'où elle venait, ni pourquoi elle avait accepté de se joindre à eux.
La simple parole de son Grand Alpha lui suffisait.
Lorsque le loup revint avec les affaires promises, il conseilla à Eleanor de s'éloigner quelques mètres plus loin, parmi les arbres. Elle put y entreprendre un brin de toilette à l'abri des regards, puis rinça ses cheveux pour ensuite retenter de les démêler. Rowan avait eu la délicatesse de lui apporter un peigne, qui se révéla être une véritable bénédiction. Une fois sa peau à peu près sèche, elle put enfiler une chemise de nuit toute propre, avant d'enrouler sa serviette sur sa tête.
Elle retourna près de la tente qui lui avait été attribuée et constata que les trois gardes, jusque-là installés autour du feu, avaient disparu. Il ne restait plus que Rowan, assis devant son propre abri en toile, juste à côté de celui d'Eleanor. Il était si pensif et perdu dans ses pensées qu'il ne l'entendit pas arriver et tressaillit à son approche.
— Oh, fit-il en clignant des yeux, comme s'il avait oublié son existence. Avez-vous besoin d'autre chose ?
Il parlait à voix basse, signe que tout le monde devait certainement dormir.
— Non, ça ira. Je vous remercie vraiment pour les affaires que vous m'avez apportées et...
— Avant de nous remercier, attendez d'avoir dormi sur l'une de ces paillasses, l'interrompit-il en désignant l'intérieur de sa tente. Je me suis découvert plus bourgeois que je ne le pensais, lorsque j'ai passé ma première nuit par terre...
Elle se contenta de grimacer un sourire, tout en regrettant déjà le confort de son lit.
— J'espère que vous n'avez pas trop peur des petites bêtes, car on entend parfois de sacrés drôles de bruits, ajouta-t-il. Il arrive aussi aux chevaux de s'affoler pour rien, ne paniquez pas si l'un d'eux se met à frapper des sabots.
Il lui désigna un groupe de six équidés, que la jeune fille n'avait pas remarqué. Attachés à divers arbres au fond de la clairière, ils paissaient tranquillement dans l'obscurité. Il lui sembla également distinguer trois charrettes, abandonnées à l'orée des bois.
— Ne vous en faites pas, je saurai m'adapter, marmonna-t-elle en espérant ne pas se surestimer.
Ne voyant pas comment poursuivre la conversation – et ayant déjà largement épuisé son quota de sociabilité pour la journée – elle se contenta de lui souhaiter une bonne nuit. Elle s'attarda quelques minutes devant le feu, le temps de se réchauffer et de laisser ses cheveux sécher.
Lorsqu'elle se glissa dans sa petite tente, elle y trouva une natte tressée avec des branches et des feuilles, ainsi qu'une couverture en laine. La louve se glissa dessous avec des gestes hésitants, redoutant les insectes qui se cachaient peut-être dans son "matelas"...
Sa fatigue la poussa malgré tout à s'allonger et à mettre ses craintes de côté. Le silence tomba sur elle comme une masse, laissant soudain la place à un assourdissant tumulte de pensées.
Seule dans l'obscurité, coupée de toute agitation, elle réalisa à quel point sa vie avait pris un tournant... inattendu. La veille, elle s'endormait en étant persuadée de devenir Chasseuse de vampires le lendemain. À présent, elle était bel et bien plus ou moins en mission, mais pas dans les circonstances qu'elle imaginait... Sa famille allait la considérer comme une fugitive, et seul le Grand Alpha pouvait l'en protéger.
Toi qui rêvais d'indépendance et de gagner ta vie grâce à tes missions, voilà qui paraît plutôt mal engagé, songea-t-elle avec amertume. Et cela à cause d'un seul et même responsable : son frère.
Penser à ce dernier fit monter en elle une vague de haine, qui menaça de se transformer en larmes. Après six ans de réclusion, elle avait espéré que Manik la laisse un minimum mener sa vie comme elle l'entendait, or il n'en était rien. Même à des centaines de lieues d'elle, il continuait de régir sa vie, exactement comme si elle était la sienne.
Tu ne m'échapperas jamais, petite soeur, lui avait-il susurré, la dernière fois qu'elle l'avait vu. Où que tu sois, je veillerai toujours à ce que tu me restes inférieure.
Ces paroles tourbillonnèrent un long moment dans son esprit, lui donnant l'impression que son frère se trouvait juste derrière sa toile de tente. Elle n'en fut libérée qu'en s'endormant, bien que même dans ses cauchemars, Manik trouve toujours le moyen de la poursuivre...
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