Chapitre 45 - Âmes soeurs

Eleanor n'arrivait même plus à se regarder dans un miroir.

Quand son regard avait le malheur de croiser son reflet, un noeud venait se former dans sa gorge. Elle était pourtant habituée à voir des cicatrices sur son corps, mais la plus récente était de loin la pire de toutes.

Un médecin avait eu beau pratiquer des points de suture, jamais sa marque au visage ne disparaîtrait. L'entaille que Manik avait creusée s'étendait de sa pommette jusqu'à son menton. Elle barrait complètement sa joue droite, avec une laideur égale à la violence qu'elle avait subie. Comme elle l'avait soupçonné, son frère avait bien utilisé de la raiponce sur ses armes.

Chaque fois qu'elle articulait un mot, la louve sentait ses points la tirailler. Il lui faudrait les garder quelques jours, avant que le médecin ne décide de les enlever. En attendant, elle parlait aussi peu que possible.

Cela tombait bien, car les récents événements l'avaient presque plongée dans une forme de mutisme.

Quelques minutes après que Clark soit tombé inconscient, Rowan et d'autres soldats étaient arrivés au sommet de la tour. Eleanor pleurait tellement qu'elle avait peiné à leur expliquer tout ce qui s'était passé. L'un des militaires avait voulu examiner sa plaie, mais elle avait refusé de s'éloigner du Grand Alpha. Elle ne s'était détournée que lorsque des premiers soins lui avaient été prodigués. Le voir dans un tel état, entièrement à cause d'elle, lui brisait le coeur.

Les soldats avaient ensuite pu évacuer Clark de la tour et un médecin avait été convoqué. Son diagnostic concernant la blessure à l'abdomen n'était pas alarmant, mais le dirigeant avait quand même dû subir une petite opération. En revanche, son bras était dans un bien piteux état. Même si tous les détails ne lui étaient pas parvenus, Eleanor avait compris qu'il était question de fractures multiples, qui nécessiteraient plusieurs opérations. Le médecin avait pu en effectuer une en urgence, cependant, il avait conseillé d'attendre un retour au palais pour les autres.

Tout le monde était ainsi rentré à la capitale en un temps record. Un voyage qui aurait dû prendre au moins une semaine s'était conclu en à peine quelques jours. Eleanor n'avait pas eu le coeur à partager la calèche de Marcus, et s'était réfugiée avec des soldats auxquels elle n'avait pas besoin de parler. Le père du petit garçon ayant failli mourir par sa faute, elle ignorait si elle pourrait soutenir son regard.

Ils étaient arrivés au palais la veille, ce qui lui laissait encore un peu de temps avant d'être obligée de sortir de sa chambre. Elle avait retrouvé la pièce qu'elle occupait quelques semaines plus tôt.

— Mademoiselle ? l'interpella une voix féminine.

Recroquevillée près de sa fenêtre, la jeune fille tourna la tête vers la porte. Judith se tenait dans l'embrasure, affichant un sourire hésitant. Eleanor craignit qu'elle ne soit suivie par Marcus, or cela ne semblait pas être le cas.

— Excusez-moi de vous déranger, mais... Monsieur Clark aimerait vous parler.

La louve baissa les yeux. Depuis l'incident dans la tour, elle n'avait pas adressé la parole au Grand Alpha.

Elle était venue le voir de nombreuses fois, lorsqu'elle était certaine qu'il dormait. Ses blessures et son opération l'avaient éprouvé, alors rares étaient les moments où il était conscient. Toutefois, elle était tenue informée de tous ses réveils. Jamais elle n'avait pu se résoudre à venir lui parler, s'en sentant tout simplement incapable. Comme il avait l'interdiction de se tenir debout, il lui était impossible de la voir sans qu'elle ne l'ait décidé.

— Je... Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, je...

Elle laissa sa phrase en suspens, la gorge nouée. Elle mourait d'envie de revoir Clark, d'entendre sa voix, mais... Il ne la regarderait plus jamais comme avant, et elle ne pouvait supporter cette idée.

Ce ne serait pas la seule chose qui la bouleverserait, puisque surtout, elle se sentirait honteuse pour tout le mal qu'elle lui avait causé.

— Il m'a dit de vous dire que c'était important, vous... Vous lui manquez beaucoup.

Eleanor resserra un peu plus ses genoux contre elle. Elle sentit une larme perler au coin de son oeil, qu'elle s'empressa de chasser. Elle avait plus pleuré ces derniers jours que durant toute sa vie.

Face à son absence de réponse, Judith se permit d'insister :

— Si c'est par rapport à votre blessure, je peux vous assurer que cela n'a pas entaché votre beauté. Et quand bien même cela aurait été le cas, je suis certaine que monsieur Clark tient beaucoup trop à vous pour en avoir quelque chose à faire.

Ces mots, d'une extrême délicatesse, apaisèrent un peu la jeune fille. Elle risqua un coup d'oeil vers la Neutre, qui lui adressa un sourire encourageant.

— Il est dans sa chambre et... Il ne peut pas tellement bouger, donc je suis sûre que si vous changez d'avis plus tard, il y sera toujours.

Elle la salua d'un hochement de tête amical et tourna les talons. Presque malgré elle, Eleanor se leva.

— A... Attendez, je...

Elle regretterait peut-être sa décision, mais elle ne pouvait plus résister. Défigurée ou honteuse, peu importe, elle ne pourrait de toute façon pas vivre sans revoir Clark. Au moins une dernière fois.

— Je ne sais même pas où est sa chambre.

Aussi étonnant que ce fût, c'était la vérité. Elle avait souvent rendu visite au Grand Alpha dans son bureau, celui d'Anya, les cuisines, mais jamais dans sa chambre. À l'époque, cela lui aurait paru trop incongru.

— Ça tombe bien, j'ai souvent besoin d'y amener Marcus lorsqu'il pique quelques crises, lui sourit Judith.

Elle l'encouragea à la suivre et après une dernière hésitation, Eleanor s'exécuta.

Les couloirs du palais étaient on ne peut plus tranquilles, les domestiques ayant suivi les recommandations des médecins. Ces derniers avaient affirmé que le Grand Alpha avait besoin de repos et que toute agitation inutile nuirait à son rétablissement. Après des semaines de voyage et de déambulation, Eleanor appréciait ce retour au palais. Il ne lui était pas encore tout à fait familier, mais depuis qu'elle avait quitté son ancienne tour, c'était l'endroit où elle avait passé le plus de temps.

Elle suivit Judith jusqu'à une porte blanche, puis la gouvernante la quitta. La louve resta seule dans le couloir quelques minutes, sans oser frapper. Elle finit par prendre une inspiration et laissa ses doigts cogner contre le bois.

— Entrez !

Cela ne faisait que quelques jours qu'elle n'avait pas entendu la voix de Clark, mais elle réussit à la faire frissonner. C'était la voix qui emballait son coeur et l'apaisait à la fois, qui lui donnait envie de sourire et faisait briller ses yeux.

Elle lui rappela également son cri lorsqu'il était tombé dans la trappe, quand il lui avait parlé après avoir été poignardé... Elle aurait pu ne jamais la réentendre.

Mettant de côté ses pensées sombres, elle tourna la poignée. Elle s'avança dans une pièce décorée dans des tons de bleu et de beige, éclairée par une large fenêtre. Un grand lit se trouvait à sa gauche, dans lequel reposait Clark, une lettre à la main.

Quand il remarqua la présence d'Eleanor, un sourire fendit ses lèvres et illumina son regard. 

— Oh, tu es là.

Il tenta de se redresser, mais grimaça. Cela inquiéta la jeune fille, qui ferma la porte et vint jusqu'à lui.

— Excuse-moi de ne pas pouvoir mieux me tenir, mais les médecins préfèrent que je reste allongé.

— Ce n'est pas grave, ne... Ne t'inquiète pas.

Incapable de le regarder en face, elle jeta un coup d'oeil à son torse et à son bras gauche. Ce dernier était maintenu contre lui par plusieurs bandages, qui dissimulaient le moindre centimètre de peau. Sa chemise masquait aussi le pansement qu'il devait avoir sur le ventre.

— Tu... Tu as toujours mal ? s'enquit-elle d'une voix faible.

Lorsqu'elle lui avait rendu visite pendant son sommeil, elle l'avait trouvé bien trop pâle. Désormais, il semblait avoir repris quelques couleurs, et ses hématomes au visage avaient complètement disparu.

— Je ne sens rien tant que je ne bouge pas. Je n'ai même pas pris les plantes qu'on m'a données contre la douleur.

Cela la rassura un peu, mais elle n'osa toujours pas s'approcher. Elle se tenait à une certaine distance du lit, les bras croisés autour d'elle et les yeux rivés sur un tapis.

— Tu... peux venir, si tu veux, l'encouragea-t-il en tapotant un espace vide à côté de lui.

Elle hésita un instant, puis s'y assit. Il attrapa sa main et la pressa doucement, mais elle continua de fuir son regard. Un horrible noeud enserrait sa poitrine, menaçant de la faire fondre en larmes à tout moment.

— Tu garderas des séquelles ? demanda-t-elle pour donner le change.

Elle ne pouvait s'empêcher de fixer l'endroit où l'arme de Manik l'avait transpercé. Le souvenir du suintement causé par la lame et du sang qui se répandait n'était que trop frais dans son esprit.

— Aucune. La peine lune qui arrive dans quelques jours finira de réparer mon bras. Mon coude reviendra définitivement à sa place et mes os seront comme neufs. J'aurai juste une petite cicatrice à l'abdomen à cause de la raiponce, mais ce n'est pas bien grave.

Eleanor remercia leur condition de loup-garou, qui permettait à leurs fractures de disparaître dès leur transformation. Sans cela, le Grand Alpha aurait sûrement dû attendre des mois avant de pouvoir utiliser son bras. Peut-être même qu'il n'aurait pas pu conserver toutes ses facultés.

Un silence s'installa et Clark lâcha sa main pour venir effleurer sa joue. Ses doigts vinrent frôler sa peau, juste à côté de ses points, et la louve tressaillit.

— Dé... Désolé, je ne voulais pas te faire mal, regretta-t-il en éloignant sa main.

— Non, tu... Tu n'as rien fait, le rassura-t-elle. C'est juste que...

Elle se tritura une mèche de cheveux, les mots peinant à sortir.

— Je... Je suis vraiment désolée, je... Tu as failli mourir à cause de moi, tu as été blessé et...

Sa voix était si enrouée qu'elle finit par s'éteindre. Elle se dévouait tellement à retenir ses larmes qu'elle sentait à peine sa douleur à la joue.

Clark se remua aussitôt sur son matelas et reprit sa main dans la sienne.

— Tu n'as pas à t'excuser, ce n'est absolument pas de ta faute, je...

Elle secoua la tête et quelques perles embuèrent ses yeux. Elle ne comprenait pas comment il pouvait tenir de tels propos, comment il pouvait passer l'éponge de la sorte et ne pas lui en tenir rigueur. Il n'aurait même pas dû supporter de la voir, et encore moins de la toucher.

— Eleanor, regarde-moi.

Elle s'y refusa, mais il insista. Elle finit par céder et laissa brièvement son regard croiser le sien. Bien que ses larmes rendent sa vision trouble, elle vit les iris bleutés qui lui avaient tant manqué. Ses lunettes cassées avaient été remplacées par une monture dorée, la même qu'il portait le jour de leur rencontre. Ce temps-là lui paraissait dorénavant bien lointain, et emprunt d'une légèreté envolée.

— Mon frère a fait beaucoup trop de mal à ta famille, il a tué Anya, tout ça pour ses stupides ambitions...

Lors de leur combat dans la tour, Eleanor avait plus amoché Manik qu'elle ne l'avait cru. Elle l'avait quasiment défiguré avec sa poêle, mais malheureusement, il retrouverait un visage intact dès la prochaine pleine lune. À l'inverse de sa soeur et de Clark, il ne garderait aucune cicatrice de l'incident.

— Tu n'y es strictement pour rien, affirma-t-il. Il t'a fait énormément de mal aussi et il est temps qu'il paye.

Pendant leur voyage, Manik avait également été escorté au palais, sous étroite surveillance. Il se trouvait actuellement dans les cachots situés aux sous-sols, dans l'attente de connaître son sort. De nombreux interrogatoires étaient prévus, afin de comprendre la manière exacte dont il avait procédé au meurtre d'Anya.

— Est-ce qu'il... a commencé à parler ? s'enquit-elle en reniflant.

Elle n'avait pas encore eu le courage de lui refaire face. Les événements étaient trop frais dans sa mémoire pour qu'elle puisse tolérer sa présence.

— Il a avoué quelques détails, notamment à propos de l'implication des Rhodebrookes. Il voulait essayer de les faire accuser à sa place, soi-disant par loyauté. L'un de ses amis avait accumulé de nombreuses dettes de jeux lors d'un séjour sur la Terre du Topaze, donc il voulait attirer des problèmes à ce groupe précis. C'est pour cela que leur insigne a été retrouvée sur le meurtrier.

De la loyauté, tu parles. Manik avait surtout dû étudier les habitudes d'Anya et découvrir sa passion pour les chevaux. Faire porter le chapeau à une organisation criminelle qui truquait les courses en droguant les animaux lui était sûrement apparu comme une bonne idée.

— Rowan a fait partie de l'escorte rapprochée qui l'a amené jusqu'ici, poursuivit Clark. Il n'a pu s'empêcher de lui poser quelques questions de manière assez brutale et...

À sa grimace, Eleanor comprit qu'il avait sûrement fini de lui casser le nez...

— Apparemment, Manik ne savait pas pour Rowan et Anya, pas plus que ses activités avec les Neutres. Il a aussi confirmé qu'il ignorait que j'allais divorcer. Il avait simplement demandé à certains de ses hommes de la surveiller et de repérer des moments où elle était seule. Ses rendez-vous avec Rodolphe lui sont apparus comme des occasions rêvées, alors il a engagé un vampire pour la tuer.

La jeune fille peinait à concevoir que son frère ait choisi la solution la plus radicale : le meurtre. Toutefois, en y réfléchissant, ce n'était pas si étonnant. La faire chanter avec un quelconque secret – ce dont Anya ne manquait pourtant pas – aurait été encore plus dangereux. Étant supérieure à lui, elle aurait pu engager quelqu'un pour le faire taire.

En l'éliminant de manière définitive, il était certain qu'elle ne lui causerait plus le moindre tort. Si les circonstances ne l'avaient pas amené à se trahir auprès de Clark et Eleanor, jamais personne n'aurait pu le soupçonner d'être coupable.

— Comment a-t-il pu convaincre un vampire de se sacrifier pour sa cause ? soupira-t-elle, dépitée.

Que Manik soit résolu à tuer Anya était une chose, mais trouver un complice en était une autre.

— Il s'est renseigné à la Frontière, auprès de pauvres âmes perdues. Un immortel se montrait particulièrement véhément envers son roi, mais aussi contre la famille du Grand Alpha. Même si nous n'avons pas encore pu mener l'enquête, Rowan pense qu'il s'agissait d'un vampire qui s'était fait expulser des deux territoires. Lorsque quelqu'un se retrouve dans une telle situation, il n'a malheureusement plus rien à perdre.

Et il représentait le dégénéré idéal pour le convaincre de se suicider.

— Pour... Pourquoi Anya ne t'avait-elle jamais parlé des sollicitations de Manik ? Rowan ne savait rien non plus ?

Dissimuler ses propres affaires pouvait se comprendre, or ce qui concernait Marcus était aussi l'affaire de Clark. Si le père de ce dernier avait réellement passé un accord avec la Terre du Rubis, puis que Manik avait demandé des comptes à Anya, elle n'aurait pas dû le garder pour elle.

— Encore une autre de ses cachoteries, se navra le Grand Alpha. Je ne devrais pas dire du mal d'elle, mais... Elle avait une fâcheuse tendance à se croire beaucoup trop supérieure et intouchable. Elle n'a pas dû prendre au sérieux la colère de Manik et a pensé pouvoir gérer les choses toute seule. Elle savait que j'en avais déjà gros après mon père, alors elle n'a sûrement pas voulu en rajouter avec cette prétendue promesse de fiançailles.

Encore et toujours une histoire de fiançailles... Et une fois de plus, le père de Clark y était pour quelque chose.

— Quoi qu'il en soit, je ne sais pas encore ce qu'on fera de Manik quand on en aura terminé avec lui. Je te laisse le choix.

Il caressa sa main et Eleanor ne sut que dire. Pendant toute sa vie, son sort avait été entre les mains de son frère. À présent, elle était libre de choisir ce qu'il allait devenir.

Un seul mot de sa part et le monde serait débarrassé de lui.

— Je... J'ai envie qu'il meure, commença-t-elle, mais...

Au point où il en était, elle supposait qu'il se moquait de la mort. Il ne vivait que pour assouvir ses envies de grandeur et de pouvoir, et celles-ci se retrouvaient réduites à néant. Quitter ce monde, plutôt qu'être obligé de vivre comme un misérable, lui paraissait peut-être préférable.

— N'y aurait-il pas une tour oubliée où on pourrait l'enfermer ?

Ainsi, Manik expérimenterait ce qu'elle avait vécu. Hormis les gardes qui le surveilleraient, personne ne serait autorisé à lui rendre visite. Il resterait cloîtré en permanence, y compris lors de ses transformations. Cela lui deviendrait vite insupportable lorsqu'il hériterait du pouvoir d'alpha, qui rendrait ses pulsions encore plus fortes.

— Cela devrait bien pouvoir se trouver, acquiesça Clark avec un léger sourire. Je suis sûr qu'il adorerait le fin fond de la Terre de l'Émeraude et ses montagnes enneigées...

Cette remarque allégea un peu le coeur d'Eleanor, sans qu'elle ne parvienne vraiment à sourire. L'idée que son frère devienne incapable de faire du mal à qui que ce soit était encore bien trop utopique et abstraite.

— Nous n'avons de toute façon pas besoin de prendre une décision tout de suite, conclut enfin le Grand Alpha. Il n'embête plus personne là où il est.

Et ce n'était pas rien. Néanmoins, il avait largement eu le temps de causer trop de dégâts.

— Mar... Marcus doit vraiment être mal, regretta-t-elle en baissant les yeux. Te savoir dans cet état, alors qu'il a déjà perdu sa mère...

Cela faisait partie des choses qui la faisaient se sentir horriblement coupable. Quand Clark mettait sa vie en danger pour elle, il ne s'agissait pas seulement de lui. Il avait un fils qui l'aimait et avait besoin qu'il soit en vie, ce qui importait plus que tout. À côté de la possibilité qu'il devienne orphelin, le sort d'Eleanor ne comptait pas.

Il n'aurait pas dû compter.

— Il ne traverse pas vraiment les meilleurs mois de sa vie, admit le Grand Alpha. Mais à cause des stupides histoires que je lui lisais, il croit simplement que j'ai joué mon rôle de prince, en volant au secours de la princesse... Il ne prend pas les choses trop tragiquement.

— Tu parles d'une princesse, murmura-t-elle, les yeux rivés sur le couvre-lit. À cause d'elle, tu as failli être obligé de fiancer ton fils à une inconnue et...

— Et j'aurai accepté.

Elle risqua un nouveau regard vers lui, afin de déceler la moindre trace de fièvre. Cependant, il semblait on ne peut plus lucide et sérieux.

— Peu importe ce que Manik m'aurait demandé, je n'aurais pas supporté d'être séparé de toi. Je lui aurais promis des fiançailles s'il le fallait, quitte à ensuite abandonner mon titre pour qu'on puisse s'enfuir je ne sais où.

Ces mots la laissèrent sidérée. Elle le fixa un instant, avant de secouer la tête.

— Tu... Tu devrais faire passer ta famille avant moi, je n'en vaux pas la peine, je...

— Oh que si, la détrompa-t-il. Et tu es aussi ma famille. Seulement dans mon coeur pour l'instant, mais si tu le veux bien, ce sera peut-être bientôt un peu plus...

Il libéra sa main, afin d'approcher les doigts qui dépassaient de son énorme bandage. Le coeur d'Eleanor bondit lorsqu'il retira l'une de ses bagues et la tendit vers elle.

Le diamant qui l'ornait captura la lumière du soleil, pour projeter des éclats scintillants sur les murs.

— Je ne peux pas me mettre à genoux, mais je refuse d'attendre une minute de plus. J'ai...

— Clark, tu... Tu ne peux pas faire ça, mon frère a tué ton ex-femme, je ne t'attire que des problèmes, c'est...

Il partit d'un petit rire incrédule, teinté de nervosité.

— Tu crois vraiment que ma vie était mieux avant ? Quand Anya et moi nous sommes séparés, j'étais certain que je resterai seul jusqu'à la fin de mes jours. Après tout ce qui m'était arrivé avec mon père, je pensais qu'une vie monotone et sans surprise me suffirait. Je m'étais résigné à ne vivre que pour mon travail et je m'estimais chanceux d'avoir Marcus. Puis je suis monté au sommet de ta tour, tu m'as mis un couteau sous la gorge et...

Il sourit doucement et malgré sa douleur, Eleanor l'imita. Au moins, leur rencontre avait donné le ton pour la suite.

— À la seconde où j'ai posé les yeux sur toi, j'ai compris pourquoi ça n'avait pas fonctionné avec Anya. Je m'étais toujours demandé si quelque chose clochait chez moi, si mon père ne m'avait pas transformé en monstre incapable d'éprouver quoi que ce soit, mais... Même si tu menaçais de me tuer, je n'arrivais qu'à penser à une seule chose. Tu es la plus belle femme que j'aie jamais vue, Eleanor.

Face à ces compliments, la concernée secoua la tête et baissa les yeux.

— Je ne ressemble plus à rien, répliqua-t-elle dans un murmure. J'aurai toujours une affreuse cicatrice sur la joue, je...

— Au contraire, elle te rend encore plus belle. Car en plus d'être sublime, tu es incroyablement forte. Chaque fois que je pensais que tu ne pouvais pas plus m'impressionner, tu trouvais un nouveau moyen de me rendre fou de toi. Tu croyais que je te prenais pour une biche égarée, mais c'était tout l'inverse. Je n'aurai jamais un centième de ton courage, ni de ta force.

Elle s'apprêtait à le contredire, lorsqu'il enchaîna :

— La seule biche égarée et le seul prince à sauver, c'était moi. Tu as chamboulé absolument toute ma vie et... Grâce à toi, j'ai compris que l'amour ne m'était pas hors d'atteinte.

Ces mots lui coupèrent toute envie de l'interrompre. Elle ne pouvait que le regarder à travers ses yeux brouillés de larmes, qui n'étaient plus si tristes qu'auparavant.

— Je t'ai dit que je n'étais pas vraiment croyant, mais quand j'étais petit, ma mère adorait me raconter une certaine légende. Une légende que j'aimais bien. Elle prétendait qu'à notre naissance, la Lune nous liait à une personne. Notre âme soeur.

La louve sentit son coeur battre de plus belle. Elle aussi connaissait vaguement cette histoire.

— Ma mère disait que cette personne n'était pas forcément celle qui nous ressemblait le plus. C'est même plutôt l'inverse, puisque notre âme soeur est censée nous compléter, nous pousser à accomplir des choses qui paraissent impossibles. Comme ma mère me racontait que la sienne était mon père, j'ai cessé de croire à cette légende après sa mort. Mais plus je passe de temps avec toi, plus j'y crois.

Il marqua une pause, tandis qu'Eleanor ne pouvait plus détacher son regard du sien. Il était encore plus étincelant que la bague qui brillait toujours entre eux.

— Quand je vois le lien qui nous unit, je me dis qu'elle avait raison. Que son âme soeur à elle n'était peut-être tout simplement pas mon père. Car je ne pensais pas un jour autant aimer tous les aspects de quelqu'un.

La jeune fille frémit, ignorant les larmes qui dévalaient ses joues.

— J'aime ta façon de sourire, comme si tu osais rivaliser avec le soleil. J'aime la manière dont tu prononces mon nom, comme s'il n'y avait que le "r" qui comptait, j'aime la force avec laquelle tu te bats, comme si tu étais certaine de gagner. J'aime aussi quand je t'exaspère et que tu lèves les yeux au ciel, comme si j'étais un imbécile que tu rêverais de secouer...

Il sourit et elle laissa échapper un petit rire étranglé. Rire qui s'éteignit lorsqu'elle retint son souffle, alors qu'il concluait :

— Je t'aime, toi, Eleanor. Et je sais que ça peut paraître précipité, mais notre vie de mortels est trop courte pour qu'on perde encore plus de temps. Je veux que tu sois ma femme et... Je ne veux plus passer un instant sans être avec toi.

Bien trop bouleversée pour prononcer un mot, la louve ne répondit pas tout de suite. Jamais elle n'avait ressenti autant d'émotions, jamais son coeur n'avait battu aussi vite, jamais elle n'avait été aussi heureuse...

— Enfin, si c'est ce que tu veux aussi, bien sûr, ajouta-t-il face à son silence. Je comprendrais que...

Elle l'interrompit en se jetant sur lui pour l'embrasser.

Tout tourbillonnait beaucoup trop vite dans son esprit, mais elle était sûre d'une chose : elle non plus ne voulait plus jamais être séparée de Clark. Elle voulait passer sa vie avec lui, tout affronter avec lui, qu'il devienne sa famille... Savoir qu'il nourrissait des sentiments aussi forts pour elle, en dépit de tout ce qu'ils avaient vécu, lui paraissait inconcevable.

Elle avait été persuadée qu'il ne pourrait jamais tomber amoureux d'elle autant qu'elle-même était devenue folle de lui. Elle avait pris conscience de ses propres sentiments depuis un moment, or à présent, elle pouvait enfin les partager.

N'oubliant pas qu'il était toujours blessé, elle s'écarta de lui avec précaution.

— C'est... C'est moi qui avais peur de tout précipiter, avoua-t-elle. Tu avais beau me rassurer, j'avais peur de m'emballer pour rien et...

Elle chassa ses larmes, uniquement induites par l'émotion et la joie, afin de river son regard à ses iris bleutés.

— Je t'aime aussi, Clark. Même si j'ai d'abord essayé de te détester, de te trouver tous les défauts possibles, je... Je suis incapable de faire autrement que de t'aimer.

Jamais elle n'avait confessé des paroles si vraies. Peu importe la rancune qu'elle avait cherché à nourrir contre son ex-fiancé, il s'était quand même frayé un chemin dans son coeur.

Coeur qu'il avait fini par habiter et qui ne battait désormais plus que pour lui.

En dépit de sa douleur, il se redressa pour l'embrasser de nouveau. Elle ne sentait même plus son entaille à la joue, que Clark vint doucement caresser. Au-delà de la passion, leur baiser scellait définitivement leur amour, et promettait un futur rempli de merveilles.

— Donc... Je prends ça pour un oui ? s'amusa-t-il en se reculant.

Elle hocha la tête, avant d'être gagnée par une malice que les derniers jours avaient éclipsée.

— Pour répondre par "oui", il faudrait déjà qu'il y ait eu une question... Tu m'as juste dit que tu voulais que je sois ta femme.

Il fit mine de réfléchir en jouant avec sa bague.

— Dans ce cas, acceptes-tu de redevenir ma fiancée ? s'enquit-il avec un irrésistible sourire taquin.

Elle passa les doigts dans ses bouclettes brunes, juste au-dessus de sa nuque.

— Uniquement si on se trouve un code rien qu'à nous. Pour toutes les fois où tu te lèveras avant moi et qu'il te prendra l'envie de me laisser un mot. Comme ça, je saurai si mon jus de grenade vient bien de toi.

Elle avait prononcé ces mots avec une légèreté qu'elle ne ressentait pas tout à fait. Clark le perçut et vint glisser une mèche de cheveux derrière son oreille. Ce geste lui déclencha de nouvelles larmes, si bien qu'elle se demanda comment il pouvait encore lui en rester.

— J'ai vraiment eu peur de te perdre, déclara-t-elle, la voix un peu rauque. Je ne veux plus jamais revivre tout ça, que ce soit à cause de mon frère ou de je ne sais qui...

Elle savait qu'en tant que Grand Alpha, il était plus exposé au danger que la plupart des autres personnes. Une guerre pouvait éclater, un opposant trop zélé pouvait décider de s'en prendre à lui... Cependant, si elle acceptait la bague qu'il lui tendait, elle se promettait de le protéger.

— Je veux rester la seule à avoir le droit de casser tes lunettes, ajouta-t-elle avec un peu plus d'humour. Si un autre abruti décide de s'en prendre à toi, il devra me rendre des comptes.

Il lui sourit, tout en dessinant des petits cercles sur son bras.

— Ça me va. Et tu ne mangeras que les petits-déjeuners que je te préparerai. Avec les jus et gâteaux de ton choix.

Sa douceur lui mit du baume au coeur et apaisa ses craintes. Une part d'elle redouterait toujours de perdre celui qu'elle aimait, mais de toute façon, il ne pouvait en être autrement.

Si la Lune – ou elle ne savait qui – le voulait bien, alors ils avaient encore de nombreuses années devant eux.

Et comme l'avait si bien dit Clark, il n'était plus question de perdre une minute.

— Si tu me promets des gâteaux, alors c'est oui, chuchota-t-elle.

Ils s'embrassèrent, puis il glissa la bague à son annuaire, juste à côté de l'un des rubis d'Eleanor. Ce n'était pas la première fois qu'elle se retrouvait avec l'un de ses anneaux au doigt, or elle ne put s'empêcher d'admirer sa main comme une idiote.

— Ne sommes-nous pas censés attendre le mariage avant d'échanger nos bagues ? fit-elle en effleurant le diamant.

Elle avait seulement voulu le taquiner, toutefois il prit un air embarrassé.

— Je n'ai pas encore eu le temps de te trouver une vraie bague de fiançailles, mais tu en auras une au plus vite. Je t'ai juste donné la mienne pour le symbole, même si je sais que...

— Je plaisantais, le coupa-t-elle en gloussant. Ça me fait plaisir que tu sois si pressé.

Elle retira l'un de ses rubis et le glissa délicatement à sa main gauche. Ils se les rendraient sûrement avant la prochaine pleine lune, ou dès qu'il lui aurait trouvé une autre bague, mais en attendant, elle était ravie d'avoir une petite part de lui avec elle.

— Nous serons quand même obligés d'attendre quelques mois, regretta-t-il en baissant les yeux. Les choses auraient été plus faciles si j'avais été divorcé, mais vu les circonstances...

— Je me contenterai avec joie du statut de fiancée, lui assura-t-elle. Une fiancée a le droit de passer toutes ses journées et toutes ses nuits avec son loup, n'est-ce pas ?

Elle ponctua sa phrase d'un petit sourire entendu, qui fit rougir ses pommettes. Elle se navra que son état ne permette pas plus de rapprochements.

— Il me semble bien, confirma-t-il sur le même ton. Quand bien même ce ne serait pas le cas, je suis certain qu'un Grand Alpha pourrait remédier à cela...

Ses lèvres vinrent encore rencontrer les siennes, et elle se retrouva presque allongée à côté de lui. Il laissa glisser sa main libre sur sa taille, tout près de son ventre. Le coup de pied envoyé par Manik y avait laissé un joli bleu, qui s'était rapidement estompé. Elle avait ressenti quelques douleurs les jours suivants, désormais disparues.

Un détail – et pas des moindres – lui revint soudain à l'esprit.

— Et Marcus ? s'inquiéta-t-elle. Ça ne va pas trop le perturber d'avoir... une belle-mère ?

Cette idée lui semblait presque irréelle. Elle aimait déjà énormément le petit garçon, et elle ne doutait pas qu'au fil des mois, elle le verrait comme son fils. Néanmoins, ce n'était pas qu'à elle d'en décider.

— Il est déjà très attaché à toi, affirma Clark. Il avait plutôt bien pris les choses pour Rowan et Anya, donc je ne suis pas très inquiet. L'autre jour, il m'a même dit que tu serais la plus belle des princesses pour moi.

Elle esquissa une moue attendrie. Ce louveteau était décidément le plus mignon du monde.

— Il va juste falloir nous réhabituer à être fiancés, reprit-il. Nous l'avons déjà été pendant... au moins dix ans, non ?

Elle pouffa. Lorsqu'ils la raconteraient, qui parviendrait à croire leur histoire ?

— Avec une interruption de six ans, acquiesça-t-elle. Et pour ce qui est de se réhabituer...

Elle déposa un baiser sur ses lèvres, l'air malicieux.

— Ça ne devrait pas être trop compliqué.

Note de l'auteure :

Trois ans. D'attente. Avant. De pouvoir enfin. Écrire ce chapitre ! 😭 J'espère qu'il vous a plu, Clark et moi avons tout donné ! 😂❤️

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