Chapitre 43 - Confrontations

— Je suis désolé de te dire ça, petite soeur, mais tu es d'une compagnie absolument assommante...

Eleanor n'accorda même pas un regard à son frère. Une seule journée s'était écoulée depuis son premier réveil dans la tour, pourtant il lui semblait être ici depuis des années. Manik avait beau se plaindre, elle doutait que son ennui soit supérieur au sien. Assise sur le plancher, toujours retenue par une chaîne fixée au mur, elle ne pouvait qu'attendre.

Attendre que Clark reçoive la lettre que Manik lui avait fait parvenir. Attendre qu'il décide éventuellement de venir jusqu'ici.

Même si sa situation était désespérée, la louve souhaitait sincèrement que Clark ne vienne pas. Elle refusait qu'il se mette en danger et surtout... Il était hors de question qu'il entende la proposition de Manik. Elle était cependant certaine qu'il viendrait. Loin d'elle l'envie de s'accorder trop d'importance, mais elle savait qu'il ne resterait pas sans rien faire.

— Tu pourrais au moins me demander des nouvelles de mes enfants, fit son frère en traversant la pièce pour ouvrir la fenêtre. Tu n'as donc rien à faire de tes neveux et nièces ?

Par chance, la plupart du temps, Manik ne lui adressait pas la parole. Il ne l'approchait que pour détacher sa chaîne du mur et l'accompagner aux toilettes, tel un chien que l'on promènerait en laisse. La jeune fille avait songé à se rebeller lors de ces brefs moments où elle n'était pas retenue à la paroi, or son frère pointait toujours une arme sur elle. Elle n'était seule que dans la salle de bains, où Manik avait pris soin de retirer tout objet dangereux.

Une fois qu'elle était de nouveau prisonnière dans son coin, le futur alpha du Rubis rangeait la clé des menottes au fond de sa poche. Il s'asseyait ensuite à une table et étudiait des documents. Il avait beau faire mine de travailler, Eleanor savait qu'il détestait accomplir les devoirs liés à sa position.

— Ils sont pourtant très mignons, continua-t-il de monologuer. Je ne pensais pas réussir à supporter des enfants, mais au final, ce n'est pas si terrible... Surtout quand on ne les voit que trois ou quatre fois dans l'année.

Il rit comme l'idiot qu'il était, tandis que la louve levait les yeux au ciel. Aussi triste que pouvait paraître cette idée, elle supposait que les enfants de Manik étaient bien mieux sans leur père. Plus tard, lorsqu'ils seraient propres et moins brailleurs, il ne manquerait pas de se charger de leur éducation. Il pourrait ainsi les façonner à son image.

— Si ton Grand Alpha ne veut pas de toi, tu pourras toi aussi avoir de jolis petits louveteaux. Le père de Taresh est veuf depuis trop longtemps maintenant, et il est demandeur d'une jolie épouse toute neuve...

Elle le foudroya d'un regard plus noir qu'un orage.

— Plutôt mourir, cracha-t-elle.

Elle savait que c'était exactement le genre de réaction qu'il voulait obtenir, mais c'était plus fort qu'elle.

— Oh, ne t'inquiète pas, ricana-t-il. Si tu tiens si peu que ça à ta vie, j'y mettrais volontiers un terme.

Il s'adossa au mur près de la fenêtre et croisa les bras. Le voir si tranquille était insupportable, d'autant plus qu'Eleanor était épuisée. Entre ses pensées agitées et le sol dur sur lequel elle reposait, elle n'avait presque pas dormi de la nuit. Ses douleurs n'étaient pas si terribles qu'après un entraînement avec Gretchen, mais elle se sentait quand même horriblement faible.

— D'ailleurs, j'espère que ton Clark a bien compris qu'il devait venir seul, sinon il sait à quoi s'attendre. Si je sens qu'il prépare la moindre entourloupe, tu n'auras bientôt plus à te préoccuper d'un mariage avec un loup boiteux.

La louve ne chercha pas à poursuivre cette stupide discussion. Toutefois, Manik semblait d'humeur loquace :

— Tu sais, ce n'est pas la peine de me regarder avec tant de haine. Je te déteste aussi, mais ça n'a rien de personnel.

Il examina ses ongles d'un air distrait, comme si cet aveu était on ne peut plus normal.

— Rien de personnel ? répéta-t-elle avec dédain. Dois-je te rappeler que depuis ma naissance, tu consacres toute ton énergie à me gâcher la vie ?

Elle ne se rappelait pas d'un moment où son frère avait fait preuve de gentillesse envers elle. Jouer avec elle aurait bien sûr été trop lui demander, or il aurait éventuellement pu prononcer une parole agréable à son égard. Lorsqu'elles étaient enfants, sa soeur Sandhya lui avait au moins dit qu'elle était la plus mignonne des petites soeurs. Ces marques d'affection avaient complètement disparu au fil des années, pour laisser la place à des mesquineries et autres insultes mal dissimulées.

— Depuis ta naissance, en effet. Cela signifie donc que je n'ai rien contre ta personnalité. En comparaison, je t'ai toujours trouvée plus amusante que notre soeur.

Sceptique, Eleanor tenta d'évaluer s'il cherchait encore à se moquer d'elle.

— Si nos parents ne t'avaient pas fiancée à ce stupide fils de Grand Alpha, peut-être que nous aurions pu nous entendre. Malheureusement, notre entourage a tout fait pour que je te déteste.

— Tu n'es qu'un hyène jaloux et cupide. Je ne suis pas la première personne à avoir été fiancée à quelqu'un d'un rang supérieur. À quoi ressemblerait le monde si chaque frère et chaque soeur devaient se montrer aussi envieux que toi ?

Discuter avec lui ne servait à rien, mais elle ne pouvait rester de marbre face à ses propos dénués de sens.

— Et je te rappelle que je n'ai jamais demandé à être fiancée à qui que ce soit. Tu as employé les pires méthodes pour rompre l'engagement, alors que tu aurais simplement pu tenter de parler à nos parents. Ils se moquaient de mon refus, mais toi, ils t'auraient écouté. Si nous nous étions alliés, peut-être que nous aurions chacun obtenu ce que nous voulions.

Comme elle s'y attendait, il éclata de rire. Autant converser avec un renard.

— Tu crois que je n'ai pas essayé ? Je leur ai dit cent fois que ces fiançailles étaient inutiles, que la Terre du Rubis n'avait pas besoin de cette alliance. Ils sont toujours restés campés sur leurs positions.

Seul le Grand Alpha lui-même aurait pu convaincre leurs parents de changer d'avis.

— Tu étais censée incarner la réussite de la Terre du Rubis, poursuivit-il. Ton nom serait resté gravé dans l'Histoire et tes descendants auraient constitué la lignée suprême. Moi, tout le monde m'aurait oublié. Même aujourd'hui, les gens m'auraient seulement désigné comme "l'alpha dont la soeur a épousé le Grand Alpha". Ils se seraient exclamé sur ma soi-disant "chance", alors que tu aurais été la seule à récolter la véritable gloire.

Une fois de plus, Eleanor leva les yeux au plafond. Si seulement il pouvait étaler son orgueil dans un livre et te laisser tranquille.

— Ce mariage aurait pu t'apporter des avantages, rétorqua-t-elle. À ton avis, pourquoi papa et maman l'avaient-ils conclu ?

Un petit mouvement dédaigneux agita ses épaules.

— Ils ne pensaient qu'au privilège que ce serait pour la Terre du Rubis. Ils voulaient que les loups de notre meute soient fiers que l'une des leurs épouse le futur Grand Alpha. Ils ont été prêts à t'offrir en pâture rien que pour une stupide alliance.

Il avait presque l'air compréhensif en tenant ce discours, mais elle n'oubliait pas ses horribles aveux de la veille.

— Ne comptes-tu pas faire la même chose avec ta fille ? lui lança-t-elle en relevant le menton. Tu fais semblant de critiquer nos parents, or tu agis exactement comme eux. Je te rappelle que tu veux fiancer cette pauvre petite au fils du Grand Alpha.

Cette idée la torturait à chaque instant. Elle n'avait pas besoin de poser de questions à Manik pour savoir qu'il avait eu des enfants uniquement dans cet objectif. Il lui avait fallu des ainés afin d'assurer la succession à son titre d'alpha du Rubis, puis une fille en capacité d'être fiancée. Avec un père pareil, comment ces pauvres petits allaient-ils pouvoir mener une vie équilibrée ?

Quant à Marcus... Elle refusait d'y penser. Elle refusait d'envisager que Clark puisse être contraint à faire un tel choix, qu'il se retrouve obligé de... Il saura garder la tête froide, tentait-elle de se persuader. Il ne pouvait pas sacrifier l'avenir de son fils. L'idée d'accepter l'offre de Manik ne lui paraîtrait même pas envisageable. Eleanor en aurait à jamais le coeur brisé, sa vie ne serait que malheur jusqu'à la fin de ses jours, mais cela n'avait pas d'importance.

Mieux valait qu'elle souffre, plutôt que deux pauvres enfants connaissent la situation qui avait été la sienne.

— Nos parents étaient dénués de réelles ambitions, argua Manik. Ils ne voyaient les choses qu'à court terme, avec une simple "position de privilégiée" qui serait accordée à la Terre du Rubis. D'ici une ou deux générations, cela ne vaudrait plus rien. Ce que j'ai en tête est beaucoup plus intéressant...

Il sourit, puis jeta un regard à la fenêtre. Ses yeux sombres brillèrent de satisfaction.

— Oh, voilà ton alpha préféré qui arrive ! Il a été drôlement rapide ! Cette tour n'est pas très loin de Sankana, mais tout de même... Il a dû se mettre en route dès qu'il a reçu mon message.

Il guetta la réaction de la louve, qui ne put empêcher un espoir de naître en elle. Peut-être que Clark saurait inverser la situation, peut-être qu'il ferait en sorte que son frère soit arrêté, peut-être que...

— Il a l'air d'avoir respecté mes conditions, observa Manik. Il est venu seul.

Eleanor retint son souffle. Elle ignorait exactement quelle vue avait Manik, mais elle supposait que la tour permettait de surveiller plusieurs lieues à la ronde. Elle espérait que Clark avait mis au point un plan avec Rowan et les autres, mais comment en être certaine ? Sûrement que Manik avait demandé à ses soldats de garder un oeil sur les alentours. Si l'un d'eux remarquait quelque chose de suspect, il ne manquerait pas d'aller prévenir son futur alpha.

La jeune fille vit son frère adresser un petit salut insolent au Grand Alpha, avant de s'écrier :

— Vous pouvez monter ! La porte est ouverte, ma chère soeur et moi vous attendons avec impatience !

Eleanor aurait préféré que l'entretien se déroule au pied de la tour. Ici, dans un espace clos que Manik maîtrisait... Tout pouvait arriver.

La même pensée dut traverser Clark, car elle l'entendit protester. Elle ne put percevoir distinctement ce qu'il disait, mais la réponse de son frère lui en donna une vague idée.

— Ma soeur n'est pas franchement en état d'être transportée jusqu'en bas, fit-il avec malice. Avez-vous peur d'être épuisé par les marches ?

Elle devina que le Grand Alpha allait monter, car aucune réplique ne lui parvint. Manik afficha son habituel petit sourire satisfait, puis vint vers elle. Il se plaça à ses côtés et ils fixèrent la trappe ouverte, à seulement quelques mètres devant eux.

À mesure que des pas résonnaient dans l'escalier, Eleanor sentait sa tension monter. Elle ne savait même plus si elle voulait revoir Clark, ou si elle préférait qu'il prenne la fuite le plus loin possible. Son frère serait un fou s'il osait blesser le Grand Alpha, cependant... Ton frère est littéralement fou, se rappela-t-elle.

Au bout de quelques minutes, les cheveux bruns de Clark apparurent dans l'ouverture. Quand il se hissa dans la pièce, la jeune fille eut l'impression d'être revenue dans sa tour, quelques mois plus tôt. Le Grand Alpha s'y était introduit de la même manière, et elle lui avait sauté dessus, un poignard en main. Lorsque au terme de leur petit combat, il lui avait avoué sa véritable identité, elle s'était découvert de nouvelles envies de meurtre.

Désormais... Quand il se retourna et que son regard croisa le sien, elle regretta de ne pas pouvoir se jeter dans ses bras.

Cela ne faisait que deux jours qu'elle ne l'avait pas vu, pourtant il lui semblait que des années s'étaient écoulées. La même impression devait l'habiter, car il ne put réprimer un léger sourire. Néanmoins, celui-ci s'effaça bien vite lorsqu'il remarqua les chaînes qui la retenaient. Son expression s'assombrit davantage quand il leva les yeux vers Manik.

— Mes plus humbles salutations, cher Grand Alpha, fanfaronna le loup du Rubis en mimant une révérence. C'est un honneur d'enfin faire votre connaissance.

Clark l'ignora, pour se réintéresser à Eleanor.

— Il t'a fait quelque chose ? lui demanda-t-il aussitôt.

Ses iris bleutés exprimaient une telle inquiétude qu'elle en eut le cœur serré. Pour sa part, il paraissait éprouvé par son voyage effectué en toute hâte. Il ne brandissait aucune arme, or il ne faisait nul doute qu'il en cachait une sous sa veste.

— Rien, le rassura-t-elle. Il m'a juste endormie afin de m'emmener jusqu'ici.

Elle éluda le fait qu'il l'avait jetée dans une charrette et qu'elle passait le plus clair de son temps assise sur ce parquet. Le simple fait de la voir enchaînée ainsi semblait le révolter.

— Vous allez la libérer immédiatement, ordonna-t-il à Manik. Je ne sais pas pour qui vous vous prenez, mais vous n'avez pas le droit de garder votre soeur prisonnière.

— Comme vous venez de le dire, il s'agit de ma soeur, répliqua l'intéressé avec un sourire en coin. Et je me prends pour ce que je suis, c'est-à-dire le futur alpha du Rubis. Étant donné que ma soeur appartient à ma meute, je peux faire d'elle ce que je veux. Le Grand Alpha ne peut pas s'immiscer dans les relations entre un autre alpha et son sujet.

L'entendre jouer de sa supériorité était insupportable, et cela ne plut pas du tout à Clark. Eleanor savait qu'il détestait jouer au dirigeant trop autoritaire, mais Manik l'y obligeait.

— Détachez ces chaînes et n'approchez plus jamais Eleanor, insista-t-il. Vous ne voudriez pas que les cinq autres meutes déclarent la guerre à la Terre du Rubis, n'est-ce pas ?

Manik éclata de rire, toutefois la louve nota qu'il lui avait fallu un certain temps de réaction. Sûrement ne s'était-il pas attendu à ce que le Grand Alpha joue si vite la carte de l'affrontement. Eleanor en était tout aussi étonnée. Les yeux écarquillés, elle fixa Clark et essaya de déterminer si ce n'étaient que des menaces en l'air.

Cependant, il semblait on ne peut plus sérieux.

— Une guerre ? répéta Manik, toujours hilare. Vous seriez capable de sacrifier les vies de milliers d'innocents, tout ça pour récupérer... ma très chère soeur ?

Il prononça ces derniers mots avec mépris, comme si la soeur en question n'était qu'une jument mal débourrée.

— J'en serais capable, confirma Clark, parfaitement stoïque. Mais je ne vais pas le faire, car vous allez me laisser la libérer.

Il fit mine d'esquisser un pas, or le frère d'Eleanor dégaina aussitôt un poignard. La lame de celui-ci était comme les aimait Manik : légèrement incurvée. L'idéal pour trancher des gorges, songea-t-elle en réprimant un frisson. Sans surprise, il l'attrapa par les cheveux et riva l'arme sous son cou.

— Vous pouvez toujours essayer d'approcher, ou de me menacer avec le déclenchement d'une guerre, défia-t-il le Grand Alpha. Si vous le faites, vous n'aurez plus aucune Eleanor à récupérer.

Pour illustrer ses propos, il appuya la pointe de la lame contre sa peau. Cela suffit à l'entailler et elle ressentit un picotement.

Un picotement plus douloureux que ce qu'aurait dû provoquer un simple poignard. Ses entraînements avec Gretchen se rappelèrent à elle, et elle comprit que son frère avait enduit ses armes avec de la raiponce. Toutes les blessures qu'il infligerait causeraient davantage de souffrances et mettraient plusieurs jours avant de se refermer.

— Honnêtement, je suis étonné, avoua Manik avec nonchalance. Je vous soupçonnais de vous être entiché de ma soeur, mais pas au point de vouloir déclencher une guerre pour son joli minois.

Ce constat ne paraissait pas particulièrement l'inquiéter. Au contraire, il se comportait toujours en maître de la situation.

— Je ne me serais jamais pensé capable d'une chose pareille non plus, reconnut Clark. Mais votre soeur en vaut la peine.

Il croisa le regard d'Eleanor et elle sentit son coeur s'emballer. Néanmoins, Manik vint inévitablement gâcher ce moment.

— Vous devez pourtant savoir que la marchandise est abîmée, s'amusa-t-il d'une voix mielleuse. Vos fiançailles ont été annulées pour une bonne raison, cela fait des années que ma chère soeur n'est plus vierge...

La louve aurait voulu pouvoir lui arracher les yeux. Tandis qu'elle fulminait en silence, le Grand Alpha arbora un air narquois qu'elle ne lui avait jamais vu.

— Oh, croyez-moi, j'ai été très bien placé pour le savoir, déclara-t-il calmement.

Pendant un instant, Eleanor se demanda si elle avait bien entendu. Son frère aussi parut déstabilisé, puisque ses doigts se crispèrent autour de son poignard.

— Voyons, Manik, n'ayez pas l'air si surpris, susurra Clark. Vous savez ce qu'on raconte sur les filles de chez vous. Pas faciles à apprivoiser, mais une fois qu'on sait comment les prendre...

Ses lèvres se fendirent en un sourire entendu, qui manqua de faire frissonner la jeune fille. Même si elle savait pertinemment qu'il ne faisait que jouer la comédie, l'entendre parler ainsi ne pouvait que la perturber. Au bref coup d'oeil gêné qu'il lui jeta, elle devina que cela lui coûtait aussi d'afficher une telle attitude.

— Vous savez ce que cela signifie, n'est-ce pas ? poursuivit-il en se concentrant sur Manik. Comme votre soeur porte peut-être un futur héritier au titre de Grand Alpha, j'ai le droit de disposer d'elle comme bon me semble. Si vous la retenez captive, vous vous opposez ouvertement à moi.

Ce n'était pas quelque chose qu'il venait d'inventer, puisque ce principe existait réellement. Lorsqu'une femme couchait avec un alpha, on considérait qu'elle lui appartenait, au moins jusqu'à ce qu'on sache si elle portait un héritier. Cette règle transformait presque les concernées en objets à la merci du dirigeant, or dans le cas présent, elle allait peut-être sauver Eleanor.

Cela sembla d'ailleurs faire son effet sur Manik, qui resta muet quelques secondes. Il finit toutefois par ricaner.

— Si vous voulez partir sur ce terrain-là, cela ne vous embêtera pas que j'assure mes arrières...

Et sans crier gare, il envoya un violent coup de pied dans le ventre d'Eleanor. Elle poussa une exclamation et se retrouva pliée en deux, le souffle coupé. Elle avait reçu bon nombre de coups dans sa vie, mais celui-ci se hissait en haut du classement des plus douloureux. Manik y avait mis toute sa hargne, afin de montrer que leur numéro ne servait à rien.

— Maintenant que j'ai votre attention, vous allez prendre le temps de considérer ma proposition. Si vous vous pliez à mes exigences, ma chère soeur vous appartiendra tout entière.

La louve essaya de se redresser, mais fut prise d'une horrible quinte de toux. Son frère ne l'avait vraiment pas ratée.

— Vous êtes un homme mort, Manik, gronda Clark.

Quand elle réussit à relever la tête, elle vit presque des ondes de rages vibrer autour de lui. Il mourait d'envie de la rejoindre, or son regard oscillait entre son frère et l'arme qu'il tenait.

— Un homme mort qui peut trancher la gorge de votre petite Eleanor, fanfaronna Manik. Toutefois, si vous tenez réellement à elle, vous pouvez choisir de la sauver. La décision vous appartient.

Il fixa le Grand Alpha avec un immense sourire, dans l'expectative de sa réaction.

— Et qu'est-ce que vous voulez ? grinça Clark.

Eleanor prit de grandes inspirations haletantes, décidée à intervenir.

— Il... Il ne faut surtout pas que tu acceptes, je saurai me débrouiller, je...

Son frère l'interrompit en lui tirant les cheveux.

— Laisse donc le Grand Alpha se faire son propre avis, lui ordonna-t-il avec un calme glaçant. Peut-être qu'il sera ravi de fiancer son fils à ma fille...

Clark blêmit aussitôt. Il posa les yeux sur Eleanor, qui essaya de secouer la tête pour l'inciter à refuser.

— Un simple mariage, reprit Manik. Ma fille deviendra la femme du prochain Grand Alpha, et en échange, vous serez libre de récupérer ma soeur.

Le regard furieux, Clark ne prononça pas un mot. La louve aurait voulu qu'il refuse, qu'il dise à son frère qu'il lui était impossible de faire ça, qu'il préférait sacrifier Eleanor, qu'il...

— Nous ne sommes pas sûrs que Marcus soit un loup du Diamant, déclara-t-il cependant. S'il est un loup du Saphir, comme sa mère, il ne deviendra jamais Grand Alpha.

Face à cet argument, Manik se contenta de hausser les épaules.

— C'est un risque que je suis prêt à prendre.

Clark ne cilla pas. Il regarda brièvement la jeune fille, qui l'implora de ne pas envisager cette folie.

— Tu ne peux pas infliger ça à Marcus, je...

— Si je refuse, qu'adviendra-t-il d'Eleanor ? l'interrompit-il, son attention concentrée sur Manik.

Ce dernier fit mine d'y réfléchir, alors que ses plans devaient déjà être mûrement élaborés.

— Si elle est sage, j'ai quelques connaissances qui seront ravies de l'épouser. Elle aura l'interdiction de vous revoir, évidemment. Si elle se montre trop... sauvage, il faudra bien que je lui règle son compte une bonne fois pour toutes.

La mâchoire contractée, Clark parut se plonger dans ses réflexions. Eleanor ne comprenait pas comment il pouvait ne serait-ce qu'y réfléchir. Il fallait qu'il pense au bonheur et à l'avenir de Marcus, pas qu'il se préoccupe de savoir ce qu'elle deviendrait.

— De simples fiançailles et Eleanor sera libre, résuma-t-il au bout d'un moment. Vous n'interfèrerez plus jamais dans le moindre aspect de sa vie ?

Manik leva une main, l'air faussement solennel.

— Je vous le promets, cher Grand Alpha. Par précaution, je lui ferai juste subir une petite intervention avant de vous la remettre, mais hormis cela, vous pourrez faire d'elle ce que vous voulez.

Un mauvais pressentiment envahit la louve.

— Une intervention ? répéta Clark, aussi alarmé qu'elle. De quelle sorte, exactement ?

Le sourire mauvais de Manik étincela de plus belle.

— Rien de bien méchant, chantonna-t-il de sa voix aux inflexions sensuelles. Je veux juste m'assurer qu'elle ne vous donnera jamais aucun héritier. Le médecin m'a assuré qu'elle resterait parfaitement fonctionnelle à tous les autres niveaux, ne vous inquiétez pas.

Eleanor eut une soudaine envie de vomir. Plus rien n'aurait dû l'étonner, elle le savait. Malgré tout...

— En tant que Grand Alpha, j'ai un pouvoir contre lequel vous ne pouvez rien, fit Clark avec une colère difficilement contenue. Si je constate qu'un alpha n'est pas apte à assurer ses fonctions, j'ai le devoir de le tuer. Chacun de vos mots me prouve que vous êtes complètement fou.

Manik repartit d'un grand rire, pas impressionné pour deux sous.

— Dans l'immédiat, c'est moi qui peut tuer Eleanor si vous m'agacez trop. Et je tiens à préciser qu'il ne s'agira pas de fiançailles ordinaires. J'ai préparé un document que vous devrez signer si vous acceptez mon offre. Il s'agit d'un contrat de mariage anticipé, absolument impossible à annuler. Sinon, votre peuple entier saura que vous êtes un menteur.

Clark écarquilla les yeux, et elle comprit qu'il avait espéré mettre un terme aux fiançailles après l'avoir libérée. Naturellement, Manik avait prévu la moindre possibilité.

— Le choix vous revient, cher Grand Alpha, conclut-il. Votre fils, ou ma soeur.

Un silence tomba, pendant lequel Clark sembla encore réfléchir. Trop réfléchir.

— Il ne faut pas que tu l'écoutes, intervint-elle. Il fait seulement ça pour s'assurer une place au pouvoir, il te mènera la vie infernale si sa fille est fiancée à Marcus, il...

— Si vous refusez, c'est ma soeur qui aura une vie infernale.

N'y tenant plus, elle leva la tête vers lui.

— Et qu'est-ce que tu vas me faire de pire ? Tu m'as déjà piégée, humiliée aux yeux du monde entier, tu as engagé Gretchen pour m'infliger des centaines de blessures... Je survivrai à un mariage forcé ou que sais-je encore.

C'était faux. Si elle était condamnée à une vie misérable, sans plus aucun espoir de retrouver Clark, elle préférait mourir. Cependant, il était hors de question qu'il prenne la mauvaise décision.

— Il est vrai que Gretchen avait largement dépassé mes espérances, sourit Manik. Dommage qu'elle soit morte...

Cette annonce fit l'effet d'une nouvelle masse sur la tête d'Eleanor. Elle fixa son frère avec incrédulité, mais celui-ci s'était déjà réintéressé au Grand Alpha.

— Gretchen est... morte ? l'interpella-t-elle.

Elle savait qu'elle avait laissé la vampire inconsciente dans sa tour, cependant... Elle avait sûrement eu le temps de se réveiller avant le lever du jour, non ?

Manik la toisa comme si elle était la créature la plus stupide et insignifiante de sa connaissance.

— Bien sûr que oui, répliqua-t-il. Je te rappelle que tu l'as condamnée à brûler en plein soleil. Il ne restait plus qu'un tas de cendres quand mes soldats sont montés dans ta tour.

Une fois n'est pas coutume, elle sentit qu'il ne mentait pas.

Complètement perdue, la louve eut l'impression que quelque chose clochait. Elle s'était toujours figuré que dès son réveil, Gretchen avait prévenu Manik de sa disparition. Cela expliquerait pourquoi son frère avait retrouvé sa trace lorsqu'elle était encore sur la Terre du Topaze. Toutefois, si la vampire était hors jeu depuis le début...

— Il va falloir que vous vous décidiez, reprit Manik à l'adresse de Clark. Si vous...

— Si Gretchen ne t'a pas informé de ma disparition, comment as-tu pu me retrouver si vite ? l'interrompit-elle.

De longues semaines auraient dû s'écouler avant que son frère se doute de son évasion. Il ne se serait alarmé qu'au bout d'un ou deux mois, lorsque la vampire ne lui aurait plus donné de nouvelles. Néanmoins, lors de leur confrontation dans le désert, Manik avait tenu des propos bien différents. En réalité, je n'ai perdu ta trace que quelques jours, à peine. Tu étais encore sur la Terre du Topaze quand des informations croustillantes sont remontées à mes oreilles.

Sans Gretchen – ou une autre aide mystérieuse – il était impossible qu'il l'ait retrouvée en si peu de temps.

— Je ne vois pas en quoi cela te concerne, rétorqua-t-il. Tu ne penses pas qu'il y a plus urgent à régler dans l'immédiat ?

Il s'était efforcé de prendre un ton détaché, mais en seize ans de vie commune, Eleanor avait appris à le connaître. L'éclat dans son regard s'était assombri, signe que la tournure prise par la conversation ne lui plaisait guère. Le poignard qu'il appuya un peu plus contre son cou le lui confirma.

— Tu avais d'autres espions, n'est-ce pas ? Des soldats qui se trouvaient déjà sur la Terre du Topaze, et qui ont...

Sa phrase se termina dans un gémissement, Manik lui ayant de nouveau tiré les cheveux.

— Puis-je savoir ce que vos espions faisaient sur la Terre du Topaze ? s'enquit Clark. Ce n'est pas pour jouer de mon titre, mais officiellement, je suis le seul alpha qui a le droit de surveiller les autres meutes.

Eleanor sentit la pointe de l'arme s'enfoncer un peu plus dans sa chair. Quelque chose déstabilisait son frère, et il fallait qu'elle comprenne pourquoi.

— Dans l'immédiat, je n'ai pas de comptes à vous rendre, s'agaça-t-il. J'en déduis que vous ne tenez pas tellement à ma soeur, si un autre sujet vous préoccupe.

Bien que ses pensées soient tout sauf claires, la louve se souvint d'un nouveau détail.

— Tu... Tu m'as dit que la femme de Clark assistait à des rendez-vous nocturnes. Comment l'as-tu découvert ?

Il tirait si fort à la base de ses cheveux qu'elle craignit de se faire arracher la peau.

— Vous n'êtes absolument pas censé être au courant, renchérit le Grand Alpha. Avez-vous demandé à vos soldats de m'espionner ? Est-ce pour cela que...

Il s'interrompit soudainement et serra davantage les poings. Son regard se perdit dans le vide quelques secondes, avant de dévisager Manik.

— Vous faisiez suivre Anya, n'est-ce pas ? Tout comme vos soldats m'ont suivi lors de mon voyage sur la Terre du Topaze ? C'est pour cette raison que vous avez retrouvé Eleanor si vite. Vos espions ont fini par la reconnaître et...

Le frère de la jeune fille éclata de rire. Cependant, c'était le rire le plus faux qu'elle avait jamais entendu.

— Sans vouloir vous manquer de respect, ma soeur vous a complètement fait perdre la tête. Je ne vois pas pourquoi vous allez vous imaginer de telles choses, alors que vous êtes le premier à fouiner dans les affaires des autres meutes.

Il avait beau essayer de donner le change, sa perte d'assurance était si flagrante que c'en était suspect.

— Pourquoi vous intéressiez-vous aux activités d'Anya ? insista Clark. Et pourquoi vouliez-vous savoir ce que je faisais sur la Terre du Topaze ?

Manik hésita un instant.

Un instant de trop.

Cela laissa le temps à Eleanor d'envisager quelque chose d'insensé, quelque chose d'improbable, et pourtant... Ce ne pouvait qu'être la vérité.

— Est-ce que c'est toi qui... Est-ce que tu as tué la femme du Grand Alpha ?

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