Chapitre 41 - Retour à la réalité
Quand Eleanor se réveilla, son premier réflexe fut de chercher à se rendormir. La lumière du jour avait beau filtrer à travers les volets, elle n'avait aucune envie de se lever. Ses paupières lourdes la suppliaient de se reposer encore un peu, de même que ses membres endoloris. Peut-être aurait-elle dû moins danser la veille. Ou se coucher moins tard. Ou...
Au souvenir de la nuit dernière, elle se redressa en toute hâte.
Soudain parfaitement alerte, elle constata que Clark n'était plus à côté d'elle. Il s'est pourtant bien endormi ici, non ? Avait-elle rêvé tout ce qui s'était produit ? Peut-être étaient-ils simplement rentrés à l'auberge après avoir mangé, et que le reste n'était qu'un songe cruel ?
Les fleurs écrasées sur le dessus-de-lit ne tardèrent pas à la rassurer. Elle repéra aussi un petit plateau posé sur sa table de chevet. Il contenait un jus de fruit, ainsi qu'une viennoiserie avec des pépites de chocolat. Elle faillit se jeter dessus, mais s'intéressa d'abord au petit mot plié près du verre.
« Désolé de m'être levé, j'avais peur que Marcus soit déjà réveillé. Rejoins-nous dans le couloir quand tu seras prête.
— Clark »
Elle sourit comme une idiote, avant de s'inquiéter de l'heure. Elle jeta un coup d'oeil à une horloge et poussa une exclamation. Il n'était pas loin de midi et demi. Pourquoi donc personne ne l'avait réveillée ? Si elle n'était pas prête dans moins d'une heure, elle allait mettre tout le monde en retard.
Elle avala en vitesse son petit-déjeuner, bien qu'elle aurait voulu prendre le temps de l'apprécier. Le Grand Alpha lui avait porté du jus de grenade, qui se trouvait être son préféré. Elle se demanda comment il avait pu le deviner, sachant qu'elle était certaine de ne jamais l'avoir mentionné. Sûrement a-t-il suivi son intuition, se dit-elle avec amusement. Ou peut-être s'agissait-il juste d'un coup de chance. Quoi qu'il en soit, cela la ravissait.
Elle s'empressa ensuite de se lever pour se préparer un bain. Une fois propre, elle s'attela à démêler ses cheveux, ce qui ne fut pas une mince affaire. Elle prenait d'habitude soin de les brosser avant de se coucher, mais avait été trop pressée de retrouver Clark.
Clark et ses yeux si étincelants, Clark et sa peau si chaude, Clark et ses lèvres si douces... Même lorsqu'elle se démena avec un noeud coriace, elle ne pensa qu'à lui. Mille et une images de la veille défilaient dans son esprit, sans qu'elle ne parvienne à réaliser qu'elles étaient réelles. Quand elle croisa son reflet dans un miroir, elle se surprit de la jolie couleur rose de ses joues. Une certaine lueur, absente le matin précédent, brillait aussi dans son regard.
De plus, elle réalisa qu'elle ne trouvait plus ses cicatrices si terribles. Elle aurait bien sûr voulu les effacer, de même que les souvenirs qu'elles évoquaient, mais... Elles ne lui inspiraient plus autant de honte qu'auparavant. Elle les avait laissées à la vue d'autres personnes pour la première fois, et celles-ci n'avaient pas semblé trop dégoûtées. En temps normal, elle ne s'encombrait que rarement de l'avis des autres, or à ce sujet, elle ne pouvait s'en empêcher.
Pressée par le temps, elle ne se coiffa pas aussi joliment qu'elle l'aurait souhaité. Elle se contenta d'une tresse simple, puis enfila la robe qu'elle jugea la plus jolie. S'apprêter pour un voyage était inutile, mais elle avait envie d'apparaître sous son meilleur jour. Dépêche-toi, se réprimanda-t-elle en rangeant ses affaires. Clark n'aura rien à faire que tu sois présentable si tu arrives avec deux heures de retard.
Elle sortit de la chambre avec son sac à la main, persuadée que tout le monde était en train de l'attendre. Elle se dirigea vers la porte de Rowan, sans avoir le temps de frapper.
— Mademoiselle ? l'interpella un homme en venant vers elle.
Elle fit volte-face, surprise d'être abordée de la sorte. Son regard croisa celui d'un jeune homme inconnu, qui se trouvait être un loup du Rubis. S'agissait-il de quelqu'un qui l'avait reconnue ?
— Vos amis m'ont chargé de vous dire que quelque chose de grave s'était produit, déclara-t-il cependant. Le petit garçon est parti avec son père chercher des provisions pour le voyage, mais il a disparu.
Eleanor écarquilla les yeux.
— Quoi ? Comment ça "disparu" ?
Elle savait que Clark faisait toujours attention à ce que son fils tienne la main de quelqu'un. Même s'il était curieux, Marcus n'était pas non plus du genre à se montrer aventureux ou désobéissant. Comment avait-on pu perdre sa trace ?
— Apparemment, son père était en train de payer des gâteaux quand le petit a voulu aller caresser un chameau. Son père lui a dit d'attendre, mais il est parti et s'est noyé dans la foule.
Elle sentit une vague de panique la gagner, toutefois... Une pointe de méfiance la tenailla. Si la situation était réellement aussi critique, pourquoi personne ne l'avait réveillée ? Elle voulait bien croire qu'ils avaient souhaité la ménager, or de telles circonstances exigeaient que tout le monde s'attèle à retrouver Marcus.
Elle n'oubliait pas non plus que son frère la gardait à l'oeil, et que des événements de la veille avaient pu remonter à ses oreilles... Qui lui disait que cet inconnu n'était pas l'un de ses soldats ? Clark ne serait jamais passé par un intermédiaire pour te dire cela, se persuada-t-elle. Il t'aurait réveillée.
Néanmoins, il fallait qu'elle en ait le coeur net. Elle frappa violemment à la porte de Rowan, puis à celle de Judith, pour terminer avec la chambre de Philip. Toutes étaient verrouillées et personne ne lui répondit.
— Chacun est parti ratisser le village pour tenter de le retrouver, l'informa le jeune homme.
Elle reporta son attention sur lui et l'étudia plus attentivement. Il avait l'air on ne peut plus ordinaire et innocent, mais bien sûr, Manik n'aurait pas envoyé l'un de ses soldats en uniforme. Réfléchis. Ne fais pas n'importe quoi.
Si Marcus était vraiment perdu, elle ne pouvait pas rester ici les bras croisés. Après tout, puisque personne n'était dans sa chambre, il se pouvait que l'inconnu lui dise la vérité. Quelle autre raison aurait poussé tout le monde à s'absenter de manière si précipitée ? Depuis le début de leur voyage, au moins une personne restait à l'auberge tant qu'une autre n'était pas réveillée. Jamais quelqu'un n'était laissé seul.
Soudain, une affreuse hypothèse lui vint à l'esprit : et si son frère avait capturé Marcus ?
Non. Il avait beau être fou, il n'aurait pas osé s'en prendre directement au Grand Alpha. S'attaquer à son fils – et potentiel futur héritier du titre – serait passé pour une déclaration de guerre.
— Je vais aller les rejoindre, décréta-t-elle.
Elle prit un instant pour guetter la réaction du jeune homme. Celui-ci se contenta de hocher la tête, l'air inquiet.
— J'espère que vous allez le retrouver.
Elle lui adressa de brefs remerciements, puis tourna les talons. Son sac de voyage vissé à l'épaule, elle descendit dans le hall de l'auberge. Elle s'y attarda quelques instants, afin d'éventuellement repérer l'un des membres du groupe. La salle étant bondée de clients sur le départ, elle peina à s'y frayer un chemin. Malheureusement, elle ne vit personne qu'elle connaissait.
Prenant son courage à deux mains, elle sortit dans la rue. Celle-ci grouillait de balayeurs occupés à nettoyer les restes des festivités. Les guirlandes et couronnes de fleurs avaient été enlevées, de même que les étals des commerçants. Les peintures murales seraient nettoyées par la pluie, alors personne n'avait le coeur à les effacer.
Quand bien même Manik aurait prévu un piège, elle ne risquerait rien tant qu'elle resterait dans les endroits passants. Et si elle devait se battre, ses armes étaient toujours sur elle.
Elle commença à arpenter les rues du village, tout en guettant chaque intersection. Plus vite elle retrouverait une tête connue, plus vite elle serait rassurée. Si elle réussissait à mettre la main sur Marcus avant cela, ce serait parfait. Elle remonta les allées qui menaient à la place principale, où ils avaient dansé la veille. Toute trace des musiciens avait disparu, or la majorité des boulangeries et pâtisseries se trouvaient aux alentours. Dans le meilleur des mondes, le petit garçon se serait laissé attirer jusque-là, ou une âme charitable attendrait ici avec lui que ses parents viennent le chercher.
Évidemment, ils ne vivaient pas dans le meilleur des mondes. Ainsi ne vit-elle personne.
Une nouvelle idée terrible l'assaillit : et si quelqu'un avait reconnu le Grand Alpha lors de la fête ? Et si cet individu avait décidé d'enlever Marcus ? Et si les meurtriers d'Anya les suivaient depuis le début ? Et si un illuminé avait pour projet de supprimer toute la famille de Clark et...
Respire. À force de se torturer avec mille questions, elle commençait à avoir la migraine. Elle dut même s'appuyer contre un mur pour dissiper les étincelles qui crépitaient dans son champ visuel. Cette journée débutait de la pire manière possible, la prenant complètement au dépourvu. Tout contrastait tellement avec la légèreté de la veille qu'elle ne savait plus où elle en était.
Elle reprit son chemin d'un pas prudent, se sentant toujours un peu étrange. Quand une femme vint à sa rencontre, elle dut cligner les paupières plusieurs fois pour que son visage s'affiche avec netteté.
— Mademoiselle ? Vous n'avez pas l'air d'aller bien, vous devriez venir par ici.
La femme tenta de l'entraîner vers une ruelle, mais Eleanor dégagea vivement son bras. Ce geste lui provoqua un nouveau tournis, si bien que sa panique redoubla. Pourquoi se sentait-elle tout à coup si faible ?
L'inconnue revint à la charge et lui attrapa le poignet avec fermeté. La louve était encore assez alerte pour saisir son poignard, alors elle le dégaina immédiatement.
— Lâchez-moi ! s'écria-t-elle en dirigeant son arme vers la femme.
Cette dernière l'évita sans difficulté et n'eut aucun mal à la désarmer. La jeune fille avait l'impression que ses membres pesaient une tonne. Ressaisis-toi, ressaisis-toi, se répéta-t-elle. Or sa faiblesse n'était pas mentale, mais physique. Elle avait beau se concentrer, elle peinait de plus en plus à stabiliser sa vision et à contrôler ses mouvements.
— Vous allez me suivre et plus vite que ça, grinça l'inconnue.
Elle tira violemment sur son bras et Eleanor poussa un cri. Elle tenta de se débattre, mais sa force était devenue celle d'un moustique. Même lorsqu'elle essaya de crier pour demander de l'aide, sa voix s'étrangla.
Elle ne put que se laisser entraîner dans cette ruelle, tout en sentant des larmes affluer à ses yeux. Quel que soit le piège prévu par Manik, il était en train de se refermer sur elle. D'autres silhouettes sombres se profilaient au fond de la rue toute étroite et... Non. Il était hors de question qu'elle se laisse avoir si facilement. Peu importe ce qu'on lui avait fait pour qu'elle se sente aussi mal, il fallait qu'elle lutte.
Animée par un regain d'énergie, elle envoya un coup de pied dans les genoux de l'inconnue. Cela suffit à la surprendre pour que la jeune fille puisse libérer son bras. Elle enchaîna sans réfléchir par un coup de coude, qui percuta le nez de la femme. Entendre son grognement de douleur la revigora et elle se retourna vers l'allée principale.
Elle n'avait pas fait trois foulées qu'une force la tira en arrière. Elle se débattit comme un diable pour y échapper, mais son bref combat l'avait vidée de ses maigres forces.
Les tâches devant ses yeux triplèrent de volume, jusqu'à devenir d'horribles formes noires. Elle eut beau cligner les paupières, elles refusèrent de se dissiper. Un bourdonnement ne tarda pas non plus à vibrer dans ses oreilles, lui donnant presque envie de sombrer dans l'inconscience. Cependant, elle continua de lutter contre ce qui l'entraînait au fond de la ruelle.
— Vous allez réussir à l'avoir, oui ?
Cette voix lui donna encore plus envie de s'échapper, or son corps était devenu celui d'une poupée de chiffons. Elle ne put que pousser un glapissement quand on la jeta sur une surface horriblement dure. Sa tête la heurta avec force, mais elle eut à peine conscience de la douleur.
Le brouillard l'engourdissait toute entière, de même qu'une irrésistible envie de dormir. Un visage parvint toutefois à percer cette brume et à se dessiner devant elle. Face à ce sourire étincelant, elle comprit que Clark ne s'était pas trompé. Chère Lune, tu n'en as vraiment rien à faire de nous.
— Bonjour, petite soeur, chantonna Manik. J'espère que tu as apprécié ton jus de grenade, je te l'ai vraiment préparé avec amour...
Ses paroles résonnèrent plusieurs fois dans l'esprit d'Eleanor, comme si sa tête était devenue un tambour.
— Je me suis permis d'y rajouter un petit ingrédient, je sais à quel point tu aimes dormir... Bonne sieste, mon petit zèbre.
La louve voulut l'insulter, mais ses lèvres refusèrent de bouger. Elle vit une dernière fois la mine sournoise de son frère, puis ses paupières tombèrent comme des chapes de plomb.
Le sommeil l'emporta, dans un affreux tourbillon d'ombres et de détresse.
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