Chapitre 4 - De légers dérapages

— Je vous avais dit de ne pas bouger !

Eleanor avait la folle envie de casser quelque chose. À ses pieds, le sang de Gretchen imprégnait le sol et menaçait de s'attaquer à ses chaussures. Elle s'éloigna du corps inanimé de la vampire, sans cesser de foudroyer le Grand Alpha du regard.

Sa colère, mêlée à un profond sentiment de tristesse et de déception, était si forte qu'il lui fallait un exutoire. En l'absence d'assiettes à briser à travers la pièce, Clark formait un excellent bouc émissaire.

— Je l'ai entendue vous frapper ! se défendit-il. Je n'allais pas rester sans rien faire.

La louve leva les yeux au ciel. Si son sort lui importait vraiment, il aurait pris la peine de mener des recherches sur son ancienne fiancée, des années plus tôt...

— Bien sûr, jouer au prince charmant était trop tentant, maugréa-t-elle. Vous auriez pu vous faire tuer, Gretchen s'en serait battue les canines que vous soyez le Grand Alpha ou le roi des moustiques !

— De toute façon, au point où j'en suis...

Il soupira et se pinça quelques instants l'arête du nez, comme en proie à une migraine. Il fallait avouer que l'odeur de sang se faisait de plus en plus entêtante... Heureusement, seule la faible lumière d'une lanterne les éclairait, ce qui permettait de presque faire abstraction de la présence du corps et du liquide noirâtre qui l'entourait. Presque.

— Qu'est-ce que vous faites ? s'enquit-elle en voyant Clark se pencher vers la trappe.

— Sauf si vous comptez me garder prisonnier, je n'ai pas l'intention de rester ici. Mes amis m'attendent dans les bois. Il faut que je les retrouve avant qu'ils me croient mort et nomment mon fils Grand Alpha...

Il grimaça à cette idée et attrapa l'anneau permettant de tirer sur la trappe.

— Vous ne pourrez pas l'ouvrir, le prévint-elle. Il n'y a que la force surnaturelle d'un vampire qui puisse la soulever.

Il ne tint pas compte de ses paroles et essaya quand même. Sans surprise, le bloc de pierre ne bougea pas d'un millimètre.

— Auriez-vous la gentillesse de venir m'aider ? fit-il comme elle se contentait de le regarder en croisant les bras.

Elle grogna que cela ne servirait à rien. Malgré tout, pour la forme, elle s'empara aussi de l'anneau et ils firent une nouvelle tentative. Ils eurent beau y mettre toutes leurs forces, cela fut parfaitement inutile.

— Bon, tant pis, marmonna-t-il en se redressant.

Il traversa la pièce pour s'approcher de la fenêtre et commença à enlever ses chaussures.

— Attendez ! l'arrêta Eleanor. Vous ne pouvez pas sauter, il faut que vous m'emmeniez avec vous !

Il fronça les sourcils, pareil à si elle lui parlait une autre langue.

— Je n'ai pas l'intention de vous laisser ici, l'informa-t-il. Nous allons sauter et quitter cette tour, puis je vous accompagnerai jusqu'au village le plus proche.

— Non, je... Je ne peux pas sauter.

Cela lui coûtait d'exposer ainsi l'une de ses faiblesses, mais elle n'avait pas le choix.

— Pourquoi ? la questionna-t-il sans comprendre. Si c'est la hauteur qui vous effraie, j'ai bien peur que nous soyons obligés de faire avec et...

— Je ne sais pas nager, le coupa-t-elle en essayant de soutenir son regard. À votre avis, pourquoi m'a-t-on enfermée dans une tour au milieu d'un lac ?

Depuis qu'il avait fait irruption chez elle, son air sceptique ne l'avait quasiment jamais quitté. À présent, sa perplexité se faisait telle que c'était à se demander si elle ne lui était pas naturelle...

— Pardonnez-moi, mais je ne suis pas sûr de saisir toute votre histoire, avoua-t-il. Vous avez été ma fiancée jusqu'à vos...

— Seize ans, compléta-t-elle de mauvaise grâce.

— Puis vous avez passé des années enfermée ici, afin de devenir une Chasseuse, car votre frère... payait cette femme pour vous garder prisonnière ? ajouta-t-il, perdu.

La louve voulait bien reconnaître que son histoire n'était pas des plus communes...

— Retenez simplement qu'une fois que vous vous êtes débarrassé de moi, ma famille m'a laissé deux solutions. Soit on me mariait avec un vieux loup veuf ou divorcé, qui consentirait à récupérer vos restes, soit j'acceptais de suivre une formation pour devenir une Chasseuse de vampires. Entre servir de poule pondeuse, ou me défouler en éradiquant des immortels, le choix a été vite fait...

— Mais pourquoi avoir été enfermée dans une tour ?

Elle retint un grognement. Ce Grand Alpha était-il donc le plus stupide de sa lignée ?

— Parce que cela fait partie du protocole pour devenir un Chasseur ! répliqua-t-elle sur le ton de l'évidence. Nous devons savoir compter sur nous-mêmes et nous concentrer sur notre formation et nos objectifs. Il ne faut pas non plus que nous recevions de visites.

Il hocha lentement la tête, sans paraître vraiment convaincu. Afin de pleinement comprendre ce qui était arrivé à la jeune fille, il existait d'autres détails dont il aurait dû avoir connaissance. Cependant, elle n'avait aucune envie de les lui livrer.

— Et donc, cette femme, reprit-il en désignant la vampire, était chargée de vérifier que vous ne quittiez pas cette tour ?

— C'était également ma formatrice, confirma-t-elle. Comme cela fait six ans que je suis un entraînement et que je suis prête à devenir Chasseuse, j'aurais dû passer un examen ce soir. J'aurais enfin été libre de partir en mission, mais il semblerait que mon frère en ait décidé autrement...

Avant qu'il ne lui pose des questions sur Manik, elle revint à leur sujet principal :

— Si je saute, je me noie. Il va donc falloir que nous trouvions une autre solution.

La réflexion se peignit sur le visage de Clark, puis il désigna Gretchen.

— Nous pourrions essayer de la menacer et la forcer à ouvrir la trappe ?

Eleanor tenta de considérer cette idée, puis secoua la tête.

— Même si nous sommes deux et en position de force, cela reste trop risqué. À moins que nous attendions le lever du jour pour lui faire peur avec les rayons du soleil et...

— Hors de question, la coupa-t-il, soudain affolé. D'ici là, tout le monde me croira mort et mon fils va s'inquiéter.

La jeune fille pesta à voix basse, sans faire de commentaire. Elle avait du mal à l'imaginer père d'un enfant, et pire encore, à s'imaginer mère de celui-ci. S'ils avaient bel et bien été mariés, aurait-elle eu un bébé à s'occuper, à l'heure qu'il est ? Elle ne savait trop quel effet lui faisait cette pensée...

— Vous ne m'avez toujours pas dit ce que vous faisiez là, au fait, le confronta-t-elle en relevant le menton.

— Je vous l'ai dit, je me suis perdu. Mes amis et moi faisons route vers la Terre du Topaze et nous nous sommes égarés. Avant de planter notre campement, nous voulions savoir si un village proche se trouvait à proximité. Cette carte est ancienne et n'indique pas forcément tous les lieux habités.

Il sortit de sa poche une feuille de papier pliée en six.

— Votre tour était la seule construction proche répertoriée, donc j'ai eu l'idée de prendre de la hauteur pour essayer de repérer un endroit plus sûr que la forêt.

Ce fut à son tour d'être dubitative.

— Et vous allez vraiment me faire croire qu'on vous a laissé partir seul ? Aucun garde n'a insisté pour vous escorter jusqu'à la tour ?

Il poussa un nouveau soupir et passa une main dans ses bouclettes brunes.

— Il y a pas mal d'agitation autour de moi en ce moment et... J'avais envie d'être un peu seul.

— Désolée d'avoir réduit vos espoirs à néant, ironisa-t-elle.

Il se contenta de hausser les épaules, puis finit d'ôter ses chaussures.

— Nous allons quand même sauter, décréta-t-il. Le canot se trouve juste au pied de la tour, nous n'aurons pas à rester dans l'eau bien longtemps.

— Mais je viens de vous dire que je ne savais pas nager ! Je vais couler à pic sans rien pouvoir faire !

— Je vais sauter en même temps que vous. Je vous tiendrai la main, puis vous aiderai à gagner le pas de la porte. Vous pourrez ensuite tranquillement monter dans la barque et tout se passera bien.

Soit cet homme était un parfait imbécile, soit il était beaucoup trop gentil. Depuis quand venait-on en aide à la personne qui, quelques minutes plus tôt, vous pointait un poignard sous la gorge ? Eleanor ne put s'empêcher de se montrer méfiante :

— Qui me dit que vous n'allez pas me lâcher et m'abandonner au milieu du lac ?

Il parut sincèrement navré qu'elle puisse penser une telle chose.

— Contrairement à l'image que vous avez de moi, je ne suis pas un goujat.

Elle leva les yeux au plafond. S'offrir des fleurs à soi-même était facile, encore fallait-il les mériter...

— Et pour ce que cela vaut, je suis vraiment désolé de ce qui vous est arrivé, déclara-t-il en rivant ses iris bleutés aux siens. Si j'avais été au courant de votre situation, j'aurais fait quelque chose pour vous aider. Mais croyez-moi, vous n'auriez pas été tellement plus heureuse en devenant ma femme...

Au moins, sur ce dernier point, elle voulait bien le croire. Il ne lui laissa pas l'opportunité de répondre et enchaîna :

— Est-ce que vous auriez un sac, pour que nous puissions le lancer dans le canot et mettre nos affaires au sec ? Et éventuellement un bandage pour ma jambe ?

Elle partit lui chercher un pauvre sac de jute, dont elle ne se servait quasiment jamais, ainsi qu'une bande de tissu. Elle y mit quelques-uns de ses poignards préférés, tandis que Clark y rangeait ses chaussures et sa paire de lunettes cassée. Il lui demanda si, à tout hasard, elle n'aurait pas un étui pour les ranger, ce qui n'était évidemment pas le cas.

Quand il commença à déboucler la ceinture de son pantalon, la louve écarquilla les yeux.

— Qu'est-ce qui vous prend ? s'exclama-t-elle, redoutant déjà la réponse.

— Lorsque nous serons dans l'eau, nos habits risquent de nous encombrer. Ne vous inquiétez pas, je n'ai pas l'intention de me mettre tout nu, ni de vous demander de le faire. Restez en sous-vêtements et tout ira bien.

Elle essaya de réfréner la panique qui la gagnait, en vain.

— Il n'est pas question que j'enlève ma robe. Plutôt couler que de me déshabiller devant vous !

Pour la première fois, il parut sur le point de perdre patience.

— Écoutez, Eléonore, je...

— Eleanor, rectifia-t-elle. Ce prénom a été choisi spécialement pour vous, alors faites l'effort de le prononcer comme il faut.

À sa naissance, ses parents n'avaient en effet pas pris cette décision de manière anodine. Eleanor était le prénom de la grand-mère de Clark, et donc de la mère du précédent Grand Alpha. Ils avaient espéré que ce choix saurait toucher l'ancien dirigeant, le convaincant ainsi un peu plus de fiancer son fils à leur fille.

— Excusez-moi, se reprit-il en témoignant d'un léger agacement. Quoi qu'il en soit, je ne compte pas vous reluquer comme un vieil abruti, donc vous pouvez être tranquille. Je suis aussi quasiment aveugle sans mes lunettes, si cela peut vous rassurer.

Ce dernier argument faillit la convaincre, mais son appréhension prit le dessus. En réalité, ce n'était pas par excès de retenue qu'elle se montrait si réticente. Sa fierté la poussait à dissimuler les horreurs qui zébraient son dos, son ventre, ses bras... S'il les voyait, même de manière floue, il prendrait peur. Elle se moquait éperdument de ce qu'il pensait, or une part d'elle ne pourrait s'empêcher d'avoir honte.

— Je me débrouillerai avec ma robe, trancha-t-elle. Je vais en mettre une de rechange dans le sac.

Elle n'attendit pas sa réponse et remonta à sa chambre, armée d'une chandelle. Bien que cet espace ait été son refuge pendant des milliers de nuits, elle était désormais pressée de le quitter. Elle attrapa une tenue assez légère et quelques sous-vêtements qu'elle plia dans un linge, puis repartit vers l'escalier. Lorsqu'elle posa son pied sur la première marche, un détail lui revint en mémoire.

Elle se retourna vers une petite jardinière, nichée sur le rebord d'une minuscule lucarne. Les fleurs violettes qui y poussaient la firent frissonner, mais elle se jura que c'était la dernière fois qu'elle les voyait. Elle approcha sa bougie des tiges et les laissa se consumer.

Son souhait le plus cher était de ne jamais avoir affaire à ces maudites raiponces...

Quand elle redescendit dans le salon, elle eut la surprise de constater que Clark était toujours habillé.

— Je croyais que vous vous languissiez de me montrer vos muscles de mâle alpha ? l'interpella-t-elle.

Il soupira, si longtemps qu'elle crut qu'il allait se dégonfler comme un ballon.

— Je ne veux pas vous mettre mal à l'aise, répondit-il en lui ouvrant le sac pour qu'elle y place ses affaires. Nous garderons tous les deux nos vêtements, et nous ne nous en sortirons pas plus mal.

Comme cela lui convenait, elle ne dit rien et le laissa fermer le contenant. Il se pencha ensuite par-dessus le rebord de la fenêtre en plissant les yeux.

— Je n'arrive même pas à repérer la barque. Il va falloir que vous essayiez de viser pour que le sac tombe dedans.

C'était un exercice auquel était habituée Eleanor. Gretchen oubliait souvent des affaires après ses visites, et n'avait parfois pas le courage de remonter les chercher. La louve les lui renvoyait donc depuis sa fenêtre, en dépit des dizaines de mètres qui la séparaient de la surface.

Elle s'empara du sac et malgré l'obscurité, réussit à discerner le canot en bois clair. Le vent faisait doucement bouger l'eau, ainsi que la barque qui partait tantôt à droite, tantôt à gauche. Elle fit son possible pour ajuster sa ligne de mire, jusqu'à ce que la barque lui semble juste en dessous de ses bras.

Quand elle lâcha enfin le sac, celui-ci fila dans les airs, avant de rebondir sur le bord du canot. Il retomba du mauvais côté et atterrit dans l'eau en émettant un petit "plouf" démoralisant.

La jeune fille grommela un juron, mais Clark ne perdit pas son calme :

— Bon, ce n'est pas grave, marmonna-t-il. Ce ne sont que des affaires et de toute façon, cette paire de lunettes n'était sûrement pas réparable donc...

— Il y avait mes poignards préférés ! se désola-t-elle.

Elle était bien consciente que ce n'était pas un drame et qu'elle passait pour une gamine, or elle regrettait déjà ses armes fétiches... Avec tout ce qui était arrivé cette nuit-là, cela commençait à faire trop.

— Une fois que vous serez dans la barque, j'essayerai de plonger afin de récupérer le sac.

Cette résolution la surprit et elle le toisa d'un oeil perplexe. C'était officiel : cet homme était complètement fou.

— Que comptez-vous faire d'elle ? fit-il en désignant le corps de Gretchen.

Pour l'instant, la vieille femme était toujours inconsciente, mais cela ne durerait pas. Afin de ne pas finir desséché, un vampire devait boire du sang de Neutre, au moins une fois par jour. Seule l'essence vitale de ces êtres dénués de capacités surnaturelles les maintenait en "vie". En théorie, après une telle blessure, Gretchen aurait dû se nourrir pour que son propre sang se régénère plus vite dans ses veines. Toutefois, même sans s'alimenter, elle finirait par se réveiller et retrouver un semblant de vigueur d'ici quelques minutes. Sa large entaille au cou avait d'ailleurs déjà cicatrisé.

Cela ne laisserait pas assez de temps à Clark et Eleanor pour qu'ils puissent suffisamment s'éloigner de la tour.

La jeune fille s'approcha de son armurerie et en sortit un poignard en bois assez basique. Elle s'agenouilla ensuite près de l'immortelle, et hésita.

L'envie de la tuer définitivement, en lui plantant la lame en plein coeur, la démangeait. Gretchen ne s'était jamais gênée pour lui infliger mille et une blessures, soi-disant dans le but de l'entraîner et de "l'endurcir", comme elle disait toujours. Elle en profitait souvent pour se défouler sur Eleanor, n'ayant absolument développé aucun attachement à son égard. Bon nombre de fois, la louve avait rêvé de se venger, ce qui était désormais à sa portée.

Cependant, elle n'oubliait pas que si elle était devenue une combattante redoutable, c'était grâce à la vieille femme. Même si cette dernière venait de réduire à néant ses espoirs de devenir une véritable Chasseuse, elle savait qu'elle ne faisait qu'exécuter des ordres.

Des ordres qui provenaient du frère d'Eleanor, le véritable responsable de son malheur.

Tuer Gretchen pourrait servir à faire passer un message à Manik, or la jeune fille n'était pas tout à fait certaine de vouloir prendre une telle décision. Elle risquerait peut-être de regretter ce meurtre et ne voulait pas agir sous le coup de la colère. Elle se contenta donc d'enfoncer son poignard juste à côté du coeur de la vampire. Cela n'entraînerait pas sa mort, mais permettrait de la maintenir endormie plus longtemps.

Peut-être que le soleil se lèverait avant Gretchen et s'infiltrerait par la fenêtre, se chargeant ainsi de la brûler. Cette variable ne dépendait pas d'Eleanor, qui s'en remettait au sort.

— Sans vouloir vous presser, je pense que nous ferions mieux d'y aller, déclara Clark dès qu'elle se releva. Nous allons nous asseoir sur le rebord et nous laisser tomber, ce sera plus simple que de sauter.

Elle revint près de la fenêtre et le laissa l'enjamber en premier. Quand il y fut installé, elle se hissa sur le rebord avec mille précautions. À l'idée de ce qui l'attendait en bas, ses jambes commencèrent à trembler. Elle ne souffrait heureusement pas tellement du vertige, mais sa peur de l'eau menaçait de la paralyser.

Comme elle sentait le regard du Grand Alpha peser sur elle, sa fierté prit le dessus et elle s'efforça de calmer ses frémissements. Sa tentative échoua, car lorsqu'elle s'assit en laissant ses jambes pendre dans le vide, une vague de terreur la submergea. Même si la surface du lac était plutôt paisible, son esprit déraisonné imaginait qu'un monstre allait l'attaquer et l'entraîner dans les profondeurs.

Quand elle sentit quelque chose frôler sa main, elle ne put réprimer un sursaut.

— Ex... Excusez-moi, balbutia Clark quand elle tourna vivement la tête vers lui. Je ne voulais pas vous faire peur.

Elle remarqua alors à quel point il était blême. Elle voulait bien croire que la lumière du clair de lune y soit pour quelque chose, or elle le soupçonnait de ne pas être si impatient de chuter...

— Est-ce que vous êtes sûre que... le lac est assez profond ? la questionna-t-il. Avec une telle hauteur, nous risquerions de nous assommer si nous touchions le fond.

C'était exactement ce qu'elle avait besoin d'entendre afin de se rassurer...

— Comment voudriez-vous que je le sache ? répliqua-t-elle. Je n'ai jamais tenté l'expérience, sinon je ne serai plus ici pour vous parler.

Il grimaça, puis inspira lentement, comme pour se donner du courage. Il prit ensuite la main d'Eleanor dans la sienne, avec une douceur troublante.

Hormis pour tuer et attaquer ses cibles, cela faisait six ans que la jeune fille n'avait pas eu le moindre contact physique avec qui que ce soit. Sentir la chaleur de quelqu'un lui procurait une sensation étrange, qu'elle n'était ni certaine d'aimer, ni sûre de totalement détester...

— Surtout, vous ne lâchez pas ma main, lui rappela-t-il. Essayez de ne pas trop paniquer lorsque nous serons dans l'eau, cela risquerait d'empirer les choses. Je vous promets de vous guider tranquillement jusqu'à la porte, et tout se passera bien.

Elle nota qu'il adorait répéter que "tout se passerait bien". C'était sans doute sa manière de tenter de l'apaiser, mais en son for intérieur, elle se doutait qu'il disait aussi cela pour lui.

— Si vous me laissez me noyer, je vous jure que je trouverai le moyen de venir vous hanter, l'avertit-elle en soutenant son regard.

Il reporta son attention sur le lac, avant de souffler :

— Pour cela, je vous fais confiance...

Sentant que le moment fatidique approchait, Eleanor jeta un dernier regard en arrière, vers ce qui avait été sa demeure pendant si longtemps. Son coeur se pinça un peu, puis elle leva les yeux en direction du demi-cercle argenté, qui étincelait au-dessus d'eux. Elle marmonna une petite prière à l'adresse de la Lune, tout en se demandant comment cette journée avait pu déraper à ce point.

En se réveillant ce matin, elle ne pensait qu'à son examen et au futur statut de Chasseuse qui l'attendait. Or voilà qu'elle venait de tuer à moitié son entraîneuse, et qu'elle s'apprêtait à sauter dans un lac sans savoir nager, en compagnie de son ex-fiancé qu'elle haïssait...

Au moins, si tu meurs, tu auras eu la satisfaction d'en avoir collée une au Grand Alpha, se dit-elle avec une pointe de cynisme.

— Vous... Vous êtes prête ? lui demanda Clark en fixant la surface.

Elle se força à hocher la tête, avant de détendre les muscles de ses cuisses. Sa robe commença à glisser sur le rebord un peu pentu, lui faisant perdre l'équilibre petit à petit. Du coin de l'oeil, elle vit que le jeune homme suivait le mouvement.

Il resserra sa prise sur sa main, puis ils se laissèrent tomber dans le vide.

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