Chapitre 35 - L'ancien Grand Alpha
— Tu as... tué ton père ?
Eleanor ne pouvait y croire.
Clark lui avait un jour avoué être responsable de la mort de quelqu'un, elle le savait, toutefois... Jamais elle n'aurait pu envisager une telle possibilité.
— Tu comprends mieux pourquoi je suis un criminel, murmura-t-il en fixant un point devant lui.
Elle aurait voulu qu'il la regarde, afin de déceler la moindre trace de mensonge, mais cela semblait au-dessus de ses forces. Même si elle était toujours assise sur lui, et entourée par ses bras, il paraissait vouloir mettre une certaine distance entre eux.
— Il... Il te faisait du mal ?
Cette révélation avait au moins eu un mérite : dissiper la brume dans laquelle ses souvenirs l'avaient plongée. Les ombres de Manik et Taresh s'estompèrent, pour laisser place à celle de Rowan.
Rowan et sa dispute avec Clark, un peu plus tôt dans la soirée. Vas-y, frappe-moi. Après tout, tu as le même sang que ton père. Tu ne devrais pas trop avoir à forcer ta nature... Se pourrait-il que ces paroles d'ivrogne cachent une plus sombre vérité ?
Sans oublier la première confession du Grand Alpha : son père avait apparemment tué sa mère.
— Il me détestait, avoua-t-il à mi-voix. Enfin... Il ne m'aimait pas.
À la manière dont il hésitait, Eleanor comprit qu'il ne devait que rarement en parler. Peut-être même était-ce la première fois qu'il expliquait tout à quelqu'un. La jeune fille suivit son exemple et agit comme il l'avait fait avec elle : elle lui laissa le temps de trouver ses mots.
— Quand j'étais tout petit, il... Il était plutôt gentil. Il jouait avec moi, me laissait aller dans son bureau tant que je ne faisais pas de bruit... Il n'appréciait pas tellement ma présence, mais il faisait un effort quand ma mère était là. Elle, il l'aimait énormément.
Ce détail surprit la louve, or elle ne dit rien.
— Tout s'est gâté quand j'ai été en âge d'apprendre à lire et écrire. J'avais déjà des petits problèmes de vue, alors je mettais beaucoup de temps à déchiffrer les lettres et les tracer. Mon père a d'abord cru que mes précepteurs étaient incompétents, donc il a décidé de se charger lui-même de mon instruction.
Eleanor craignit le pire.
— Il a vite compris que le problème venait de moi. Il me trouvait trop lent, disait que j'écrivais mal, ce qui n'est pas entièrement faux. Il a commencé par m'obliger à travailler du matin au soir, jusqu'à plus de minuit. Il n'allumait qu'une seule chandelle, donc ça me fatiguait énormément les yeux, il y avait des moments où je ne voyais plus rien et... Il m'obligeait à continuer, même si j'étais sur le point de m'endormir et si j'avais une énorme migraine.
La jeune fille avait toujours trouvé ses propres parents horriblement durs, cependant elle sentait que l'ancien Grand Alpha allait largement les dépasser...
— Au bout de quelques mois, il a fini par faire venir quelqu'un pour examiner mes yeux. Il pensait que je mentais lorsque je disais que tout ce que je voyais était flou, mais un médecin lui a confirmé que j'avais un problème. Mes nuits passées à écrire à la lueur d'une chandelle n'avaient rien arrangé. On m'a donné des lunettes et tout allait beaucoup mieux.
Ses yeux fixaient la bougie qui brûlait près d'eux, et dont la flamme dansante projetait des ombres sur la toile de tente.
— Mon père a ensuite estimé que j'étais assez mature pour apprendre à devenir un futur dirigeant. Il me donnait des "cours" dans son bureau, à propos de finances, de politique... Je n'avais que sept ou huit ans, alors je ne comprenais quasiment rien à ce qu'il racontait. Cela avait le don de l'agacer, il me répétait sans arrêt que j'étais un imbécile. Comme il s'occupait de moi en fin de journée, il était souvent agacé par ses autres problèmes, donc... Il se défoulait sur moi.
Eleanor frémit et faillit lui dire de ne pas se replonger là-dedans. Néanmoins, il poursuivit avant qu'elle ne puisse ouvrir la bouche.
— J'avais toujours été habitué à ce qu'il me tire les cheveux ou me tape l'arrière de la tête. Il le faisait souvent lorsqu'il essayait de m'apprendre à lire et ça ne me choquait plus. Mais après... Il s'est montré encore plus violent. Il me brûlait, me plantait des pointes de plumes dans le bras... Et il avait une sorte de fouet métallique. Je crois que c'était le pire.
Sa voix était si lointaine que la louve ignorait s'il se souvenait encore de sa présence.
— Il me manipulait pour que je n'en parle pas à ma mère. Il disait qu'elle serait triste de savoir que j'étais aussi stupide. Qu'elle ne comprendrait pas pourquoi mon père était obligé de me frapper. Dès qu'il était avec elle, il jouait vraiment au mari idéal. Elle ne se doutait de rien et croyait simplement que mon père me donnait quelques cours pendant la journée, avant d'aller me mettre au lit. Seule Hilda se montrait plus méfiante.
La jeune fille se souvint de la tante de Clark, rencontrée lors de sa sortie au marché de Bois-Lunaire.
— Elle ne passait pas souvent au château, mais lorsqu'elle le faisait, elle s'inquiétait toujours de moi. Quand mon père était absent, elle me demandait s'il était gentil avec moi, si j'avais quelque chose à lui dire... C'était une perche pour que je lui avoue tout, sauf que je n'ai jamais osé. Je ne comprenais pas comment elle aurait pu savoir ce qui se passait et... Ce n'est que des années plus tard que j'ai appris qu'il la maltraitait aussi lorsqu'ils étaient petits.
Le coeur d'Eleanor se serra, à la fois pour Clark et Hilda.
— C'était pourtant sa soeur jumelle, mais il avait toujours besoin de quelqu'un sur qui passer ses nerfs. J'imagine que cela compensait pour son comportement exemplaire en tant que Grand Alpha. Tout le monde l'adorait, ma mère la première, jusqu'à... Jusqu'à ce qu'il aille trop loin.
Sa mine s'assombrit et la louve se cala un peu plus contre lui. Après tout ce qu'il lui avait déjà raconté, elle peinait à concevoir que les choses aient pu encore empirer, cependant... Elle savait que c'était le cas.
— Un soir, il a... Il était plus énervé qu'en temps normal. Je crois que des conseillers l'avaient agacé et je n'avais pas réussi à apprendre par coeur ce qu'il m'avait demandé. Il m'a frappé encore plus fort que d'habitude, au niveau des jambes, puis m'a dit d'aller me coucher. Il me laissait normalement une heure dans son bureau, le temps que mes blessures cicatrisent pour que personne ne se rende compte de rien. Sauf qu'il ne voulait vraiment plus me voir, donc je suis parti.
Ses épaules s'affaissèrent un peu, comme s'il se souvenait de sa douleur.
— Je pouvais à peine marcher, mais j'ai essayé de me traîner jusqu'aux escaliers qui menaient à ma chambre. J'ai descendu une ou deux marches, ce qui a encore plus ouvert mes blessures, donc je me suis assis là où j'étais. Je me suis mis à pleurer, car je savais que mon père serait encore plus en colère s'il mettait la main sur moi. Finalement, c'est une domestique qui m'a trouvé. Elle ne comprenait pas ce qui m'était arrivé, alors elle est partie chercher ma mère. Je... Je n'ai pas eu la force de l'en empêcher.
À sa voix qui se fit plus rauque, Eleanor comprit qu'il s'en voulait toujours.
— Elle est venue, s'est assise à côté de moi et... Je lui ai tout raconté. Je pensais qu'elle n'allait jamais me croire, qu'elle nierait la vérité, mais... Elle m'a cru. Elle n'a presque montré aucune émotion, même si elle semblait aussi sur le point de pleurer. Elle m'a juste aidé à me relever, puis m'a promis que tout allait s'arranger.
La jeune fille avait déjà versé tellement de larmes qu'elle se rendit à peine compte des nouvelles qui perlaient aux coins de ses yeux.
— Bien sûr, il a fallu que mon père passe par là à ce moment. Il a tout de suite compris que ma mère était au courant de tout. Elle ne voulait même pas lui parler, elle a simplement dit qu'elle et moi allions quitter le palais. Ça l'a rendu fou et ils se sont disputés. Je n'avais jamais vu ma mère parler avec une telle rage, même mon père n'en revenait pas. Il a fini par lui dire qu'elle n'avait pas le droit de gâcher tout ce qu'il y avait entre eux, que je n'en valais pas la peine.
Savoir qu'un père avait pu prononcer de tels mots était presque inimaginable.
— J'ai cru que ma mère allait lui cracher dessus. Elle lui a dit qu'il la dégoûtait et qu'elle partait sur-le-champ. Il a répliqué que de toute façon, elle ne pouvait pas emmener le futur Grand Alpha loin de lui. Elle a éclaté de rire et a commencé à s'éloigner. C'est là qu'il a voulu l'en empêcher et...
Il s'interrompit et elle sentit son torse se soulever.
— Nous étions toujours en haut des escaliers. Je ne me souviens plus exactement comment tout s'est déroulé, mais... Il a fait perdre l'équilibre à ma mère et elle est tombée.
Même si Eleanor avait déjà tout deviné, son coeur se brisa.
— Mon père a compris qu'elle était morte sur le coup, alors il est parti. J'ai attendu qu'elle se réveille pendant je ne sais combien de temps, jusqu'à ce que des domestiques passent dans le couloir. Je leur ai raconté ce qui s'était passé, mais personne ne m'a vraiment cru. Mon père s'est ensuite débrouillé avec les médecins pour qu'ils déclarent officiellement qu'elle avait fait un malaise cardiaque au mauvais moment.
Et bien sûr, personne n'avait osé accuser le Grand Alpha de quoi que ce soit. À cet instant, la louve se rappela ce que Clark lui avait un jour avoué. En théorie, j'ai les moyens de faire disparaître n'importe quelle preuve. Si j'avais voulu orchestrer le meurtre de ma femme, j'aurais pu le faire sans craindre quoi que ce soit.
Elle comprenait désormais qu'il parlait d'expérience.
— Le comportement de mon père a empiré au fil des années, il trouvait toujours de nouvelles méthodes pour me blesser, me mettre à l'épreuve... Je crois que si Rowan n'avait pas été là, je... Je ne sais pas ce que j'aurais fait. Lui et son père étaient les seuls qui savaient tout ce que je vivais, ils m'aidaient du mieux qu'ils pouvaient. Quand j'avais neuf ou dix ans, je partais souvent me cacher avec Rowan, ou alors je me réfugiais dans les cuisines. L'une des pâtissières était particulièrement adorable avec moi, je crois qu'elle soupçonnait que je fuyais mon père. Elle me cachait sans jamais rien lui dire, et m'a appris à faire des gâteaux.
Heureusement que la gentillesse de certaines personnes compensait la cruauté des autres...
— Mon père s'est un peu calmé une fois que j'ai été marié. Il a définitivement cessé de me frapper dès que Marcus est né. Je crois qu'il estimait que j'avais accompli mon travail, avec un potentiel héritier. Malgré tout... Je ne supportais pas qu'il approche Marcus. Il jouait au grand-père ravi d'avoir un petit-fils, mais je savais qu'il n'hésiterait pas à lui refaire ce qu'il m'avait fait.
Eleanor s'imagina soudain avoir un enfant, qu'elle devrait élever sous le même toit que Manik. Cela lui serait intolérable.
— Il y a un an et demi, une épidémie a touché le palais. Beaucoup de domestiques sont tombés malades et mon père n'a pas été épargné. Rowan a accompagné Anya et Marcus dans une maison à la campagne, pour que le petit ne soit pas contaminé. Je suis resté pour continuer à gérer certaines affaires, car mon père était cloué au lit.
Gretchen avait en effet vaguement parlé de cette maladie à la jeune fille.
— Ceux qui étaient touchés avaient une forte fièvre, de la toux, et des sortes d'hallucinations. Les adultes guérissaient plus facilement que les enfants, il suffisait de prendre un sirop plusieurs fois par jour pour que l'état s'améliore. Le flacon de mon père était déposé sur sa table de chevet et... Un jour, je suis allé le récupérer.
Son regard était tellement perdu dans le vide qu'il semblait presque avoir remonté le temps.
— Je... J'ai remplacé le remède par un autre sirop souvent utilisé en pâtisserie. Mon père ne pouvait pas déceler la différence et les médecins étaient persuadés de ne pas s'être trompés. Ils ne comprenaient pas pourquoi il était de plus en plus malade. Ils ont fini par croire qu'il avait développé une forme plus grave que les autres. Ils n'avaient aucune autre potion à lui prescrire, donc... Quand Anya et Rowan sont rentrés, mon père était mort.
Eleanor comprit qu'il aurait voulu prononcer ces mots avec un certain détachement, or sa voix se fêla.
— Depuis... Eh bien... Je m'efforce d'être un meilleur père et un meilleur Grand Alpha que lui. Même si vivre avec l'idée que je l'ai tué ne m'aide pas tellement à m'en convaincre...
La louve resta un moment sans savoir quoi dire. Après toutes les horreurs qu'ils s'étaient avouées, ce silence semblait presque ce qu'il y avait de plus approprié. Elle avait toujours la tête posée contre son torse, et ignorait s'il avait encore conscience de leur proximité. Elle se surprenait à n'avoir aucune envie de s'écarter, et espérait même que rien ne viendrait percer leur petite bulle.
Toutefois, elle finit par lever la tête vers lui. Son mouvement parut le sortir de ses souvenirs et son regard croisa le sien. Il relâcha un peu sa prise autour d'elle, comme s'il craignait qu'elle ne veuille plus être si proche de lui.
Or il n'aurait pas pu davantage se tromper.
— Tu es le meilleur Grand Alpha que la Terre des Loups ait connu depuis des siècles, déclara-t-elle doucement. Et Marcus n'aurait pas pu tomber sur un meilleur père que toi.
Cela n'avait rien d'exagéré. Depuis les quelques mois qu'elle le connaissait, cette pensée lui avait plusieurs fois traversé l'esprit, et elle se confirmait un peu plus chaque jour.
— J'ai quand même été capable de tuer son grand-père. J'ai fait ça lâchement, en profitant de sa maladie avec une histoire de sirop et...
— Tu l'as fait pour ta mère, et surtout pour Marcus. C'est ton père le véritable criminel.
Elle savait qu'il en avait conscience, mais comprenait que ce ne soit pas évident de l'admettre.
— Et honnêtement, il y a pire que laisser mourir quelqu'un avec du sirop pour faire des gâteaux, ajouta-t-elle. C'est toujours moins dramatique qu'un couteau dans le coeur...
Elle ignorait si une tentative d'humour était souhaitable, d'autant plus qu'elle sentait toujours des traces de larmes sur ses joues. Cependant, il esquissa un faible sourire.
— Nous n'avons vraiment pas hérité des meilleures familles du monde, soupira-t-il. Et encore, je suis moins à plaindre que toi... J'ai toujours eu Rowan, alors que tu étais réellement toute seule.
Il était vrai qu'Eleanor n'avait jamais eu de véritable ami, ni personne sur qui compter. Néanmoins, à présent... Elle ne se sentait plus du tout seule.
— Il faudra d'ailleurs que j'aille lui parler demain matin, reprit-il, l'air las. Je sais qu'il ne pensait pas ce qu'il disait, et c'est vrai que je ne fais pas forcément autant attention à lui que je le devrais...
Après tout ce qui s'était passé ce soir-là, la jeune fille en avait quasiment oublié l'altercation avec un Rowan éméché.
— Il s'est vraiment comporté comme un imbécile, répliqua-t-elle, sa vitalité presque retrouvée. C'est à lui de venir te présenter ses excuses.
Si avoir des amis impliquait devoir accepter de pareilles insultes, elle préférait ne pas en avoir des milliers.
— Peut-être, mais je ne veux pas que nous restions fâchés. Si j'avais perdu quelqu'un que j'aimais autant qu'il aimait Anya, je... Je pense que j'aurais même été pire que lui.
Leurs regards se croisèrent à ce moment-là et elle retint son souffle. Des mots silencieux semblèrent voleter entre eux, puis il se détourna en premier.
— Je ferais mieux de te laisser dormir. Je vais aller dire à Judith de rester avec toi.
Les membres engourdis, elle se redressa difficilement et s'assit à côté de lui. Il se releva, sans se plaindre de ses cuisses qu'elle avait pourtant écrasées. Elle faillit lui dire qu'il n'était pas obligé d'aller déranger la gouvernante, mais elle frissonnait rien qu'à l'idée de rester seule. Quelle froussarde, songea-t-elle à regret.
Juste avant de partir, il lui demanda :
— Tu es vraiment certaine que ton frère ne t'a rien réclamé ? Il voulait simplement... te dire qu'il savait où tu étais ?
Cette hypothèse paraissait le laisser sceptique. Eleanor avait conscience que ce n'était pas très crédible, cependant... Le Grand Alpha. Voilà ce que je t'interdis. Hors de question que Clark apprenne cela.
— Rien de plus, affirma-t-elle. Je... Je ne pense pas que nous ayons à nous inquiéter de lui.
Elle s'efforça de soutenir son regard, tandis qu'il semblait évaluer si elle disait la vérité.
— Il faudra juste que nous prévenions les Neutres, se souvint-elle avec inquiétude. J'ignore ce que Manik sait sur eux et il serait capable de leur attirer des problèmes.
Si ce fourbe faisait du mal à ces pauvres Neutres, elle se jurait de le tuer. Peu importe qu'il soit encore capable de la terrifier.
— Nous leur dirons, la rassura Clark. Dans tous les cas, nous prendrons la route du retour dès demain.
Elle acquiesça, un peu rassurée par cette perspective. Il lui demanda une dernière fois si elle avait besoin de quoi que ce soit, et elle secoua la tête. Toutefois, lorsqu'il écarta un pan de la tente pour s'en aller, elle le rappela :
— Clark !
Il se retourna immédiatement.
— Me... Merci, articula-t-elle.
Ce mot était bien trop simple pour exprimer à quel point elle lui était reconnaissante. Elle le remerciait non seulement d'avoir été présent ce soir-là, mais aussi... Pour tous les autres moments passés avec lui.
Lorsqu'il lui sourit, elle comprit pourquoi elle lui avait menti.
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