Chapitre 34 - Manigances familiales
— Clark !
Eleanor ignorait combien de temps avait duré son échange avec Manik. Sûrement quelques minutes, tout au plus. Pourtant, elle avait l'impression d'avoir quitté le campement depuis des heures.
Quand elle revient au milieu des tentes et cabanes, la plupart des Neutres étaient déjà couchés. Cela ne l'empêchait pas de crier le nom du Grand Alpha, qu'elle désespérait de retrouver. Et s'il n'était pas revenu ? Et s'il s'était perdu dans le désert ? Et si...
Elle avait beau essayer de les faire taire, ces questions torturaient son esprit sans relâche. Gagnée par une sorte de tournis, elle manqua plusieurs fois de trébucher. Le sol était relativement plat et propre, mais il paraissait se dérober sous ses pieds. Elle se rattrapa de justesse à une branche d'arbre, sans trop savoir ce qu'il faisait là.
— Tout va bien, mademoiselle ?
Elle sursauta. En clignant des yeux, elle réalisa que la branche était en réalité le bras d'une femme.
— Vous êtes toute pâle, s'inquiéta cette dernière. Vous ne voulez pas vous assoir ou...
— Dites... Dites-moi où est Clark, il... Il est parti et...
Elle voulut terminer sa phrase, mais ses lèvres refusèrent de lui obéir. Il lui sembla soudain que son corps était trop lourd pour elle et ses genoux ployèrent sous son poids. La femme l'aida à se poser par terre, tout en prononçant des mots qu'elle ne comprit pas.
Tout se mélangeait, sans qu'elle ne parvienne à démêler quoi que ce soit. Elle avait à la fois chaud et terriblement froid, ses vêtements l'étouffaient et elle tremblait en même temps, tout était trop sombre et trop lumineux...
— Eleanor ?
Seule cette voix réussit à percer son trouble. Elle ouvrit les paupières – réalisant seulement maintenant qu'elle les avait fermées – et vit deux yeux bleus la fixer avec inquiétude.
— Qu'est-ce qui t'est arrivé ? Qu'est-ce que...
Elle aurait aimé lui répondre, or un noeud obstruait sa gorge. Il ne se défit que lorsqu'elle éclata en sanglots, si douloureux qu'ils l'empêchèrent encore de parler.
Elle sentit aussitôt des bras l'entourer, et perçut de vagues paroles inintelligibles.
— Je vais m'occuper d'elle, ne vous en faites pas, crut-elle entendre au milieu du brouillard.
Il lui sembla ensuite que son corps quittait le sol. Quand elle le retrouva, ce fut pour s'assoir sur une surface plus moelleuse. Elle avait simplement conscience de s'accrocher à quelque chose qui dégageait une odeur et une chaleur rassurantes, qui l'étreignait sans l'étouffer, qui l'apaisait petit à petit...
Ses sanglots se confondaient avec ses tremblements, si bien qu'elle n'était plus qu'une petite chose frémissante. La voix de Manik sifflait à ses oreilles comme le chant d'un serpent. Derrière ses paupières closes, elle ne voyait que ses yeux brillants et son sourire moqueur. Je te garde à l'oeil. Tu ne m'échapperas jamais. Voilà ce que je t'interdis. Des bribes de phrases se mélangeaient dans son esprit, sans qu'elle ne distingue le passé lointain des moments récents.
Pourquoi fallait-il encore qu'il soit capable de la mettre dans cet état ? Elle n'avait plus seize ans, elle n'était plus censée être aussi fragile qu'autrefois, elle s'était juré qu'il ne contrôlerait plus sa vie... Et voilà qu'elle se retrouvait à pleurer comme une enfant.
Elle resta ainsi un temps incalculable, jusqu'à remonter doucement à la surface. Sa respiration se fit un peu moins erratique, et les battements de son coeur redevinrent réguliers. Ils s'emballèrent de nouveau lorsqu'elle sentit des doigts frôler ses joues, pour en dégager quelques mèches de cheveux.
Ce contact ayant chassé le spectre de son frère, elle ouvrit les yeux et ne vit d'abord que les larmes qui troublaient sa vision. Elle les essuya d'un geste de la main, puis rencontra le regard de Clark.
Eleanor croit encore tout savoir. Elle croit toujours que les hommes qu'elle côtoie n'attendent rien d'elle. Pour quelle raison penses-tu qu'il supporte ta présence ? Lorsque le Grand Alpha était loin d'elle, il était presque facile de croire les paroles de Manik. Cependant, dès qu'elle était près de lui, toutes ses craintes s'envolaient.
Avec lui, elle ne se trompait pas.
— Tu veux que je t'apporte quelque chose ? lui demanda-t-il d'une voix infiniment douce.
Elle parvint à secouer la tête. En étudiant un peu plus attentivement ce qui l'entourait, elle réalisa qu'elle se trouvait sous sa tente. Clark s'était assis par terre et l'avait délicatement posée sur lui, la soutenant de ses bras. Sans s'en rendre compte, elle avait passé les siens autour de son cou. Elle les enleva aussitôt, mais ne s'écarta pas davantage, restant presque lovée contre lui.
— Tu peux me dire ce qui s'est passé ? Quelqu'un t'a fait du mal ?
Comme elle ne répondit pas tout de suite, son inquiétude grandit.
— Si c'est l'un des Neutres, je peux...
— Non, le coupa-t-elle d'une voix atrocement faible. Ce n'est pas...
Sa gorge était encore douloureuse. Elle prit toutefois la peine d'articuler :
— Je... J'ai vu mon frère.
Il se raidit immédiatement.
— Quoi ? Ici ?
Elle perçut une certaine tension dans ses muscles, comme s'il était prêt à se relever sur-le-champ.
— Derrière les dunes, un peu plus loin dans... Dans le désert. Quelqu'un m'a dit qu'il t'avait vu partir de ce côté-là, sauf que... C'était un piège.
Même sans le regarder, elle savait qu'il s'était assombri.
— Un piège ? Qu'est-ce qu'ils t'ont fait, ils...
Elle releva les yeux vers lui, désireuse de le rassurer, même si quelques larmes perlaient encore sur ses joues.
— Rien. Je n'ai vu que Ma... Manik. Il voulait simplement parler et... Il n'a pas cherché à se battre, ni à me faire du mal.
Il fronça les sourcils, et elle comprit qu'il peinait à la croire. Elle ne pouvait pas l'en blâmer, car comment aurait-il pu concevoir qu'une simple conversation l'avait mise dans cet état ? Il s'agissait pourtant de la stricte vérité.
Elle avait parlé à Manik, et à l'heure actuelle, n'était pas sur le chemin d'une nouvelle prison.
— Mais qu'est-ce qu'il voulait et... Comment t'a-t-il retrouvée ? Il est toujours là-bas ?
Elle prit une inspiration un peu saccadée, dans l'espoir de rendre sa voix plus claire.
— Je crois qu'il est parti. Je pense qu'il doit avoir des soldats espions un peu partout et... Rien que tout à l'heure, l'homme qui m'a donné une fausse piste s'est fait passer pour un Neutre. Manik avait dû lui dire de traîner près du campement pour me mener jusqu'à lui.
Peu importe à quel point elle s'entraînerait au combat, son frère aurait toujours un avantage sur elle : la ruse. L'étendue de sa fourberie était infinie, et il trouvait toujours un moyen de parvenir à ses fins.
— Pourquoi s'est-il lancé à ta recherche ? En quoi cela peut-il bien l'embêter que tu ne sois plus dans ta tour ?
— Il veut... Il veut toujours tout contrôler. Cela fait des années qu'il agit comme ça avec moi et...
Elle ne savait même pas quoi dire. Elle avait beau être sortie de sa torpeur, ses pensées peinaient encore à retrouver de l'ordre.
Clark ne posa plus de questions, lui laissant le calme dont elle avait besoin. Maintenant qu'elle ne sanglotait plus, peut-être aurait-ce été plus convenable qu'elle s'éloigne et s'assoie à côté de lui. Cependant, elle n'en fit rien. Elle devait certainement lui écraser les cuisses, or il ne lui demanda pas non plus de bouger.
— Je... Je suis désolée, se reprit-elle au bout d'un moment. Tu dois sûrement me prendre pour une folle et... Te demander comment une simple discussion avec mon frère peut me mettre dans cet état.
Elle-même se sentait ridicule. Elle aimait se croire forte et intouchable, alors que Manik était encore capable de lui provoquer un tel malaise.
— Pas du tout, la détrompa-t-il. Enfin... Je me demande ce qui s'est passé pour que tu sois comme ça, mais... Je sais que notre famille est parfois celle qui nous fait le plus de mal.
Elle aurait pu croire qu'il ne s'agissait que de paroles toutes faites, si quelque chose dans sa voix ne l'avait pas poussée à relever la tête. Derrière les verres de ses lunettes, ses iris reflétaient une émotion qu'elle ne connaissait que trop bien. Elle se rendit alors compte qu'ils partageaient quelque chose, une douleur, que la plupart des mortels ne pouvaient pas comprendre.
Six ans plus tôt, lorsqu'elle avait tenté d'expliquer à ses parents ce qui lui était arrivé, ils ne l'avaient pas crue. Même ses prétendues amies, auxquelles elle avait pu brièvement parler avant de quitter la Terre du Rubis, l'avaient traitée de menteuse.
Au fond, elle n'aurait pas dû en être étonnée. Qui aurait pu croire un frère capable de fomenter ceci contre sa propre soeur ?
Néanmoins, elle sentait que Clark, lui, la croirait. Mieux encore, que cela ne changerait pas la manière dont il la voyait. Qu'il n'aurait pas juste pitié d'elle, mais qu'il comprendrait ce qu'elle avait réellement ressenti.
Elle ne parvenait pas vraiment à se l'expliquer, peut-être était-ce une simple illusion causée par sa détresse, or... Une certaine intuition la poussa à avouer :
— Quand j'avais seize ans, mon... Mon frère a engagé quelqu'un pour... Pour me séduire.
"Séduire" était loin d'être le mot le plus adapté, mais elle n'avait pu se résoudre à prononcer celui qui convenait le mieux. La tête basse, les yeux perdus dans le vide, elle ne parvenait pas non plus à regarder Clark en face. Ce dernier ne dit rien, toutefois elle sentit son bras se resserrer autour de son dos.
— C'était à l'époque où... Je paniquais de plus en plus à l'idée de ce qui m'attendait. Je savais que ce n'était qu'une question de mois avant que je sois obligée d'épouser un inconnu et... Mon frère et ma soeur ne m'aidaient pas.
Elle entendait encore les paroles sournoises de Sandhya et Manik, possédés par la jalousie.
— Ils me disaient que les Grands Alphas étaient fous, que tu allais m'enfermer dans un cachot, que je ne te servirais qu'à avoir je ne sais combien d'enfants... Mes amies me racontaient la même chose.
Comme Eleanor ne savait rien, elle s'était fiée à leurs mensonges. L'idée de ce mariage avait fini par lui devenir intolérable.
— Tout le monde ne me parlait que de ce qui m'attendait, sauf une personne. Un ami de mon frère qui s'appelait Taresh.
Chaque fois qu'elle entendait son nom, une lame passait sur sa peau et rouvrait une ancienne blessure. Pourtant, pendant des années, il avait incarné une petite lueur d'espoir dans son existence.
— Il a toujours fait partie du cercle d'amis de mon frère. Je le voyais depuis que j'étais petite et... Je croyais être un peu amoureuse de lui.
Elle souriait chaque fois qu'elle le croisait dans les couloirs, pensait à lui quand elle imaginait son mariage, se demandait à quoi ressemblerait leur vie tous les deux... Il avait l'âge de son frère – soit sept ans de plus qu'elle – mais cela ne le rendait que plus attrayant : beau, fort, intelligent et mature, il saurait convaincre ses parents de la laisser l'épouser. Ou du moins, c'était ce à quoi elle aimait rêver.
— Bien sûr, lui ne me voyait que comme une gamine. Il savait aussi que j'étais ta fiancée et que s'intéresser à moi ne servait à rien. On ne touche pas ce qui appartient au futur Grand Alpha...
Elle avait prononcé cette phrase avec une certaine amertume, et elle espérait que Clark ne le prendrait pas contre lui. Elle ne lui laissa pas le temps d'intervenir, ignorant si elle retrouverait le courage de continuer :
— Il se contentait généralement de me saluer poliment, sans se douter une seule seconde qu'il me plaisait. En grandissant, j'avais fini par admettre qu'il ne se passerait jamais rien entre nous et que je devais rester concentrée sur mon fiancé. Sauf qu'un soir, lors de mon anniversaire, il est venu me parler et... Il m'a demandé comment j'allais.
Cela aurait pu passer pour une politesse convenue et insignifiante, à laquelle une jeune fille amoureuse aurait trouvé une signification exagérée. Or ce jour-là, il avait été le seul à remarquer que son coeur n'était pas à la fête. Ou plutôt, il avait été le seul à ne pas faire comme si tout allait bien. Elle se souvenait encore de sa prévenance, qui paraissait si sincère, ainsi que de ses beaux yeux noirs entièrement concentrés sur elle.
Elle se souvenait aussi avoir senti un espoir incroyable naître en elle.
— J'ai prétendu que j'étais contente de la soirée et que j'avais hâte de connaître la date de mon mariage. Je ne voulais pas m'apitoyer sur mon sort devant lui, j'avais trop peur qu'il me prenne pour une enfant. Il ne m'a bien sûr pas crue, puis il m'a proposé d'aller faire une balade avec lui, dès le lendemain.
Son coeur s'était emballé et elle n'avait presque pas dormi de la nuit. Elle aurait voulu partager son enthousiasme à tout le monde, mais n'avait personne à qui se confier. Elle ne parlait presque pas à son frère et à sa soeur, et elle ne faisait pas assez confiance à ses amies, sélectionnées par ses parents.
— Tout s'est très bien passé. Il m'a parlé de tout, sauf de mon mariage. C'était la première fois que quelqu'un ne me réduisait pas à n'être qu'une simple fiancée.
Sur le coup, elle avait eu l'impression d'avoir passé le meilleur après-midi de sa vie. Il lui avait parlé de ce qu'il étudiait dans sa formation militaire – il souhaitait devenir un soldat haut gradé auprès de l'alpha du Rubis – puis il s'était intéressé à elle. Uniquement à elle.
Il savait déjà qu'elle aimait danser, alors il lui avait demandé si elle aimerait lui apprendre lors de prochains rendez-vous. Elle avait éclaté de rire, persuadée qu'il plaisantait. Cependant, il lui avait vite fait comprendre qu'il était très sérieux. Cela me changera des sabres et des épées, lui avait-il assuré avec un clin d'oeil.
— Nous nous sommes revus plusieurs fois, il m'accordait un intérêt différent des autres personnes qui vivaient au palais. Je me sentais libre de parler de ce que je voulais, sans qu'il ne réprimande ma manière de penser. J'ai même fini par lui dire à quel point mon futur mariage me terrifiait.
Elle lui avait avoué cela au bout d'une énième leçon de danse, qui servait de prétexte à leurs entrevues. La main dans la sienne, il lui avait laissé sous-entendre que les choses n'étaient peut-être pas aussi inéluctables qu'elle le croyait. Si tu suis ton coeur, il te montrera le chemin à suivre pour mener la vie que tu veux.
Ces mots, dignes des élucubrations d'un vieux sage, l'avaient laissée dubitative. Se faisait-elle des illusions, ou encourageait-il ses sentiments envers lui ?
— Quelques mois plus tard, c'était pour l'anniversaire de mon frère qu'une soirée était organisée. Taresh m'a invitée à danser devant tout le monde, et j'ai accepté. Lors des bals protocolaires, je n'avais normalement pas le droit de m'afficher au bras d'un homme. J'ai eu peur que mes parents me réprimandent, mais ils n'ont rien dit.
D'ordinaire, les fêtes célébrées en l'honneur de son frère faisaient partie des moments les plus pénibles de son existence. Elle devait supporter de voir Manik rayonner au milieu de ses abrutis d'amis, entendre ses admiratrices se pâmer devant lui... Néanmoins, ce soir-là, elle n'avait eu d'yeux que pour une seule personne : Taresh.
Taresh qui ne perdait jamais son sourire, Taresh qui riait chaque fois qu'elle se moquait de certains invités, Taresh qui demandait sans arrêt à la voir danser... Avec lui, son existence morne se transformait en un ciel aux mille possibilités.
Un ciel qui s'était brusquement obscurci.
— À la fin de la soirée, il m'a raccompagnée jusqu'à ma chambre, comme il le faisait souvent. Je lui ai demandé s'il voulait rester un peu, pour que je lui montre mes poissons. Je n'avais vraiment aucune arrière-pensée, j'étais vraiment naïve et trop innocente, je...
Avec le recul, elle se trouvait horriblement sotte. Elle avait profité de l'absence de ses domestiques, avec l'idée de passer quelques minutes de plus en sa compagnie.
— Nous avons discuté plus longtemps que prévu, le sujet de mes fiançailles a encore été abordé je ne sais plus comment et... Il a fini par me dire qu'il m'aimait. Que si j'acceptais de m'enfuir avec lui, je ne serais pas obligée d'épouser le fils de l'alpha.
Perdue dans son récit, elle en oubliait presque qu'elle s'adressait à Clark. Le souvenir de ce moment précis, où elle s'était crue l'héroïne de la plus belle des histoires, l'absorbait toute entière.
— Je crois que je me suis quasiment mise à pleurer de joie, il m'a embrassée et j'avais du mal à croire que tout était réel.
Elle ne précisa pas qu'ils étaient assis au bord de son lit, qu'il s'était rapproché d'elle pour l'allonger sous lui, qu'il avait commencé à remonter sa jupe le long de sa cuisse...
— Il voulait aller plus loin, abrégea-t-elle. Je l'ai arrêté et lui ai expliqué que je ne pouvais pas prendre le risque de faire ça tout de suite. Il m'a demandé ce que j'avais à perdre.
À cette seconde très précise, elle avait réalisé ce qu'impliquait sa décision. Si elle couchait avec Taresh et qu'il ne tenait pas sa promesse, elle ne pourrait plus épouser son fiancé. Elle ignorait encore quelle sentence lui serait réservée et n'était pas sûre de vouloir la connaître.
Et au fond d'elle, un doute avait commencé à la ronger. Ce fameux fiancé, était-elle certaine de ne pas vouloir le rencontrer ?
Si Taresh était vraiment l'amour qu'elle attendait, pourquoi se posait-elle cette question ?
— Je lui ai dit que je voulais juste attendre un peu, mais il a insisté. Il m'a assuré que nous pouvions faire ce que nous voulions, que ce ne serait pas grave car il m'épouserait tôt ou tard. Quelque chose me disait que ce serait une erreur, alors j'ai encore refusé.
Elle s'était même excusée et avait sincèrement regretté de ne pas pouvoir lui offrir ce qu'il demandait. Ses gouvernantes lui avaient toujours répété qu'elle ne devrait rien refuser à son mari, et elle s'était sentie coupable. Toutefois, elle avait cru que Taresh comprendrait.
— Il... Il n'a pas lâché l'affaire et c'est comme si un masque était tombé. Il s'est montré plus brutal et...
Jamais elle n'avait autant eu l'impression d'étouffer. Elle avait immédiatement compris ce qu'il allait faire et s'était débattue autant que possible. Il lui avait répété de se tenir tranquille, que ce serait plus simple si elle "coopérait". Sur le coup, la panique l'avait empêchée de comprendre pourquoi il employait ce terme.
— J'ai tellement pleuré et crié qu'il s'est arrêté. Il s'est éloigné brusquement et avait l'air sonné, comme si... Comme s'il venait de réaliser ce qu'il s'apprêtait à faire. Il a fini par sortir un couteau de sa poche et j'ai cru qu'il allait s'en servir contre moi.
Le choc avait tétanisé ses muscles, pourtant elle avait trouvé la force de se relever et de s'éloigner de Taresh. La porte était de l'autre côté de la chambre et il aurait fallu qu'elle contourne le lit pour la rejoindre. Elle s'était alors plaquée contre la balustrade de son petit balcon, prête à sauter si besoin.
Toutefois, Taresh n'avait plus cherché à l'approcher. Il s'était contenté d'enlever le dessus-de-lit, puis avait entaillé la peau de son propre bras. Il avait laissé quelques gouttes de sang couler sur les draps, sous les yeux stupéfiés d'Eleanor.
— Il s'est débrouillé pour faire croire que quelque chose s'était vraiment passé. Il s'est excusé et m'a dit qu'il n'avait fait que suivre les ordres de mon frère. J'étais trop choquée pour dire quoi que ce soit alors... Il a juste attendu d'entendre des pas dans le couloir, puis est sorti au même moment. Une domestique est entrée dans ma chambre et... Elle n'a pas eu besoin de beaucoup d'imagination pour se faire une idée sur ce qui s'était passé.
Il s'agissait en plus de la femme de chambre la plus stricte d'Eleanor. Elles ne s'étaient jamais entendues et cela, Manik le savait bien.
— Elle est partie dans le couloir et j'ai essayé de la rattraper pour tout lui expliquer. Mais mon frère nous a rejoints et elle lui a dit ce qu'elle avait vu. J'ai essayé de raconter ce qui s'était réellement passé, sauf que Manik décrédibilisait tout ce que je disais. Il a prétendu m'avoir vue embrasser Taresh plus tôt dans la soirée, que je l'avais ensuite supplié de venir avec moi dans ma chambre...
Malgré ce comportement, la louve avait encore refusé d'admettre la vérité. Elle savait que son frère la détestait et aimait fomenter des mauvais coups, cependant... Il n'aurait jamais pu faire une chose pareille, s'était-elle convaincue.
— Manik a demandé à un garde de m'enfermer dans ma chambre et ils sont partis voir mes parents. Ils ont bien sûr cru que j'avais couché avec Taresh, même quand j'ai plus tard tenté de tout leur expliquer. Mon frère m'a fait passer pour une menteuse, et personne n'a pris mon parti. Tout le monde m'avait vue rire et danser avec Taresh, alors ma prétendue faute n'était pas si difficile à croire.
Elle avait eu beau supplier ses parents, ils n'avaient jamais voulu se ranger de son côté. À leurs yeux, elle avait commis l'irréparable. Une source "mystérieuse" – son frère – avait ébruité la nouvelle à l'extérieur du palais. Ils avaient alors dû attendre de recevoir la réaction du Grand Alpha.
— On m'a enfermée dans ma chambre pendant des jours. Seules les domestiques pouvaient venir me voir, mais elles n'avaient pas le droit de me parler. J'ai été considérée comme une pestiférée. Mes parents savaient que la nouvelle allait remonter jusqu'aux oreilles du Grand Alpha. Ils avaient espoir qu'il maintienne les fiançailles, même si nous savions que c'était impossible.
Depuis des lustres, une stupide tradition perdurait : la femme d'un futur Grand Alpha devait absolument être vierge avant son mariage. Personne ne devait pouvoir se vanter d'avoir touché celle qui appartenait au dirigeant.
En présence d'une Grande Alpha, il en allait de même. Son fiancé ne devait pas avoir connu d'autres femmes avant elle.
— Ils ont fini par recevoir une lettre annulant les fiançailles. Ils ont passé quelques temps sans trop savoir quoi faire de moi, puis ont fini par me faire deux propositions.
Cela, Clark le savait déjà. Lors de leur rencontre, elle lui avait raconté que ses parents lui avaient laissé le choix entre se marier, ou se faire oublier dans une tour.
— Ils ont essayé d'obliger Taresh à m'épouser, mais bien sûr, il n'avait jamais été intéressé par moi. Mon frère a suggéré les noms de certains amis de mon père, qui avaient jusqu'à trois fois mon âge. Mes parents ont plutôt pensé à la formation de Chasseuse, afin de "me remettre les idées en place". Je me suis dit que ce serait toujours mieux qu'être mariée de force, alors j'ai accepté.
Il lui était aussi venu à l'esprit que cet entrainement ne lui apporterait pas que du mal. Vu le monde dans lequel elle vivait, où sa propre famille était capable de la trahir, savoir se battre ne lui serait sûrement pas inutile.
— Juste avant de partir, Manik est venu me voir. Il a fanfaronné comme il sait le faire et m'a dit qu'il avait engagé Taresh pour... faire en sorte que je ne sois plus vierge. Il devait d'abord tenter de me séduire, mais si je me refusais à lui... Mon frère n'a pas hésité à lui dire d'employer la manière forte.
Au moment où il lui avait révélé cela, elle avait largement eu le temps de tout comprendre par elle-même. Toutefois, entendre Manik lui avouer cela avec le sourire aux lèvres, sans le moindre remords... Elle s'en serait presque jetée par le balcon.
— Quand je lui ai demandé pourquoi il me détestait autant, comment il avait pu faire cela... Il m'a simplement dit qu'il ne voulait pas que j'épouse le futur Grand Alpha.
Je suis le prochain alpha du Rubis, lui avait-il susurré. Tu pensais vraiment que je me contenterais d'être relégué au rang de frère de la femme du Grand Alpha ? Il est hors de question que tu aies quelque chose de plus que moi.
— Au final, la ruse de Taresh a suffi à duper tout le monde. Manik aurait préféré qu'il ne se dérobe pas et aille jusqu'au bout, mais... Il a quand même obtenu le résultat qu'il voulait. J'ai eu beau raconter la vérité à qui voulait bien l'entendre, personne ne l'a jamais crue.
Pendant six ans, elle n'avait pu que ruminer sa haine envers son frère. De temps en temps, la scène avec Taresh et les paroles de son frère venaient hanter ses cauchemars. Tu ne m'échapperas jamais, petite soeur. Où que tu sois, je veillerai toujours à ce que tu me restes inférieure.
Et il ne dérogeait pas à sa parole.
— Voilà, conclut-elle dans un souffle. Depuis cette histoire, je préfère éviter de croiser la route de mon frère...
Tout au long de son récit, ses larmes n'avaient cessé de couler. S'être replongée dans tout cela l'avait épuisée. Elle aurait tellement voulu que le temps ait effacé ces souvenirs, qu'elle ne se rappelle plus de l'horrible détresse qu'elle avait ressentie, de son dégoût envers son frère... Or ces moments faisaient partie d'elle. Elle ne pouvait que vivre avec.
En dépit de son épuisement, il lui semblait aussi que d'une certaine manière, elle allait un peu mieux. Elle pleurait toujours, et un sanglot venait la secouer de temps à autre, mais elle n'avait plus le tournis.
Elle n'osait pas lever les yeux vers Clark, de peur que son regard ait changé. À partir de maintenant, peut-être allait-il la considérer comme une pauvre petite fleur fragile qu'il n'oserait plus approcher. Pire encore, peut-être que lui aussi la prendrait pour une menteuse. C'était la première fois qu'elle confessait tout cela à quelqu'un susceptible de la croire. Et s'il réagissait exactement de la même façon que les autres ?
Comme il restait silencieux, elle finit par bredouiller :
— Tu dois me prendre pour une folle qui a tout inventé. C'est normal et...
— Je te crois.
Ce n'étaient que trois petits mots, pourtant ils suffirent à gonfler son coeur. Elle leva enfin la tête et constata que rien n'avait changé. Il la regardait toujours comme... Aucune comparaison ne lui vint à l'esprit.
Elle savait juste qu'elle adorait quand il la regardait ainsi.
— Je n'aurais jamais pensé que ton frère ait pu te faire une chose pareille, mais... C'est justement parce que ton histoire n'est pas croyable que... Je la crois.
Ces paroles lui firent tellement de bien qu'elle laissa sa tête reposer un peu plus contre son torse. Cependant, elles l'interpellèrent tout autant. Qu'avait-il bien pu vivre pour tenir de tels propos ?
Il dut saisir que c'était à son tour de fournir une explication. Il détourna les yeux un instant, avant de murmurer :
— Mon histoire n'est pas très jolie à entendre non plus. Tu es déjà assez chamboulée comme ça, ce serait mieux que tu te reposes et...
— Au point où j'en suis, ça ne peut pas être tellement pire, sourit-elle faiblement. Sauf si tu ne veux pas en parler, je crois pouvoir encaisser.
À vrai dire, elle n'en était pas très sûre. Elle voulait certes mieux le comprendre, mais supporterait-elle d'apprendre que quelqu'un lui avait fait du mal ?
Tandis qu'il hésitait, le regard perdu dans le vague, son pouce dessinait de petits cercles sur le bras d'Eleanor. Elle se demanda s'il en avait conscience, et regretta lorsqu'il interrompit son geste.
— Je ne suis pas aussi innocent que toi, déclara-t-il au bout d'un moment. Le méchant de mon histoire était mon père, mais... Je ne suis pas vraiment devenu meilleur que lui.
Il resta silencieux, puis elle sentit une inspiration soulever son torse. Lorsqu'il reprit la parole, elle l'entendit à peine :
— Ma mère est morte à cause de mon père et... Quelques années plus tard, c'est moi qui l'ai tué.
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