Chapitre 33 - Écoute ton frère

— Ainsi, tu viens sur la Terre du Rubis sans passer voir ta famille ? Comme c'est navrant...

Manik, jusque-là caché par un édifice rocheux, s'avança vers Eleanor. Son premier réflexe fut de reculer, mais elle s'obligea à rester campée dans le sable.

— Tu as beaucoup changé, commenta-t-il d'un ton faussement léger. L'entraînement de Gretchen t'a plutôt bien réussi. Si Taresh t'avait vue comme ça, tout ce serait peut-être encore mieux passé...

Malgré elle, ces paroles lui provoquèrent un nouveau frisson. Elle enfonça ses ongles dans ses paumes, tandis que la lune révélait les traits de son frère.

Pour sa part, elle ne pouvait pas dire qu'il avait changé. Ses cheveux noirs étaient toujours un peu trop longs, tandis que sa légère barbe soulignait les fines lignes de sa mâchoire. Il portait une cape marron assez sobre, qui différait des riches habits qu'il aimait arborer. Quant à ses yeux joueurs, dénués de paillettes dorées, ils brillaient du même éclat qu'autrefois.

— Qu'est-ce que tu fais ici ? lança-t-elle, aussi glaciale qu'elle le pouvait. C'était donc bien toi, le loup que j'ai vu lors de la dernière pleine lune ?

Sa voix n'avait pas tremblé, ce qui lui redonna un peu d'assurance. Elle posa une main sur le manche de son poignard, niché dans l'une de ses poches. Si besoin, une autre lame était cachée contre son mollet.

Toutefois, même si la pénombre pouvait être trompeuse, Manik ne semblait pas armé. Et nul autre homme ne paraissait dissimulé par les rochers.

— En effet. Et je viens simplement saluer ma petite soeur, répondit-il avec un sourire. Quel mal y a-t-il à cela ?

Il se mit à marcher autour d'elle, avec un flegme insupportable.

— Ne me prends pas pour une imbécile, rétorqua-t-elle sans le perdre des yeux. Si tu comptes me ramener dans ta maudite tour, tu peux toujours aller te faire voir.

Il leva exagérément les yeux au ciel, sans perdre son sourire. Elle avait presque oublié à quel point il affichait ce rictus du matin au soir.

— Que d'agressivité ! s'exclama-t-il, feignant d'être meurtri. Tu ne m'as pas vu depuis quatre ans, et voilà que tu me parles avec tant de mépris !

— Six ans, rectifia-t-elle. Et je te traite comme tu le mérites.

Une part d'elle guettait le moment où des soldats allaient surgir et lui sauter dessus. Elle surveillait aussi les moindres faits et gestes de son frère. De ce qu'elle savait, il n'avait jamais excellé au combat, mais il avait largement eu le temps de s'améliorer.

— Six ans ? Incroyable ! Le temps passe si vite quand tu n'es pas là, petite soeur...

Il ponctua sa phrase d'un rire, qui la fit se crisper davantage. Son petit jeu l'énervait, d'autant plus qu'elle échouait à comprendre ce qu'il voulait.

— Qu'est-ce que tu fais ici ? répéta-t-elle froidement. Tu m'as fait suivre, n'est-ce pas ? C'est Devika qui t'a mis sur ma piste ?

Elle aurait dû se douter que la domestique ne tiendrait pas sa langue... Cependant, elle voyait mal comment Manik avait pu accourir si vite. Le chef-lieu de la région était presque à l'opposé de Reejhak.

— Devika ? Je ne sais même pas de qui il s'agit. Mes soldats ont amplement suffi, ne t'inquiète pas.

Le sang de la louve se glaça. Bien sûr, avec ses voyages et ses quelques sorties dans la capitale, elle n'avait pas dû être difficile à repérer. Néanmoins, elle avait stupidement espéré que le monde soit suffisamment vaste et peuplé pour qu'elle se fonde dans la masse.

— Et quand m'as-tu retrouvée, exactement ?

Elle voulait au moins savoir ce qui l'avait trahie. Manik fit semblant de réfléchir.

— En réalité, je n'ai perdu ta trace que quelques jours, à peine. Tu étais encore sur la Terre du Topaze quand des informations croustillantes sont remontées à mes oreilles.

Eleanor imaginait qu'elle pouvait remercier Gretchen... Si seulement elle avait eu le cran de tuer cette vieille peau ! Autrement, jamais les soldats de Manik n'auraient pu la retrouver si vite.

— Et donc, tu t'es déplacé en personne pour me traîner de force dans une nouvelle prison ? Je pensais que l'emploi du temps d'un futur alpha était plus chargé que ça...

Son léger rire rauque attisa un peu plus ses nerfs à vif. Elle brûlait d'envie de passer à l'attaque avant lui, afin de lui casser les dents une bonne fois pour toutes.

Malgré tout, elle resta immobile. Non seulement des renforts risquaient de débarquer au moindre coup de sang, mais en plus... Même si elle refusait de l'avouer, l'idée de se retrouver près de lui la terrifiait. Tu n'es qu'une sale lâche, lui susurra une petite voix pleine de dégoût.

— Qui te parle de te traîner de force quelque part ? fit-il mine de s'étonner. Non, je ne suis pas venu pour ça. Pourquoi t'enfermer quand ta vie m'offre un divertissement si passionnant ?

Il arrêta enfin de décrire des cercles autour d'elle. Ses yeux étincelants de malice vinrent rencontrer les siens, et elle redouta ce qui allait suivre.

— Quand on m'a dit que ma chère petite soeur avait trouvé refuge auprès du Grand Alpha, je n'y ai pas cru. Tu avais passé tellement d'années à répéter que tu ne voulais pas l'épouser, à te lamenter sur ton sort en pleurant comme une fontaine, à nous traiter de monstres sans coeur...

D'un mouvement de main, il mima une bouche qui parlait à n'en plus finir. Eleanor serra les dents et se retint de lui jeter son poignard.

— Tant de jérémiades, pour au final quémander l'aide de ton ex-fiancé ? Il fallait que je voie ça de mes propres yeux. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que je n'ai pas été déçu.

Son sourire s'étirant jusqu'aux oreilles, il désigna la direction du campement.

— La vie avec le Grand Alpha et son drôle d'acolyte a l'air passionnante ! Si ce pauvre Carl avait l'âme d'un véritable dirigeant, il irait perdre cet imbécile dans le désert. Un tel manque de respect est inacceptable.

Ainsi, Manik avait réussi à suffisamment s'approcher pour entendre la dispute. Seule la Lune savait ce qu'il avait découvert d'autre... Les Neutres avaient intérêt à changer de cachette au plus vite.

— Tout le monde n'est pas aussi bête et cruel que toi, répliqua-t-elle. Et il s'appelle Clark.

Il rit de plus belle et se remit à marcher.

— Oh, ma pauvre petite soeur adorée, tu me fais tellement pitié... Que t'imagines-tu ? Pour quelle raison penses-tu que ce "Clark" supporte ta présence ?

Eleanor ignorait ce qu'elle pouvait lui révéler. Comment savoir ce dont son frère était déjà informé ?

— Je lui suis utile, déclara-t-elle simplement. Mes compétences de Chasseuse l'intéressent.

Elle n'ignorait pas qu'au tout début, le Grand Alpha avait surtout eu pitié d'elle... Mais depuis le temps, elle avait eu l'occasion de faire ses preuves et de lui venir en aide. Elle refusait de laisser Manik lui instiller des doutes et questionnements insensés.

— Tes compétences de Chasseuse, répéta-t-il d'un ton moqueur. J'ignore si je dois rire ou pleurer devant ta naïveté...

Comme elle restait muette, il poursuivit :

— Tu n'as pas entendu ce qu'a dit ce pauvre ivrogne ? Lui et ton cher Clark ont dû avoir une conversation très intellectuelle à ton sujet. Il est évident qu'ils ont vanté tes qualités de combattante, et non tes cheveux qu'ils rêvent de toucher, ta peau qu'ils rêvent de...

— Arrête. Ce n'est pas parce que tous tes amis sont des obsédés que les autres hommes sont pareils.

Prononcer ces mots lui fit un drôle d'effet. Cherchait-elle à convaincre Manik, ou elle-même ? Son frère dut saisir son trouble, car ses yeux brillèrent un peu plus.

— Voyez-vous ça, fit-il en secouant la tête. Eleanor croit encore tout savoir. Elle croit toujours que les hommes qu'elle côtoie n'attendent rien d'elle. Tu n'as donc tiré aucune leçon de ta dernière expérience ?

Elle croisa les bras pour se retenir de l'étrangler... et aussi pour réprimer un frisson.

— Ne pars pas sur ce terrain-là. Si papa et maman m'avaient crue, ils ne t'auraient pas seulement banni. Ils t'auraient tué.

Il ferma les yeux, comme si ses menaces n'étaient qu'une douce mélodie.

— Sauf qu'ils n'ont pas cru un mot de ce que tu leur as raconté. C'était ta parole contre la mienne, et il ne leur est même pas venu à l'idée de t'écouter. Désolé.

Si seulement leurs parents pouvaient l'entendre fanfaronner ainsi...

— Qu'attendent tes soldats pour me sauter dessus ? demanda-t-elle en tournant la tête. La fin de ton petit numéro ? Si c'est le cas, ils doivent sérieusement commencer à s'ennuyer.

Et surtout, il lui faisait perdre un temps considérable. Si elle devait vraiment se battre, même contre une dizaine d'hommes, autant déclencher les hostilités tout de suite. Plus les minutes passaient, plus Clark risquait de se perdre dans le désert.

— Pourquoi as-tu donc tant de mal à me croire ? feignit-il de se navrer. Je t'ai déjà dit que je ne voulais t'emmener nulle part. Si tu veux vivre ta vie comme une grande fille libre, soit.

Sa méfiance redoubla. Entendre Manik tenir de tels propos était plus inquiétant que s'il avait ordonné son enlèvement.

— Je suis juste venu mettre en place une petite condition.

Bien sûr. Autrement, elle aurait dû se pincer pour quitter son rêve.

— Comme si j'allais la respecter, rétorqua-t-elle en levant les yeux au ciel.

Son insolence n'était qu'un reflet de sa peur, qu'elle ne parvenait totalement à contrôler. Tout compte fait, six années n'avaient pas été suffisantes pour l'immuniser de son aura maléfique.

— De toute façon, tu vas bien être obligée de t'y plier. Sinon, cela voudra dire que tu t'es trompée...

Il s'immobilisa pour la regarder en souriant. À cet instant, elle se demanda si elle ne ferait pas mieux de l'assommer avant qu'il ne prononce quoi que ce soit.

— Le Grand Alpha. Voilà ce que je t'interdis.

Elle sentit aussitôt une boule se former dans sa gorge, à la fois mélange de rage et d'une émotion indéfinissable.

— Puisque tu prétends qu'il n'est pas intéressé par toi, la question de respecter ou non cette condition ne devrait même pas se poser. Tu n'as qu'à...

— Ce n'est pas ce que je t'ai dit, le coupa-t-elle. C'est juste que...

Elle n'alla pas plus loin. Elle ignorait exactement ce qu'elle allait dire, mais une chose était sûre : cela ne regardait pas Manik.

— Que quoi ? Finis donc tes phrases, petite soeur.

Les nerfs d'Eleanor allaient bientôt lâcher. Elle le sentait. Elle allait lui arracher ses yeux emplis de poison et les lui faire manger.

— Tu n'es qu'une sale vermine, cracha-t-elle en serrant son arme jusqu'à s'en faire mal.

Il fit semblant d'être heurté par son insulte, puis sourit de nouveau.

— Ce que tu peux être difficile... Je te demande une simple faveur en échange de ta liberté, et tu trouves encore le moyen de m'insulter. Tu as passé ta vie à détester le Grand Alpha. Garder tes distances avec lui ne devrait pas être si dur, n'est-ce pas ?

Elle ne répondit rien. La moindre information qu'elle donnerait à son frère pourrait se retourner contre elle.

— Je te donne une chance de vivre la vie que tu entends, déclara-t-il en reprenant ses cercles autour d'elle. T'enfermer pendant six ans n'aura pas suffi à t'éloigner du Grand Alpha, et honnêtement, je me fiche que tu te balades où bon te semble. Toutefois, si tu transgresses la seule règle que je te fixe...

Elle devina sans mal ce qu'il avait en tête.

— Il ne me restera pas tellement d'alternatives. L'isolement n'aura pas fonctionné, la liberté non plus... Je ne vois qu'une seule solution. Deux, si tu acceptes enfin d'être docile.

— Tu peux toujours rêver, siffla-t-elle.

Il ricana, et elle comprit qu'une part de lui devait réellement brûler de mettre en oeuvre ses plans.

— Ne t'approche pas de lui, conclut-il, fier comme un paon. Tu peux bien sûr continuer à lui parler, mais c'est tout. Si le moindre rapprochement suspect remonte à mes oreilles, je serais obligé d'intervenir.

— Tu ne feras rien du tout. De quoi te crois-tu vraiment capable contre le Grand Alpha ?

Il avait beau se croire tout-puissant, Clark lui restait supérieur.

— De beaucoup de choses, affirma-t-il avec un petit sourire narquois. Et franchement, tu te donnes trop d'importance. Une fois qu'il aura obtenu ce qu'il veut, tu crois que ce Clark fera quoi que ce soit pour toi ?

Elle avait conscience qu'il essayait de la manipuler. Pourtant, elle sentait les aiguilles du doute commencer à la transpercer.

— D'ailleurs, est-ce qu'il a au moins vu à quoi tu ressembles vraiment ?

Sa question lui fit l'effet d'une gifle.

— Je ne vois pas de quoi tu parles, mentit-elle.

— Oh, sérieusement ?

Il tenta de s'approcher, mais elle brandit son arme. Loin d'être rebuté, il attrapa son poignet. D'un geste vif, il releva la manche de sa tunique et observa la peau nue de son bras.

— Gretchen m'avait donc dit vrai, constata-t-il, satisfait. Quel travail ! Tu es devenue un véritable zèbre.

Elle tira violemment sur son bras et voulut lui envoyer un coup. Il l'évita à temps et recula, pas impressionné pour deux sous.

— J'imagine qu'avec une telle apparence de ver fripé, je n'ai pas à m'inquiéter, se réjouit-il. Il a beau n'être qu'un binoclard, le Grand Alpha ne voudrait même pas te toucher avec un bâton.

Les aiguilles vénéneuses s'enfoncèrent un peu plus.

— Tu n'as vraiment pas changé, répliqua-t-elle. Ta vie ne tourne toujours qu'autour de moi.

Elle avait espéré faire mouche, mais il repartit de son insupportable rire rauque.

— Si tu m'écoutes et respectes ma condition, tu n'auras plus jamais à entendre parler de moi. Ceci pourrait être notre dernier échange.

Il lui adressa un clin d'oeil, puis commença à repartir vers les rochers. Il fit néanmoins volte-face au bout de quelques pas.

— Au fait, j'ai le plaisir de t'apprendre que tu as désormais des neveux et nièces.

La jeune fille manqua d'en faire tomber son poignard. Même si Gretchen ne lui avait jamais rien dit, elle s'était doutée que sa soeur avait trouvé un mari.

— J'espère que Sandhya sera meilleure mère que grande soeur, lança-t-elle. Autrement, je plains ses enfants...

Manik fronça les sourcils.

— Sandhya ? répéta-t-il, comme s'il s'agissait du nom d'une étrangère. Oh non, je ne parlais pas d'elle. Elle a bien eu ses marmots, mais ils ne sont pas les petits-enfants préférés de nos parents...

Eleanor regretta de ne pas être assise. Elle aurait aussi dû s'en douter, cependant...

— Tu... Tu veux dire que...

Elle refusait de l'imaginer. Elle savait pertinemment que cela arriverait un jour, pourtant elle avait eu espoir que la Lune ne fasse pas naître de pauvres malheureux.

— Comment une femme a-t-elle bien pu accepter de se marier avec toi ?

Sûrement que cette malchanceuse n'avait pas eu tellement le choix...

— Nul besoin de mariage pour avoir des héritiers. Tant que ce sont des louves du Rubis, je peux faire ce que je veux.

Elle ne voulait même pas connaître le nombre de conquêtes à son tableau de chasse. Cela lui aurait rajouté de nouveaux cauchemars.

— Je leur passerai le bonjour de la part de leur tata, s'amusa-t-il. Ils sont aussi adorables que ce cher petit... Comment s'appelle-t-il déjà ?

Il fit semblant de réfléchir, alors qu'il connaissait très bien la réponse.

— Ah oui, Marcus. C'est incroyable qu'il n'ait pas eu peur d'une sauvageonne telle que toi.

— Niveau sauvagerie, je pense que tu es largement pire que moi.

Il ricana, puis fit quelques pas en arrière. Eleanor aurait voulu le suivre, mais ses jambes refusaient de lui obéir. Son instinct la poussait à le laisser s'éloigner d'elle.

— C'était un plaisir de te revoir, badina-t-il. Si tu ne fais pas trop des tiennes, nous n'aurons normalement pas à nous côtoyer avant bien longtemps.

Même s'il était désormais à une vingtaine de mètres, elle continuait de voir son regard luire dans la nuit. Juste avant de disparaître, il prit soin de lui susurrer :

— En attendant, je te garde à l'oeil, petite soeur...

Note de l'auteure :

Alors, que pensez-vous de ce cher Manik ? 😇 Il était quand même à deux doigts de se la jouer Mère Gothel et de pousser la chansonnette ! 😂

Je voulais vous avertir que les 2 prochains chapitres évoqueront des choses un peu sensibles : agression/tentative d'agression, maltraitance, frère taré... Tout un programme que les persos ont a-do-ré ! 😅 Mais ne vous inquiétez pas, rien ne sera trop détaillé (si vous avez lu les autres histoires tranquiiiille, vous avez vu pire) et il y aura des réponses à certaines de vos théories (ainsi que quelques petites choses qui devraient vous plaire 😁❤️)

Mercii énormément d'être toujours là ! Et un grand merci à ceux qui commencent Cendres de Lune ou Sang de Rose quand ils ont rattrapé leur retard sur cette histoire, vraiment c'est adorable ! 💖😍 et merci encore si vous les avez déjà lues, ou si vous lisez juste celle-ci, ça me va très bien aussi ! XD

À très vite ! 😘

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