Chapitre 32 - Du venin
— J'ai pas faim.
Voilà ce que s'obstinait à répéter Marcus depuis le début de la soirée. Il avait pourtant passé l'après-midi à rire et jouer au ballon avec d'autres enfants Neutres, mais le repas avait sonné la fin de sa bonne humeur.
— Tu n'as rien mangé depuis ce matin, le réprimanda son père. Tu dois bien avoir au moins un peu faim, non ?
Il lui tendit un petit morceau de viande, que le garçon fixa en secouant la tête. Pour le dîner, tout le campement s'était réuni autour d'un feu. Depuis que le soleil avait entamé sa descente vers l'ouest, la température avait brutalement chuté. Les flammes les réchauffaient un peu, de même que les couvertures prêtées par les Neutres.
— Je veux pas manger chameau, affirma Marcus. C'est comme manger cheval ! Tu te rends compte ?
Eleanor, assise à côté de lui sur un tronc d'arbre mort, retint un sourire.
— Mais ce n'est pas du chameau ! lui assura-t-elle. On te l'a déjà dit, c'est la même viande que tu as l'habitude de manger chez toi. Tu crois vraiment que j'en mangerais si c'était du chameau ?
Le louveteau ne parut pas convaincu.
— Kai et Astrid m'ont dit que c'était du chameau, insista-t-il.
La louve jeta un oeil aux deux petits Neutres. Installés avec leurs parents un peu plus loin, ils regardaient Marcus en se murmurant des choses à l'oreille. Comment des enfants pouvaient-ils déjà se montrer si fourbes ?
— Il ne faut pas croire tout ce qu'on te raconte, déclara le Grand Alpha. Ils disent simplement ça pour t'embêter. Tu ne veux pas au moins manger du pain ou du riz ?
Les bras croisés, le petit garçon resta pensif quelques secondes. Il finit par ouvrir la bouche et laissa son père lui donner une cuillère de riz.
Autour d'eux, le repas se déroulait dans une ambiance assez légère. Quelques méfiances demeuraient, aussi bien chez les Neutres que chez les loups, mais tout le monde faisait preuve d'un bon esprit. Eleanor avait sympathisé avec d'autres jeunes filles, qui vivaient ici depuis quelques mois. Même si les conditions de vie n'étaient pas toujours des plus agréables, aucune ne s'était plainte de sa condition.
Bon nombre des personnes présentes avaient connu des horreurs, et étaient heureuses d'en avoir réchappé.
Quand la nuit fut bien installée, les enfants commencèrent à aller se coucher. Marcus, qui allait partager une tente avec Clark, refusa de bouger.
— Veux rester avec toi ! affirma-t-il. Je fais dodo que si t'es avec moi !
Le Grand Alpha soupira, prêt à aller dormir dès maintenant s'il le fallait. Toutefois, Winona et Mathias s'approchèrent. Ils proposèrent de surveiller la tente, le temps que Clark profite encore un peu de la soirée.
— Je ne veux pas que vous vous sentiez obligés de partir, commença-t-il, gêné. C'est à moi d'aller avec lui et...
— Cela ne nous embête pas, le rassura Mathias. Nous irons nous coucher quand vous viendrez prendre le relais.
— Et sans vouloir vous donner des ordres, je pense qu'il vaut mieux que vous restiez ici un petit moment, ajouta Winona.
Les deux loups ne comprirent pas tout de suite sa remarque. Ce ne fut qu'en suivant son regard qu'ils saisirent le problème : Rowan. Ce dernier tenait compagnie à des Neutres, de l'autre côté du feu de camp. À son rire qui sonnait un peu trop fort, on devinait qu'il avait apprécié l'alcool offert par leurs hôtes... La bouteille qu'il tenait fermement dans sa main constituait aussi un bon témoin.
— Je vais le surveiller, marmonna Clark, à la fois las et inquiet. C'est très gentil de vous occuper de Marcus en attendant.
Le petit garçon accepta de suivre les gardes, après avoir fait promettre à son père de bien venir dormir dans la même tente que lui. Dès qu'il fut parti, le Grand Alpha s'approcha de son meilleur ami. Eleanor n'entendit pas leur échange, mais vit Rowan lui faire signe que tout allait bien.
— Qu'est-ce qu'il a dit ? demanda-t-elle quand Clark revint vers elle.
— Qu'il savait ce qu'il faisait et qu'il ne comptait pas boire davantage. Ce qui est faux, bien entendu...
Il se laissa tomber à côté d'elle, les épaules basses.
— Nos récentes découvertes ne lui ont pas apporté les réponses qu'il espérait, déclara-t-il à mi-voix. Il aurait voulu un coupable en chair et en os, autre que le vampire mort qui a tué Anya.
La louve pouvait comprendre. Cela lui aurait donné un responsable sur qui se défouler. Sa déception et sa frustration devaient être encore plus grandes qu'après leur déconvenue chez les Rhodebrookes.
— Il en veut aussi à Anya de lui avoir caché tout ça, ajouta-t-il. Et à vrai dire, je partage son avis.
L'air mélancolique, il fixait ses pieds et le sol sablonneux.
— Je ne dis pas qu'Anya ne s'est pas battue pour une cause noble, mais... Elle a trop agi sans penser aux conséquences. Elle imaginait sûrement que sa position la protégerait, or tant qu'elle ne me disait rien, je ne pouvais pas prendre les mesures nécessaires. Elle s'est mise en danger alors que Marcus avait besoin d'elle et...
Il s'interrompit et secoua la tête.
— Je suis sans doute mal placé pour la juger, se reprit-il. J'ai entrainé mon fils à la recherche des meurtriers de sa mère et... Sans toi, je me serais sûrement fait tuer par des voleurs.
Il releva les yeux vers elle, un triste sourire planant sur ses lèvres. Il semblait rongé par tant de culpabilité qu'elle en avait mal pour lui. Au fond, même si certains de ses choix étaient assez discutables, il essayait toujours d'agir au mieux.
Et peu de personnes pouvaient se prévaloir d'un tel mérite.
— Je ne vais pas dire que c'est un plaisir de jouer les sauveuses, sinon tu vas encore te lancer à la recherche d'un pauvre doudou, le taquina-t-elle. Mais je pense que nous avons bien fait de venir jusqu'ici. Au moins, nous connaissons désormais les derniers secrets d'Anya.
Il acquiesça, puis regarda les Neutres qui finissaient de manger.
— Et nous allons pouvoir aider tous ces gens, compléta-t-il.
Avant qu'il ne lui précise sa pensée, Judith vint vers eux, accompagnée par un jeune homme et une jeune femme.
— Pardonnez-moi de vous déranger, mais Benjamin et Mikaela voudraient vous parler.
Les deux concernés inclinèrent la tête avec respect, pareil à s'ils avaient affaire à un roi... ce qui était un peu le cas. Rouge comme une tomate, l'un ouvrit la bouche, sans parvenir à prononcer un mot. Heureusement, la gouvernante de Marcus vint au secours de leur timidité :
— Ils n'ont jamais eu l'occasion de remercier Anya pour avoir financé leur sauvetage. Ils savent que vous n'avez pas participé à tout cela, mais souhaitent tout de même vous présenter leurs hommages.
Les jeunes Neutres acquiescèrent. Clark en sembla à la fois touché et pris au dépourvu.
— Oh... Euh... Je n'y suis pour rien, en effet. Si Anya m'avait parlé de ses actions, je l'aurais aidée à sauver plus de personnes, mais... Tout le mérite lui revient.
— Sans elle, nous serions morts, déclara tristement Benjamin. Nous appartenions chacun à des vampires horribles et... Nous ne pensions pas nous en sortir un jour.
Une peine immense voilait leurs yeux bleus. Le Grand Alpha les invita à s'assoir près d'eux, puis leur demanda comment Anya avait eu vent de leur situation.
— Quand nous étions petits, Anya et moi vivions dans le même quartier, expliqua le jeune homme. Mes parents étaient au service d'une famille de vampires, qui nous traitait plutôt bien. Ils ont déménagé sur la Terre de l'Émeraude quand j'avais quinze ans, mais je suis resté en contact avec une domestique qui vivait chez Anya. Les vampires ont commencé à avoir des difficultés financières au bout de quelques mois et... Ils avaient du mal à payer la taxe liée à leur droit d'asile.
Eleanor crut deviner la suite : les immortels avaient décidé de quitter la Terre des Loups, afin de s'aventurer sur leur royaume. Le jeune Neutre y avait sûrement connu de nombreuses déconvenues, qui étaient remontées aux oreilles d'Anya. Cependant, son discours fut tout autre :
— Ils ont décidé de me vendre à d'autres vampires. Je me suis encore retrouvé sur la Terre du Saphir, sauf que... Mes nouveaux propriétaires n'étaient pas des plus agréables.
Il n'eut nul besoin de relater ses souffrances. Le frisson qui secoua ses épaules parla pour lui.
— Ils me surveillaient tellement que je ne pouvais envoyer de lettres à personne. J'ai finalement réussi à écrire à mes parents, ainsi qu'à la domestique de la famille d'Anya. Elle a contacté votre femme, qui venait juste de sauver Laura. Rodolphe m'a aidé à m'enfuir, puis il a racheté mes parents grâce à l'argent d'Anya.
Entendre parler "d'achats" de personnes troublait la louve. Ces pratiques étaient courantes, mais elle n'y avait jamais été véritablement confrontée. Lors de son enfance, dans son palais, les Neutres étaient rémunérés et bien traités. Aucun ne s'était plaint de sa condition devant elle.
— Quant à Mikaela, intervint Judith en désignant la jeune fille, elle n'a jamais connu Anya. C'est Rodolphe qui a été mis au courant de sa situation, puis qui a proposé à votre femme de l'aider. C'est bien ça ?
L'intéressée hocha la tête. Elle se mit ensuite à faire de drôles de signes devant sa bouche, qui laissèrent Eleanor interdite.
— Elle ne peut pas parler, les informa Benjamin. Son ancien propriétaire lui avait coupé la langue pour qu'elle ne puisse dire à personne ce qu'il lui faisait.
La louve serra les poings, gagnée par une sensation de malaise. Elle aurait voulu croire que c'était impossible, mais savait très bien que certains étaient capables d'une telle horreur.
— Elle ne savait pas non plus écrire, ajouta le Neutre. Un palefrenier qui travaillait pour son maître a finalement compris à quel point elle souffrait. Il a répandu la rumeur à travers toute la ville, puis cela a fini par remonter aux oreilles de notre groupe.
La tête basse, Mikaela esquissa d'autres signes, facilement compréhensibles.
— Comme elle s'est enfuie, son ancien propriétaire cherche à remettre la main sur elle, traduisit Benjamin. Il la tuera s'il la retrouve, et elle a peur qu'en attendant, il fasse du mal à d'autres personnes.
Sans doute cet affreux immortel avait-il déjà acheté de nouvelles proies à torturer. Cela donna une excellente idée à Eleanor :
— Dès que nous serons rentrés sur la Terre du Diamant, je me lancerai à sa recherche. Vous n'aurez qu'à m'indiquer son adresse et je le tuerai.
Sa résolution fit ciller les Neutres. Elle sentit aussi le regard de Clark peser sur elle.
— Je suis une Chasseuse de vampires, expliqua-t-elle d'un ton plus calme. Enfin... Pas officiellement, mais c'est tout comme. Faites-moi une liste de tous les vampires maltraitants que vous connaissez, et je me chargerai d'eux.
En prononçant ces mots, elle sentit un changement s'opérer en elle. Même si elle avait toujours eu l'intention de mettre en pratique ses talents de Chasseuse, elle n'avait pas encore eu de but concret. De véritable cause à défendre.
Désormais, en s'engageant à éliminer ces buveurs de sang perfides et cruels, son existence prenait un nouveau tournant. Pour une fois, elle allait peut-être accomplir quelque chose qui avait du sens.
— Je... Vous n'êtes pas du tout obligée, balbutia le Neutre. Tuer un vampire est loin d'être facile, puis nous n'aurons pas les moyens de vous payer et...
— Vous n'aurez rien à me donner, assura-t-elle. Et les immortels ne me font pas peur.
Aussi fou que cela pouvait sembler, c'était la vérité. Certaines choses, beaucoup moins impressionnantes que des êtres sanguinaires, la terrifiaient. Toutefois, elle avait confiance en ses capacités de Chasseuse et de combattante. Autant faire en sorte que ses six années d'entrainement servent réellement à quelqu'un.
— Pour ce qui est de l'argent, intervint le Grand Alpha, vous n'aurez plus à vous préoccuper de quoi que ce soit. J'ai discuté avec Rodolphe et je vous enverrai tout ce dont vous aurez besoin. J'essayerai aussi de m'intéresser à certaines lois concernant les Neutres. Je n'ai pas été très bien formé sur ce sujet, mais je devrais pouvoir me renseigner.
Les jeunes gens en restèrent cois. Ils devaient tellement être habitués à la rudesse que la moindre aide leur paraissait impossible.
— Je ne vous promets pas que tout va changer, nuança Clark avec regret. J'imagine que si mes prédécesseurs n'ont pas tellement agi, c'est parce qu'ils craignaient que cela affecte la paix avec les vampires. Je pense malgré tout qu'il doit y avoir un moyen de trouver d'autres compromis.
Eleanor ignorait par quel bout il devrait s'y prendre, néanmoins elle voulait croire que des changements étaient possibles. Elle s'occuperait d'exterminer les vampires les plus vils, tandis que Clark se débrouillerait pour améliorer la condition des Neutres. À l'échelle du monde, leurs actes seraient peut-être insignifiants, mais ils constitueraient un bon début.
— Pourquoi ne pas développer plus de groupes nomades tels que celui-ci ? proposa Judith. La mentalité des propriétaires n'évoluera pas du jour au lendemain, donc cette solution de sauvetage sera toujours utile.
Le Grand Alpha approuva. S'il tenait à ne pas finir comme Anya, il allait devoir agir finement et ne pas prévoir les choses à la va-vite.
— Nous étudierons tout cela, promit-il. En attendant, vous aurez tout ce dont vous avez besoin pour vivre correctement.
Les Neutres échangèrent un regard, à la fois ravis et un peu méfiants. Après tant de déceptions au cours de leur existence, ils devaient craindre qu'il ne s'agisse que de paroles en l'air.
Ils finirent par les remercier, puis s'éloignèrent. À peine furent-ils partis que Laura s'approcha à son tour. Elle leur demanda s'ils avaient besoin de quoi que ce soit, et s'ils comptaient toujours repartir dès le lendemain.
— Plus je m'absente, plus j'aurai de travail à rattraper en rentrant, se navra-t-il. Nous vous laisserons une partie de notre or avant de partir, puis nous nous arrangerons pour que vous en receviez régulièrement.
Cela lui valut de nouveaux témoignages de reconnaissance, auxquels il ne sut quoi répondre.
— Vous devriez tout de même vous arrêter à Sankana, lors de votre voyage de retour, leur conseilla la Neutre. La fête du Soleil et de la Lune aura bientôt lieu, et il paraît que celle de Sankana est la plus belle de la région !
Clark fronça les sourcils, n'ayant pas l'air de connaître cette tradition de la Terre du Rubis.
— C'est une soirée festive organisée par les loups-garous, l'éclaira Laura. Je ne connaissais pas avant d'arriver ici, mais on raconte que c'est très joli !
Avant qu'Eleanor ne puisse lui expliquer de quoi il s'agissait, un rire tonitruant attira leur attention. Rowan avait terminé sa bouteille et n'était visiblement pas rassasié.
— Je suis sûr que vous en avez d'autres ! braillait-il à tous les Neutres assis près de lui. Faites un effort, Clark payera pour moi !
Le Grand Alpha marmonna dans sa barbe.
— Et voilà, il est rond comme une barrique...
Il se leva et la jeune fille le suivit. Quand ils arrivèrent au niveau de Rowan, celui-ci afficha un grand sourire, les yeux brillants.
— Ah, te voilà ! s'exclama-t-il. Où est-ce que tu étais passé ?
Il se balançait d'avant en arrière, dans un mouvement qui aurait donné le mal de mer à un marin.
— On était juste en face de toi, soupira Clark en désignant vaguement l'autre côté du feu. Je crois qu'il est temps que tu arrêtes de boire.
Son conseil fut ignoré. Rowan remarqua la présence d'Eleanor et tapa dans ses mains comme un enfant.
— Oh, vous étiez tous les deux ! Tu lui as dit que tu es complètement fou d'elle ? Depuis le temps, tu...
— Mais qu'est-ce que tu racontes ? le coupa Clark à toute vitesse. Arrête un peu de dire n'importe quoi et va te coucher !
Ses joues étaient plus incandescentes que les flammes qui brûlaient à côté d'eux. Il jeta un regard paniqué à la louve, qui s'était figée comme un piquet.
— Ne... Ne fais pas attention à ce qu'il dit, il a beaucoup trop bu et...
Son meilleur ami éclata de rire, puis adressa un clin d'oeil à Eleanor. Le Grand Alpha serra les poings et le fusilla du regard.
— Je vais te raccompagner jusqu'à ta tente, décréta-t-il en lui attrapant le bras. Nous ne sommes pas chez nous et ces gens sont déjà très aimables de nous accueillir. Il n'est pas question que tu te donnes en spectacle.
Rowan s'obstina à rester planté sur son séant.
— Je ne dérange personne ! se plaignit-il. Va trouver une autre bouteille, qu'on puisse la partager.
Ses propos n'avaient pas échappé aux oreilles de quelques Neutres, qui se firent des messes basses. Entendre le Grand Alpha se faire donner des ordres devait légèrement les choquer...
— Rowan, allez vous coucher, tenta d'intervenir Eleanor. Vous avez trop bu et vous ne savez plus ce que vous dites.
— Au contraire, ça fait des mois que je n'ai pas été aussi bien ! Clark devrait prendre exemple, ça le décrisperait un peu.
Le concerné eut la sagesse de ne rien répondre. Il s'approcha pour essayer de soulever son ami par l'épaule, mais celui-ci était aussi flasque qu'une méduse.
— S'il te plaît, fais un effort, l'encouragea le dirigeant. Ces pauvres gens t'ont donné leur seule bouteille d'alcool, tu n'auras rien de plus. Il est temps d'aller dormir.
Même en ces circonstances, il parvenait à garder son calme. Cependant, cette douceur ne suffit pas à raisonner Rowan.
— Je t'ai dit "non" ! geignit-il en le repoussant.
Le Grand Alpha manqua de trébucher, mais ne lâcha pas l'affaire.
— Tu te comportes vraiment pire qu'un enfant ! s'agaça-t-il. Marcus a trois ans et il est bien plus mature que toi.
Sa remarque n'était pas franchement méchante, pourtant elle assombrit la mine de son ami.
— Bien sûr, ton fils est aussi parfait que toi, fit-il en levant les yeux au ciel. Tu n'en as pas assez de toujours faire attention à tout ? Amuse-toi un peu, pour une fois !
Sentant un dérapage venir, Eleanor voulut suggérer à Clark de lâcher l'affaire. Les Neutres avaient bien conscience qu'il était ivre. Si tout le monde le laissait dans son coin, il finirait par s'endormir ici. Aucune tempête de sable ne semblait en approche.
Néanmoins, son ami ne paraissait pas vouloir l'abandonner :
— Il y a d'autres moyens de s'amuser que de finir dans cet état. Ce n'est pas ton genre, du reste.
Excédé, Rowan posa sa bouteille vide avec rudesse.
— J'en ai rien à faire, se lamenta-t-il. Anya est morte, de toute façon. Mais tu peux pas comprendre, car tu l'aimais pas.
Le voir ainsi faisait peine. Il regretterait probablement ses propos dès le lendemain et se torturer avec était stupide. Cela n'empêcha pas la louve d'être blessée pour Clark.
— Je comprends plus que tu ne le crois, répliqua ce dernier. Tu penses vraiment que ça me fait plaisir que Marcus grandisse sans sa mère ? Et que ça ne m'attriste pas de te voir comme ça ?
Rowan balaya ses paroles d'un haussement d'épaules.
— Tu ramènes toujours tout à toi et à ta progéniture. Tu ne te préoccupes jamais de moi.
Ses mots respiraient la mauvaise foi. La jeune fille crut que Clark allait se contenter de soupirer et de tourner les talons, or des tremblements de rage agitèrent ses bras.
— Au contraire, je peux te dire que ton cas me préoccupe, asséna-t-il sans le quitter des yeux. Surtout quand tu tiens des discours de vengeance devant Marcus, ou quand tu mets Eleanor en danger !
— On en revient encore à ta petite louve du Rubis adorée. Ton père avait au moins le mérite de te choisir des fiancées de rêve ! Elle est si appétissante, avec ses cheveux de princesse, ses yeux dorés, sans oublier ses magnifiques...
— Tais-toi.
Le regard de Rowan s'était porté sur la poitrine d'Eleanor, qui était trop choquée pour réagir. Il se reconcentra bien vite sur Clark :
— Au final, tu as peut-être raison de ne pas vouloir conclure avec elle tout de suite. Anya s'est lassée de toi au bout de trois semaines, il doit forcément y avoir un problème quelque part...
La louve crut que ses oreilles lui jouaient des tours. Elle voulait bien admettre que l'alcool pouvait projeter quelqu'un dans un état second, mais Rowan dépassait largement les limites. À la place de Clark, elle aurait envoyé une belle gifle sur sa joue.
Les poings du Grand Alpha étaient d'ailleurs agités de frémissements. Elle ne pouvait le voir que de profil, mais elle sentait une rage noire irradier de lui.
— Vas-y, frappe-moi, l'encouragea Rowan avec un sourire sournois. Après tout, tu as le même sang que ton père. Tu ne devrais pas trop avoir à forcer ta nature...
Si la jeune fille avait été moins abasourdie, elle aurait peut-être eu la présence d'esprit d'intervenir. Au lieu de cela, elle resta spectatrice de la scène, les yeux rivés sur Clark. Ses mains tremblaient tellement que le point de rupture semblait inévitable.
Pourtant, il se contenta d'envoyer un violent coup de pied dans la bouteille. Le choc fut tel qu'elle explosa avant même de retomber sur le sol. Le fracas fit sursauter Rowan, ainsi que les Neutres alentours.
— Tu viendras t'excuser demain matin, conclut Clark avec un faux calme glaçant. En attendant, tâche de ne vomir sur personne.
Et sans attendre de réponse, il tourna les talons et disparut vers les tentes.
Un silence retentissant succéda à cette tempête. Eleanor réalisa que presque tout le monde avait suivi l'altercation. Rowan n'osait plus dire un mot, clignant des yeux d'un air ébahi.
— Vous n'êtes qu'un abruti, persifla-t-elle.
Elle s'éloigna à grands pas, désireuse de retrouver le Grand Alpha. Elle savait que sa présence n'atténuerait pas la colère qu'il devait ressentir, mais elle refusait de le laisser seul.
Les tentes se ressemblant toutes, elle peina à retrouver celle où il devait dormir avec Marcus. Quand elle repéra Winona et Mathias, qui montaient toujours la garde devant un abri, elle comprit que Clark n'était pas ici. Elle demanda tout de même s'ils ne l'avaient pas vu passer, mais ils secouèrent la tête.
Elle chemina à travers les habitations de fortune, pour la plupart encore inoccupées. Seuls les enfants étaient couchés, alors elle essaya de ne pas trop taper des pieds. Son inquiétude ne lui facilitait pas la tâche et elle passa vite pour un éléphant.
— Vous n'auriez pas vu le Grand Alpha ? s'enquit-elle lorsqu'elle croisa enfin un adulte.
Par chance, il acquiesça.
— Il est parti de ce côté-ci du désert, il avait l'air énervé...
Elle suivit la direction indiquée et s'éloigna du campement. Clark devait sans doute vouloir se défouler en marchant, mais il risquait surtout de se perdre dans le désert. L'unique éclairage provenait de la lune et des étoiles. Aucune torche n'était visible à l'horizon. Il va se faire dévorer par une hyène, songea-t-elle en accélérant. Ou un tigre.
Trop chamboulée pour réfléchir à sa propre sécurité, elle contourna une dune qui dissimulait le campement. Elle héla le Grand Alpha, sans obtenir aucune réponse.
Elle commençait sérieusement à paniquer, quand une voix l'interpella :
— Il n'est pas parti de ce côté-là.
Son coeur s'arrêta. Ou du moins, ce fut l'impression qu'elle eut.
Car même six ans après l'avoir entendu pour la dernière fois, le son de cet accent ne pouvait la laisser de marbre.
Elle n'eut pas besoin de tourner la tête pour que son corps commence à trembler. Elle se sentait déjà au bord du précipice, avant même de faire volte-face. Au cours des dernières semaines, elle avait cru que le revoir ne lui provoquerait plus aucune crainte, or elle s'était fourvoyée.
Les poings serrés afin de dissimuler sa peur, elle trouva la force d'affronter le nouveau venu. Elle ne fut pas surprise de voir un sourire familier briller dans le noir.
— Bonsoir, petite soeur.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top