Chapitre 31 - Chez les Neutres
— Je sais que toute cette histoire paraît difficile à croire, pourtant... Je vous jure qu'il s'agit de la vérité.
Clark hocha la tête, l'air absent. Assis sur le rebord de son lit, il avait laissé Rodolphe lui rapporter toutes les informations nécessaires à propos d'Anya. Poussé par les insistances d'Eleanor, le Neutre avait consenti à la raccompagner jusqu'à Reejhak. Il avait pu y rencontrer le Grand Alpha, qui mort d'inquiétude, attendait le retour de Rowan et la louve.
Avant de prendre le départ, il avait fallu attendre le réveil de l'ancien amant d'Anya. Il était resté inconscient de longues heures, ce qui avait permis à sa blessure de cicatriser. Eleanor en avait profité pour rester à l'ombre et se reposer un peu, puis ils s'étaient remis en route à travers le désert.
— Je vous crois, déclara Clark après un moment de silence. Maintenant que vous me dites tout ça, j'ai l'impression que beaucoup de choses s'éclairent, mais...
Il laissa son regard se perdre sur ses mains jointes. Nul besoin d'être devin pour découvrir le fond de sa pensée. Le récit de Rodolphe lui paraissait surréaliste.
— Moi, je n'y crois pas, intervint Rowan. C'est impossible qu'Anya m'ait caché tant de choses.
Même si la journée avait été éprouvante, il continuait de faire les cent pas dans la chambre qu'il occupait avec Clark. Eleanor s'était posée sur le lit, juste à côté du Grand Alpha, tandis que Rodolphe avait pris place sur une chaise.
— Je ressens la même chose que toi, déclara le dirigeant à l'adresse de son meilleur ami. Malgré tout, cela ne me paraît pas si incompatible avec la personnalité d'Anya. Elle savait cacher des choses...
— Elle savait te cacher des choses, rectifia Rowan avec véhémence. Moi, elle me disait tout.
Son ton catégorique ne semblait pas le convaincre lui-même. Bien que visiblement touché par sa pique, Clark ne répondit rien.
— Cela n'avait rien de personnel contre vous, Rowan, commença prudemment Rodolphe. Elle ne voulait pas mettre en péril notre organisation, ni vous mettre en danger et...
— Alors pourquoi s'est-elle mise en danger ? répliqua-t-il, presque en criant. Elle savait que je ne pourrai pas supporter de la perdre, elle savait que notre avenir ne se ferait pas avec ce maudit troupeau de Neutres ! Pourquoi faire tout ça si elle ne voulait pas que je sois blessé ?
L'homme eut l'intelligence de ne pas s'offusquer du "maudit troupeau de Neutres". Il se contenta de rester silencieux. Chacun savait qu'aucun mot ne pourrait calmer Rowan, pourtant Clark s'y aventura quand même :
— Elle t'en aurait peut-être parlé plus tard. Si nous n'étions pas amis, elle aurait sûrement eu moins peur que tu viennes m'en parler, ce...
Il ne put terminer sa phrase, car Rowan la balaya d'un grand geste du bras. Sans crier gare, il quitta la pièce en sifflant des propos dénués de sens, tel un buffle en colère. Il claqua la porte et un silence succéda à cette tempête.
— Quoi qu'il en soit, reprit Clark après une lente inspiration, je vous remercie d'avoir accepté de coopérer. Soyez assurés que votre groupe ne craint rien avec nous.
L'air assez surpris, Rodolphe le remercia d'un hochement de tête.
— Je n'ai pas tellement eu le choix, marmonna-t-il ensuite. Mademoiselle a insisté pour que je vienne jusqu'à vous afin de tout vous raconter.
Eleanor avait d'abord redouté que les Neutres décident de se débarrasser d'elle et Rowan. Après tout, ils auraient très bien pu tuer les deux loups, puis lever le camp et disparaître dans la nature. Le Grand Alpha ne les aurait certainement jamais retrouvés. Toutefois, tous semblaient prêts, en particulier Rodolphe et Laura, à répondre de leurs agissements.
Ils n'ignoraient pas que leurs activités avaient sûrement causé la mort d'Anya, et avaient rendu Marcus orphelin...
— Je vous jure que je n'aurais jamais rien fait pour entraver vos actions, affirma Clark, la tête basse. Je regrette qu'Anya ne m'en ait jamais touché un mot... Même si je suis le Grand Alpha, je ne l'aurais pas empêchée de vous aider. Au contraire, j'aurais peut-être pu éviter que les choses se terminent ainsi...
La louve avait le coeur serré pour lui et Rowan. Elle-même cachait encore des secrets, pourtant elle peinait à comprendre pourquoi Anya s'était montrée si mystérieuse. En l'espace de quelques semaines, Clark avait prouvé à Eleanor à quel point il était noble et bienveillant. Comment aurait-il pu faire du mal à un groupe de pauvres Neutres ?
— Sa priorité était de nous protéger, avança Rodolphe. Même si elle vous faisait confiance, elle pensait que votre devoir et votre conscience de Grand Alpha pourraient vous pousser à nous dénoncer. Elle s'en serait voulu que des problèmes nous arrivent par sa faute.
Or au final, c'est elle qui a eu des problèmes. À force de vouloir aider les autres à tout prix, elle en avait payé les conséquences.
— J'ignore cependant comment un vampire a pu remonter jusqu'à elle, poursuivit le Neutre. Ce n'est pas pour nous innocenter, mais je ne suis pas certain à cent pour cent que sa mort ait un lien avec nous... Vous n'avez pas d'autres ennemis ?
Le dirigeant répondit par la négative, mais évidemment, des ennemis, il en avait par centaines. Les lycanthropes et les immortels avaient beau connaitre une longue période de paix, ils restaient des rivaux naturels. Des incidents isolés survenaient parfois entre les deux espèces, impliquant des meurtres dans les deux camps. Anya avait très bien pu être tuée par un vampire extrémiste, qui aurait agi pour atteindre le Grand Alpha et marquer les esprits.
Au final, peut-être que ce mystère était tout simplement insoluble...
Des coups portés à la porte les sortirent de leurs réflexions. La tête de Marcus apparut dans l'entrebâillement.
— C'est vrai que Rodolphe est là ? demanda-t-il avec espoir.
Il remarqua la présence du Neutre et se précipita pour lui dire bonjour. Cela parut surprendre Clark, qui observa la scène d'un oeil sceptique. Visiblement, le désir d'Anya de l'habituer au meneur du groupe avait porté ses fruits...
— Tata Laura aimerait beaucoup te voir, lui dit Rodolphe avec un sourire. Vous êtes les bienvenus pour rendre visite à notre campement.
Cette invitation s'adressait surtout au Grand Alpha. Comme ce dernier savait déjà où trouver les Neutres, ils n'avaient plus rien à perdre. Toutefois, Clark se montra plus réticent.
— Nous verrons demain, Eleanor et Rowan doivent se reposer. Il est trop tard pour que vous puissiez partir maintenant, je vais demander une autre chambre pour vous et...
— Je peux m'en occuper, se proposa Philip, qui avait accompagné le petit garçon. L'aubergiste ne devrait pas avoir de mal à trouver.
Rodolphe demanda si le Grand Alpha avait d'autres questions. Il estima qu'il en avait assez appris pour cette journée. Le Neutre prit congé, suivi par Marcus qui rejoignit Judith. Avant qu'Eleanor ne leur emboîte le pas, Clark la retint un instant.
— Tu penses qu'on peut leur faire confiance ? Comment était ce campement ? Ils ne t'ont pas fait de mal ?
Sa sincère inquiétude éveilla un drôle de sentiment chez la jeune fille. Lors de leur retour à l'auberge, elle avait remarqué que son regard s'était d'abord posé sur elle. Il l'avait examinée avec une angoisse presque exagérée, comme s'il avait cru ne jamais la revoir. Cependant, hormis quelques gerçures sur sa peau et ses lèvres, Eleanor se portait comme un charme. Un charme épuisé qui a trop marché dans le désert...
— Certains ont l'air d'avoir le tir à l'arbalète assez facile, mais... À part ça, ils semblent inoffensifs. Il y a d'autres enfants et de toute façon, la plupart des Neutres ont été sauvés grâce à ta femme. Je ne pense pas qu'ils nous feront quoi que ce soit.
Cela ne voulait certes pas dire grand-chose, mais son avis parut convaincre Clark. Il lui avoua aussi être curieux de découvrir ce fameux campement, et de comprendre pourquoi Anya y accordait tant d'importance.
Le lendemain, ils repartirent donc tous vers le nord. Les gardes s'étaient armés plus que nécessaire, afin de parer à toute mauvaise surprise. La chaleur matinale était supportable et personne, y compris Marcus, ne se plaignit une seule fois.
Quand ils arrivèrent aux abords du camp, Laura se précipita vers eux. Elle s'assura que Rodolphe n'avait pas été maltraité, puis afficha un grand sourire.
— Tu me reconnais ? demanda-t-elle en s'accroupissant devant Marcus.
Le louveteau resta dubitatif un instant, puis hocha vivement la tête.
— Tata Laura ! s'exclama-t-il.
Il prit la jeune femme dans ses bras, sous le regard perplexe de son père. Rowan ne couvait pas non plus ce spectacle d'un très bon oeil, mais ne dit rien. Les autres Neutres le toisaient avec une certaine méfiance, n'ayant pas oublié sa démonstration de la veille.
— Nous sommes ravis de vous recevoir, déclara Laura en se relevant. Voulez-vous que l'on vous fasse visiter le campement ?
Clark acquiesça d'un air un peu mal assuré. Au vu de leurs regards insistants, tous les Neutres ne paraissaient pas "ravis" que des loups viennent troubler leur quiétude... Néanmoins, lorsque les visiteurs s'avancèrent vers les habitations, aucun n'émit la moindre remarque désagréable. Quelques-uns firent mine de s'activer à nettoyer du linge, tandis que d'autres ne se gênaient pas pour continuer leur observation.
— Ici, fit Laura en désignant toutes les tentes et cabanons, ce sont les abris où nous vivons lorsqu'il ne fait pas trop chaud. Nous pouvons y entreposer quelques aliments qui ne risquent rien, tels que du riz. Nous avons aussi des réserves de savon, de vêtements, de bois...
À sa manière de parler, on sentait qu'elle était habituée à présenter les lieux. Eleanor devina qu'elle s'occupait des nouveaux venus quand un Neutre rejoignait le camp.
— Lorsque les après-midi sont trop chauds, ou que des tempêtes risquent de survenir pendant la nuit, nous pouvons aller dans cette ancienne mine.
Elle désigna une cavité, dont l'entrée était masquée par un large rocher. La louve s'y était déjà rendue la veille, en attendant que les températures baissent et que Rowan soit réveillé. L'air y était assez respirable, et grâce à quelques oreillers et couvertures, les Neutres avaient réussi à rendre l'endroit confortable.
— Tous les deux jours, un groupe part avec un chameau jusqu'à Reejhak, afin de ramener de l'eau. Il y achète aussi de quoi nous nourrir pendant quelques temps.
Évidemment, tout était financé par Anya. Cela sembla éveiller la curiosité de Clark, qui demanda s'il pouvait parler à Laura et Rodolphe, loin des oreilles de Marcus. Eleanor décida de rester avec lui, tandis qu'il chargeait Rowan et les autres de surveiller le petit garçon.
— Il y a quelque chose que je peine à comprendre, avoua-t-il dès qu'ils furent éloignés. Anya est morte depuis plus de quatre mois. Comment faites-vous pour survivre si vous n'avez plus aucune entrée d'argent ?
Voilà une question que la jeune fille n'avait pas considérée.
— Nous avons toujours pris soin de mettre des pièces d'or de côté, donc nous pouvons encore tenir pendant deux ou trois mois. Mais cela nous oblige à ne plus récupérer d'autres Neutres. Les frais de voyage videraient nos réserves et nous ne pouvons pas avoir une autre bouche à nourrir.
Le Grand Alpha hocha la tête, mais demeura sceptique.
— Il y a un autre détail qui m'échappe. Vous m'avez dit qu'Anya avait accepté de m'épouser, parce qu'elle savait que son statut lui permettrait de récupérer plus d'argent, n'est-ce pas ?
Même s'il ne semblait pas vraiment blessé, Eleanor grimaça. Au final, que ce soit par sa femme ou son père, il s'était fait manipuler par tout le monde dans ce mariage arrangé...
— C'est l'une des raisons, oui, admit Laura. Elle espérait pouvoir faire évoluer le statut des Neutres, en agissant plus ou moins directement. Comme vous n'étiez pas très proches, elle comptait plutôt sensibiliser Marcus, pour qu'il essaye de changer les choses une fois devenu Grand Alpha.
Cela parut légèrement agacer Clark, qui fronça les sourcils.
— Et pourquoi ne pas plutôt commencer par m'en parler ? J'ai toujours trouvé que les Neutres étaient traités de façon horrible, pire que des marchandises. Elle croyait sincèrement que je vous dénoncerai ?
Laura et Rodolphe baissèrent la tête, gênés.
— Elle aurait sûrement fini par vous en toucher un mot, supposa l'homme. Mais après ce qui s'était passé avec Rowan... Elle ne voulait pas vous attirer plus de problèmes.
C'était ce qu'ils avaient déjà expliqué à Eleanor. Le Grand Alpha se mura quelques secondes dans un triste silence, puis reprit :
— Quoi qu'il en soit, je ne sais pas où elle trouvait tout l'argent qu'elle vous donnait. Vous dites qu'elle a accepté notre mariage pour en recevoir davantage, mais elle refusait que je lui donne quoi que ce soit. Je veux bien croire qu'elle était déjà riche, or je doute que sa fortune suffisait à couvrir tous vos frais.
Les deux Neutres se concertèrent du regard, l'air un peu coupable.
— En réalité, Anya avait trouvé une autre source de revenus, avoua la jeune femme. À la mort de votre père, vous l'avez chargée de superviser le tri de ses affaires, c'est bien ça ?
Clark acquiesça, tandis que la louve croyait commencer à comprendre.
— Elle a trouvé plein de bibelots de valeur, qu'elle vous a montrés pour savoir quoi en faire. Comme vous ne les vouliez pas, elle les a vendus à des marchands du village.
— Il y avait aussi des vêtements, des livres vieux de plusieurs siècles, compléta Rodolphe. Hormis les documents importants, presque toutes les affaires de votre père ont servi à financer notre groupe.
Eleanor s'attendit à voir le dirigeant afficher une mine outrée, ce qui aurait été plutôt légitime. Même si la jeune fille n'usait pas toujours de beaucoup de scrupules, se faire de l'argent sur le dos d'un défunt – qui plus est son beau-père – était assez discutable...
Toutefois, pour la première fois depuis leur arrivée au camp, Clark sourit.
— Elle a bien fait, approuva-t-il avec une étrange émotion. Mais il n'empêche qu'elle aurait pu me demander d'autres fonds.
Cela surprit leurs interlocuteurs, qui en restèrent pantois. La louve n'était pas non plus persuadée de tout saisir, or elle le laissa poursuivre :
— Il va falloir me donner plus de renseignements sur vos activités, mais... Si votre cause est aussi juste que je le crois, alors votre groupe continuera d'exister. Même si Anya n'est plus là, vous continuerez à recevoir de l'argent.
Les deux Neutres écarquillèrent les yeux, puis bredouillèrent des remerciements.
— Vous... Vous n'êtes vraiment pas obligé, balbutia Laura. Nous pouvons nous débrouiller, vous avez d'autres choses à vous occuper...
— Cela ne m'embête pas, assura-t-il. Cette cause tenait à Anya et... Ça fait déjà assez longtemps que les alphas se moquent du sort des Neutres.
Cela lui valut de nouvelles louanges émues. Rodolphe les invita à rester jusqu'au lendemain, de manière à organiser une petite soirée pour les remercier. Clark refusa dans un premier temps, mais céda face à tant d'insistance. Dès qu'ils eurent l'occasion de se retrouver seuls, Eleanor se dirigea vers lui.
— Vous... Tu es sûr de vouloir passer la nuit ici ? Et même de rester en contact avec eux ? Anya serait peut-être toujours en vie si elle ne s'était pas impliquée là-dedans...
Elle n'avait aucune envie d'abandonner ces pauvres Neutres à leur sort. Cependant, elle ne souhaitait pas non plus que Clark s'attire des problèmes avec les vampires.
— Elle n'aurait jamais eu à faire tout ça si les précédents Grands Alphas avaient été moins lâches, soupira-t-il. Si elle est vraiment morte en voulant aider ce groupe, autant faire en sorte que ça n'ait pas servi à rien.
La louve ignorait comment il pouvait prendre les choses avec tant de pragmatisme.
— Ce n'est pas embêtant que Marcus dorme ici ?
— Leurs installations n'ont pas l'air si terribles. Nous resterons une nuit, puis reviendrons à Reehjak le lendemain matin. Après... Je pense qu'il faudra laisser cette histoire derrière nous et revenir sur la Terre du Diamant.
Il n'aurait ensuite plus besoin d'Eleanor. Les recherches seraient officiellement terminées et elle n'aurait plus aucune raison valable de rester au palais. À cette idée, une pointe d'appréhension la tenailla. Elle ressentait aussi autre chose, qu'elle ne parvenait pas encore à identifier. De la tristesse ? De la déception ?
Il lui restait indéniablement un petit sentiment d'inachevé. Cette conclusion n'était pas vraiment celle qu'elle avait imaginée pour leur enquête. Elle aurait voulu trouver de vrais coupables. Pas simplement comprendre qu'Anya menait des activités qui avaient causé sa perte. Mais après tout, c'est peut-être mieux ainsi.
— En attendant, nous pouvons essayer de sympathiser avec les gens qui vivent ici, déclara le Grand Alpha en s'éloignant. Certains ne doivent pas avoir vu d'étrangers depuis longtemps.
Eleanor le suivit, tout en espérant que cette journée se déroulerait sans encombre...
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