Chapitre 27 - Troublante pleine lune
En se rendant sur le pont du bateau, Eleanor avait sous-estimé le froid. L'air matinal commençait à lui donner la chair de poule, tandis que le vent la décoiffait sans ménagement. Quelques mèches se détachaient de sa tresse et lui tombaient devant le visage, lui donnant presque envie de les couper. Pour que tes cheveux se mettent à t'énerver, c'est que tu es vraiment contrariée, songea-t-elle.
Depuis plusieurs minutes, elle grattait la mousse qui poussait sur la rambarde de la péniche, sans prêter attention au paysage qui défilait. La mère de Giulia les faisait naviguer au milieu de prés on ne peut plus banals. Ils ne fournissaient aucun divertissement, étant tous vert clair, vert pomme, vert pistache, vert éme...
— Vous... Tu n'as pas froid ?
La louve se tourna vers Clark, qui venait de sortir sur le pont. Elle s'attendit à voir Giulia lui courir après, or ce ne fut pas le cas.
— C'est supportable, prétendit-elle en frissonnant. Tu as réussi à t'échapper ?
Il fronça les sourcils et elle leva les yeux au ciel.
— Giulia, précisa-t-elle à voix basse. Elle ne t'a pas sauté dessus ?
Il écarquilla les yeux et elle réalisa qu'elle y avait été un peu fort. Elle avait aussi été beaucoup trop sèche, sans que cela ne soit justifié.
— Oh... Euh... Je reconnais qu'elle est assez entreprenante, balbutia-t-il. Mais...
Elle lui fit signe de baisser d'un ton. La mère de la concernée ne se trouvait pas très loin d'eux, occupée à tenir le gouvernail. Elle avait brièvement salué Eleanor lorsqu'elle était sortie, lui faisant la grâce de lui épargner une conversation.
— Elle n'a juste vu personne de moins de cinquante ans depuis une éternité, affirma-t-il. Je ne l'intéresse pas du tout.
Il en paraissait vraiment convaincu, ce qui était presque inquiétant. Avait-il réellement une si piètre estime de lui ? Et toi, est-ce qu'elle t'intéresse ? avait-elle envie de le questionner. Prononcé sur le ton de l'humour, cela aurait pu passer pour une gentille boutade. Des amis pouvaient se permettre ce genre de remarque, non ?
— J'espère que la passagère qui t'a reconnue ne répétera rien, enchaîna-t-il avant qu'elle ne dise une bêtise.
Elle arrêta de gratter la rambarde, bien décidée à enterrer le sujet "Giulia". Sujet dont tu ne devrais même pas te préoccuper, se morigéna-t-elle.
— Je pense qu'elle tiendra sa langue. Apparemment, quelques loups du Rubis semblent être de mon côté et ne m'ont pas oubliée... J'espère que des portraits de moi n'ont pas circulé partout pour me retrouver.
Clark pinça les lèvres, mais finit par secouer la tête.
— Les endroits par lesquels nous allons passer ne sont pas très fréquentés. Et quand bien même quelqu'un irait raconter quelque chose à ta famille, ce n'est pas vraiment un problème.
Eleanor acquiesça. En partant du palais du Grand Alpha, elle s'était refusée à vivre dans la peur d'être retrouvée. Elle n'allait pas commencer à douter dès maintenant.
— À ce propos, reprit Clark en fuyant son regard, j'espère que tu ne m'en veux pas d'être intervenu quand elle a... Enfin...
Elle comprit son allusion et croisa les bras sur sa poitrine, aussi mal à l'aise que lui.
— Oh, non, au contraire. C'est gentil de lui avoir dit quelque chose, je suis restée muette comme une imbécile et...
Elle aurait préféré qu'il n'entende pas les propos de Devika, or de toute façon, il n'avait rien appris de nouveau.
— J'ai hâte que nous arrivions, déclara-t-il pour changer de sujet. J'avais peur qu'il me reste quelques hématomes d'hier soir, mais ma cicatrisation de loup-garou a fait effet. Marcus ne devrait pas avoir trop peur de moi.
Quand il était venu frapper à sa chambre au lever du jour, elle avait constaté la disparition de ses plaies de la veille. Sans la cicatrisation rapide des lycanthropes, il aurait nettement moins bonne mine...
En dépit de la fraîcheur qui régnait sur le pont, Eleanor et Clark ne retournèrent pas à l'intérieur du bateau. La première craignait d'assister à une nouvelle démonstration de charmes de la part de Giulia, et le second ne semblait pas vouloir retrouver son admiratrice. Cela dissipa peu à peu le trouble inexplicable qui s'était emparé de la louve.
Lorsqu'un village se profila à l'horizon, les rayons du soleil commençaient à se faire un peu plus chauds. Une fois arrivée au niveau de la cité, la péniche longea un quai et Giulia apparut près de sa mère. Elles lancèrent une ancre qui immobilisa le bateau, puis déployèrent la passerelle.
— Vous êtes sûrs de ne pas vouloir aller plus loin ? s'enquit Giulia avec espoir.
Le Grand Alpha expliqua que des amis les attendaient ici. La jeune femme ne cacha pas sa déception, mais retrouva un peu son sourire lorsque Clark la remercia de les avoir laissés monter sur son bateau. Eleanor prit aussi la peine de la saluer, se sentant un peu coupable de l'avoir détestée sans raison.
— Comment allons-nous faire pour retrouver les autres ? demanda-t-elle dès qu'ils eurent rejoint la terre ferme.
Ce port était certes plus petit que celui d'Oxland, mais le village leur était complètement inconnu.
— J'imagine qu'ils doivent nous attendre quelque part, dans une...
— Clark !
Rowan accourut vers eux, aussi rapide qu'une flèche.
— J'ai passé la matinée à vous attendre ici ! Qu'est-ce qui t'a pris d'aller chercher ce doudou de pacotille ? Marcus l'avait juste mis dans un sac et ne s'en souvenait plus !
Ses yeux sombres scrutaient son meilleur ami et s'attardèrent sur les taches de sang qui subsistaient sur ses vêtements.
— Qu'est-ce qui t'est arrivé ? s'inquiéta-t-il aussitôt. Qui t'a...
— Des voyous ont voulu me voler mes lunettes. Eleanor est arrivée au bon moment.
Rowan posa les yeux sur la jeune fille et la gratifia d'un hochement de tête.
— J'ai voulu vous rejoindre quand Judith m'a dit que vous étiez partis, mais Marcus était déjà assez paniqué comme ça. Le capitaine a refusé de retarder le bateau. Nous n'avions plus le temps de descendre, sinon nous aurions perdu notre faux chargement. Comment avez-vous fait pour...
— Où est Marcus ? l'interrompit Clark.
— Dans une auberge avec les autres. Nous avons déjà trouvé un nouveau bateau pour cet après-midi. En attendant, nous avons pris une chambre afin que le petit puisse se reposer.
Il n'eut pas besoin de préciser que le pauvre louveteau avait passé une horrible nuit. Le Grand Alpha lui demanda où se trouvait l'auberge en question, puis ils en prirent la direction. Eleanor en profita pour raconter à Rowan comment ils s'en étaient sortis, ce qui parut l'amuser.
— Comme par hasard, Clark a toujours des idées qui impliquent que vous vous fassiez passer pour sa femme...
Les joues du dirigeant s'empourprèrent et il jeta un regard assassin à son ami.
— N'importe quoi, marmonna-t-il. Que voulais-tu que je raconte d'autre ?
Rowan gloussa, sans faire le moindre commentaire. Eleanor ne sut trop comment réagir et se contenta de rendre sa bague au Grand Alpha. Ce dernier fit de même et la louve retrouva ses rubis à chaque main.
Les rues du village ressemblaient en tout point à celles d'Oxland. Il semblait juste y avoir moins de vagabonds, mais cela était sûrement dû à l'heure matinale. Ils gagnèrent l'auberge sans se faire accoster par qui que ce soit, puis Clark monta les marches presque quatre à quatre. Winona et Mathias, qui se tenaient au beau milieu d'un couloir, poussèrent un soupir de soulagement dès qu'ils virent leur dirigeant.
— Marcus est ici, fit la soldate en désignant une chambre.
Clark ouvrit la porte et un cri de joie leur vrilla les tympans. Le petit garçon sauta si vite de son lit qu'il manqua de tomber sur le parquet. Il enroula les bras autour des jambes de son père, comme s'il ne l'avait pas vu depuis dix ans.
— J'espère bien que c'est la dernière fois que le Grand Alpha nous fait faux bond, marmonna discrètement Winona à l'intention d'Eleanor. Le petit n'a pas fermé l'oeil de la nuit... et nous non plus.
Les soldats ayant quelques heures de libre avant le départ de leur nouveau bateau, ils en profitèrent pour se reposer un peu. Clark eut beau essayer de faire dormir Marcus, le louveteau était bien trop excité. Il refusait de lâcher la main de son père, ou de ne serait-ce que fermer les yeux, comme s'il craignait qu'il disparaisse. Le Grand Alpha s'amusa donc un peu avec lui, en sortant la petite boîte de jouets en bois qu'ils avaient emportée. Cela permis à Judith d'aller dormir dans une autre chambre. Ses cernes étaient si marqués qu'ils ressemblaient à des cocards.
Quand vint le moment de rejoindre le port, Marcus fit le trajet en restant cramponné à son père. Ils montèrent à bord d'un bateau bien plus grand que la péniche de Giulia, où ils purent loger les caisses de bois qui leur servaient de leurres. Chacun devrait partager une cabine avec au moins un autre membre du groupe, et il fut convenu qu'Eleanor et Judith dormiraient ensemble. Rowan, Clark et Marcus occuperaient la même pièce, tandis que les soldats resteraient tous les trois.
Les "lits" de chaque cabine étaient des planches individuelles, suspendues aux murs grâce à des chaînes. Cela évoqua à la louve des geôles de prison, d'autant plus qu'il n'y avait même pas le moindre hublot. Elle en vint presque à regretter le bateau de Giulia, qui était beaucoup plus confortable...
— Heureusement que ce n'est que pour quelques jours, relativisa Judith. Ce sera toujours mieux que de faire le trajet en charrette et de traverser le désert.
Eleanor ne pouvait que se ranger de son avis.
Toutefois, les premières nuits qu'elle passa sur ces lits de fortune la firent quelque peu déchanter. Les planches étaient encore plus inconfortables que les paillasses qu'ils utilisaient pour dormir en forêt. Certes, ils n'avaient pas à supporter d'étranges bruits nocturnes, mais le bateau produisait parfois des grincements inquiétants. Lorsqu'elle s'endormait, la louve craignait toujours d'être réveillée en trombe parce qu'ils coulaient...
Cependant, ils avaient au moins la chance d'être épargnés par les fortes températures. Plus ils descendaient vers le sud, plus la chaleur estivale se faisait ressentir, mais Eleanor s'était attendue à pire.
Elle guettait l'apparition des premiers paysages typiques de la Terre du Rubis avec un mélange d'appréhension et d'impatience. Chaque matin, lorsqu'elle se levait et se rendait sur le pont, elle pouvait constater que les étendues qui l'entouraient devenaient de plus en plus familières. Les prés jaunissaient, puis disparaissaient pour laisser place à des champs recouverts de terre.
— C'est pas beau ! commentait Marcus chaque fois que son père le mettait sur ses épaules pour mieux profiter du paysage. Y'a rien !
Ce n'était pas Eleanor qui allait le contredire... Néanmoins, quand la terre laissa place à une sorte de sable rougeâtre, elle ressentit une pointe d'excitation.
Ils arrivaient chez elle.
De petites dunes s'étendaient à perte de vue, baignées par la lumière du soleil. La sécheresse du sol était compensée par la présence de petits lacs, qui disparaîtraient sûrement au fil de l'été. Ce mélange d'eau et de sable était l'une des particularités de la Terre du Rubis. Cela la rendait plus agréable que sa voisine, la Terre de l'Ambre, au climat davantage aride.
— Comment allez faire pour courir ? demanda Marcus lorsque la pleine lune arriva. Va brûler pattes !
Le bateau s'était arrêté dans un village portuaire, afin que les loups n'aient pas à passer la nuit à bord. Ils reviendraient tous vers le port au lever du jour, après s'être défoulés aux alentours de la petite cité.
— Le sable refroidit quand il fait nuit, lui indiqua Eleanor avec un sourire. Il fait même parfois très froid.
Le louveteau parut dubitatif, mais ne demanda pas à descendre du bateau pour vérifier. Judith allait rester avec lui, de même que Clark. Juste avant de partir, la jeune fille prit malgré tout la peine d'aller voir le Grand Alpha. Elle frappa à la porte de sa cabine, où il s'était enfermé depuis presque une heure.
— Tu es sûr que tu ne veux pas venir avec nous ? fit-elle en ouvrant le battant. Judith a dit que...
Elle s'interrompit en le voyant assis par terre, les yeux fermés.
— Tout va bien ? s'inquiéta-t-elle en venant vers lui.
Il se tenait trop droit pour avoir l'air malade, mais... Que diable pouvait-il bien faire sur ce parquet sale ? Il ouvrit immédiatement les paupières, ce qui la rassura un peu.
— Oh... Très... Très bien, bégaya-t-il. Excuse-moi, je m'étais juste égaré un peu trop loin.
Elle le fixa sans comprendre. Il clignait les yeux comme si elle l'avait tiré d'un grand sommeil.
— J'ai l'habitude de faire des exercices de relaxation, expliqua-t-il. Cela m'aide à rester calme sous ma forme animale.
Eleanor avait déjà entendu parler de cette technique, sans jamais vraiment la tester.
— En quoi est-ce que cela consiste, exactement ?
— Il suffit de prendre de lentes inspirations et d'expirer doucement, tout en essayant de se vider la tête. C'est plus facile certains jours que d'autres.
Même si cela ne lui aurait sans doute pas fait de mal, la louve préférait ne pas essayer... Le calme et la pleine maîtrise de soi étaient des qualités importantes pour une Chasseuse, or elle n'y avait jamais excellé.
— Tu vas donc rester sur le bateau avec Marcus et Judith ? Tu pourrais au moins venir courir un peu.
Elle savait à quel point les nuits de pleine lune passées sans se dégourdir les pattes étaient difficiles.
— Ça ne m'embête pas, affirma-t-il en haussant les épaules. Les autres loups qui ne peuvent pas se payer un Neutre pour garder leurs enfants sont de toute façon obligés de rester avec eux.
Effectivement, les parents essayaient en général de se relayer pour ne pas laisser les petits tous seuls.
— Et à cause de mon halo, je risquerais aussi de me faire repérer plus facilement, ajouta-t-il. Il est plus sage que je reste ici.
Eleanor songea qu'elle allait aussi devoir faire attention. Plus un loup était proche de la famille d'un alpha, plus son halo brillait fort. Elle avait déjà pris garde à rester assez discrète lors des précédentes pleines lunes, mais maintenant qu'elle était sur la Terre du Rubis, elle allait devoir redoubler de méfiance.
Elle lui souhaita quand même de passer une bonne nuit, puis vérifia que son sac à dos contenait bien tous ses vêtements de rechange, au cas où ils ne seraient pas rentrés à temps.
Quelques minutes plus tard, à minuit tapante, elle fila vers le village sous sa forme animale. Rowan et les autres avaient convenu que personne ne se séparerait du groupe, ce qui éviterait qu'ils se perdent. Le meilleur ami de Clark les devançait toutefois de quelques mètres. Les pattes du loup gris battaient le sol avec une certaine rage, comme s'il avait besoin de passer ses nerfs en courant.
Eleanor passa la nuit à craindre que des pulsions plus sauvages ne prennent possession de lui. S'il décidait de sauter sur un autre loup, voire sur un vampire qui aurait la folie de traîner dehors, ils seraient obligés d'intervenir. Clark n'était pas présent pour utiliser son pouvoir d'alpha sur lui et potentiellement le calmer.
En milieu de nuit, les loups s'arrêtèrent près d'un cours d'eau pour s'abreuver. Un autre animal s'ébroua et eut le malheur de projeter des gouttelettes sur Rowan. Ce dernier montra aussitôt les crocs, dévoilant d'impressionnantes canines et incisives. Winona le rappela à l'ordre en émettant un grognement, tandis que Philip s'interposait entre les deux lycanthropes.
Rowan ne chercha pas à faire d'histoires et se contenta de partir, après avoir poussé un dernier râle agacé. Ce fut heureusement le seul incident de la nuit, qui se poursuivit dans une relative tranquillité.
Quand le ciel noir commença à s'éclaircir, Eleanor était pour une fois impatiente de retrouver sa forme ordinaire. Elle et ses compagnons se dirigèrent vers le village à petites foulées, chacun ayant pris soin de ne pas se perdre. Winona étant la plus rapide, elle devançait le groupe de loups de quelques mètres, suivie de près par Rowan.
Alors qu'ils arrivaient près du port, Eleanor eut la soudaine d'impression d'être observée. Elle mit d'abord cela sur le compte de sa condition animale, qui exacerbait tous ses sens.
Cependant, lorsqu'elle tourna la tête vers une ruelle, des yeux rouges capturèrent les siens.
La louve se figea, inquiétée par le puissant halo écarlate de l'animal. Et puis ce regard pénétrant, ce pelage marron tacheté de noir, ces oreilles légèrement...
Elle n'eut pas le temps de l'étudier plus longtemps, puisque l'animal disparut aussitôt. Elle voulut le suivre, mais un aboiement l'interpella. Philip s'était arrêté pour l'attendre et penchait la tête sur le côté, interrogatif. Eleanor regarda une dernière fois vers la ruelle, puis suivit le soldat.
Comme ils se trouvaient sur la Terre du Rubis, il était normal que certains loups se ressemblent. Pleine lune oblige, elle n'avait pas les idées très claires et devait sûrement fabuler. Il était inutile de s'inquiéter et de commencer à voir le mal partout. Céder à la paranoïa dès maintenant serait stupide.
Elle trotta vers le bateau en essayant de s'en convaincre.
Il était absolument impossible que le loup qu'elle ait vu soit celui qu'elle croyait.
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