Chapitre 18 - Quelques maladresses

— Tu sais où est Rowan ?

Marcus fixa Eleanor en clignant des yeux. Elle venait de l'accoster d'une manière un peu brutale, telle une furie.

— Tonton Rowan ? Il est souvent dans chambre, par là et...

La louve le remercia brièvement et fusa dans la direction indiquée par son minuscule doigt. Cela l'embêtait d'avoir dû l'impliquer dans sa recherche, mais il était la première personne qu'elle avait croisée.

Clark la talonnait de quelques mètres, et elle espérait que Marcus allait le retarder davantage. Elle ne se retourna pas pour le vérifier, allongeant ses foulées afin d'atteindre le bout du couloir. Arrivée à une intersection, elle tomba sur un domestique en uniforme rouge.

— Savez-vous où...

Elle n'eut même pas à formuler sa question. Son regard fut attiré par un mouvement dans le corridor et son sang ne fit qu'un tour. Elle resserra sa prise autour de son poignard, puis fila vers la porte qui venait de se fermer. La serrure ne lui résista pas lorsqu'elle tourna la poignée et ouvrit le battant à la volée.

Ses yeux ne l'avaient pas trompée, puisque Rowan s'y trouvait bel et bien, prêt à retirer sa veste.

— Il y a un problème ? commença-t-il en fronçant les sourcils. Pourquoi tenez-vous ce...

Elle ne le laissa pas finir et bondit sur lui. À l'aide d'un violent coup envoyé dans le torse, elle le plaqua contre un mur. Il ne poussa aucune exclamation, même lorsque le poignard d'Eleanor frôla sa gorge.

— Eh bien, souffla-t-il, vaguement impressionné. J'ai connu des demoiselles entreprenantes, mais je dois avouer que vous les dépassez toutes haut la main...

La jeune fille lui jeta un regard noir. Il choisissait très mal son moment pour commencer à jouer les goujats.

— Je plaisantais, ajouta-t-il en esquissant une grimace. Puis-je savoir pourquoi vous braquez ce poignard sur moi ?

Eleanor allait finir par croire que le Grand Alpha et son meilleur ami avaient eu droit à des cours de comédie. Il la dévisageait avec la plus grande des perplexités, comme s'il ignorait vraiment ce qu'elle pouvait bien lui vouloir.

— Vous connaissez très bien la réponse, répliqua-t-elle, brûlante de colère.

Elle laissa sa lame en argent effleurer la fine peau de son cou. Du sang s'écoula de la légère entaille et vint tacher le col de sa chemise blanche. Il grimaça, sans chercher à se débattre.

— Si c'est par rapport à vos fiançailles rompues avec Clark, je peux vous jurer que je n'y suis pour rien. C'est son père qui...

— Je sais que vous avez ordonné la mort d'Anya.

Cette accusation parut lui faire l'effet d'un coup de poing. Ses traits se durcirent aussitôt, et la louve eut l'impression de faire face à un bloc de marbre.

— J'ai trouvé le message que vous lui avez laissé, le confronta-t-elle d'un ton tranchant.

Certes, il n'avait pas eu la bêtise de le signer. Cependant, Eleanor avait remarqué le document posé sur le bureau du Grand Alpha. L'écriture brouillonne était la même que celle inscrite sur le papier. Lorsque Rowan était parti, Clark lui avait dit que son meilleur ami venait de lui transmettre un rapport sur les effectifs militaires.

Ses pensées s'étaient affolées, jusqu'à reconstituer les pièces du casse-tête.

— Vous êtes un sacré bon acteur, reconnut-elle en le pressant un peu plus contre la paroi. Votre présence aux côtés de Clark, vos tentatives de le décourager en disant que nous ne trouverions rien dans le bureau d'Anya, votre prétendue perte de contrôle chez les Rhodebrookes...

Sur le moment, son coup de sang contre le chef du groupe criminel lui avait paru spontané. À présent qu'elle y réfléchissait, elle comprenait que cela n'avait été qu'un moyen de dévier les soupçons. Qui irait accuser quelqu'un apparemment si ébranlé par le meurtre d'Anya ?

— J'ai juste un léger doute sur votre humeur inconstante. Est-ce que cela faisait partie de votre rôle de meilleur ami chagriné ? Ou est-ce parce que vous vous êtes finalement découvert une conscience ?

Il laissa échapper un rire sans joie, qui rapprocha sa gorge du poignard. Il n'eut aucune réaction, toute son attention concentrée sur Eleanor.

— Pour une prétendue Chasseuse de vampires qui adore jouer avec ses armes, vous êtes drôlement bien placée pour parler de conscience, ironisa-t-il.

Elle serra les dents et lui causa une nouvelle coupure, dangereusement près de sa carotide. Il pinça les lèvres pour retenir un glapissement.

— Pourquoi l'avez-vous tuée ? Qu'est-ce qu'elle avait bien pu...

— Eleanor, lâchez-le !

La jeune fille poussa un grognement d'exaspération. Elle tourna la tête vers le Grand Alpha, qui se tenait dans l'encadrement de la porte, l'air affolé.

— Je sais ce que vous vous imaginez, mais ce n'est pas lui qui a tué Anya, affirma-t-il.

Malgré son comportement digne d'un louveteau de huit jours, Eleanor eut pitié de lui. Non seulement la mère de son fils était morte, mais en plus, celle-ci avait été tuée par son meilleur ami. Face à une telle double peine, il n'était pas étonnant qu'il soit dans le déni...

— C'est lui qui a écrit le message de menaces que j'ai trouvé, expliqua-t-elle. Je ne sais pas ce qui ne pouvait plus continuer, mais il a estimé qu'il fallait y mettre un terme et il l'a tuée !

Elle ne voyait pas quelle preuve plus convaincante ils auraient pu trouver. Afin de conserver sa place à la cour, Rowan n'avait bien sûr pas pu assassiner Anya de ses propres mains, donc il avait engagé un vampire pour le faire. Comme il vivait en permanence au palais, il lui avait sûrement été facile de se tenir au courant des sorties de la femme de Clark.

Malheureusement, le Grand Alpha continua à jouer les autruches :

— Je comprends qu'il puisse passer pour le coupable idéal. Mais ce n'est pas du tout ce que vous croyez. Rowan est la dernière personne qui aurait pu faire du mal à Anya.

— Ah oui ? fit-elle, agacée par tant de naïveté. Et pourquoi ?

— Parce que je l'aimais.

Eleanor tourna la tête si vite qu'elle se fit mal à la nuque. Elle dévisagea Rowan, incapable de croire qu'il ait prononcé ces mots.

— Quoi ?

Sous la surprise, elle avait légèrement diminué la pression qu'elle exerçait sur son torse. Le meilleur ami de Clark n'en profita même pas pour essayer de se libérer, ou ne serait-ce qu'essuyer le sang qui perlait sur sa gorge.

Son regard était rivé à celui de la jeune fille, or il ne semblait pas la voir. Ses iris marron reflétaient simplement... le vide.

— An... Anya était... Nous étions ensemble, articula-t-il d'une voix rauque.

La louve le fixa d'un air incrédule, puis pivota vers le Grand Alpha. Celui-ci s'était avancé dans la pièce, afin de fermer la porte derrière lui.

— Vous... Vous étiez au courant ? l'interrogea-t-elle.

Elle connaissait déjà la réponse, mais ne parvenait à la concevoir. Clark hocha lentement la tête, sans la regarder.

— Ils ne m'ont quasiment jamais rien caché. Anya ne voulait pas me tromper, et Rowan refusait de me mentir. C'est justement ce qu'il lui disait dans le message que vous avez trouvé.

Eleanor se remémora les mots inscrits sur le papier. Si tu as pris ta décision, rejoins-moi dehors. Quoi qu'il arrive, je ferai ce que je t'ai dit. Ça ne peut plus continuer. À la lumière de ce qu'elle venait d'apprendre, ils prenaient un sens tout à fait différent.

— Il y a environ un an et demi, Rowan est venu me voir, reprit le Grand Alpha. Il m'a avoué qu'il aimait Anya et qu'il... Qu'il ne pouvait plus supporter cette situation. Il avait prévu de quitter le palais. Soit Anya acceptait de le suivre pour vivre avec lui, soit elle restait ici, de manière à ce qu'ils ne se voient plus.

Trop stupéfaite pour prononcer un mot, la jeune fille attendit qu'il poursuive. À côté d'elle, Rowan se faisait tout aussi muet.

— Je leur ai dit de rester là tous les deux. Anya et moi étions de toute façon séparés depuis longtemps. Comme mon père était malade et que nous avions déjà un héritier, il n'avait plus la force de se mêler de nos vies. Nous savions qu'une fois qu'il serait mort, nous aurions juste à attendre un an avant de pouvoir officiellement divorcer.

Une émotion indéchiffrable s'empara d'Eleanor. Même si elle peinait à assimiler toute la situation, elle commençait à réaliser tout ce que Clark avait vécu. Ainsi, en l'espace de trois ans, il avait eu à supporter un mariage quasi forcé qui s'était soldé par une séparation, la découverte d'une liaison entre sa femme et son meilleur ami, la perte de son père... Sans parler du récent meurtre de la mère de son fils.

Au cours des six dernières années, la louve avait souhaité les pires malheurs à ce fiancé qui l'avait soi-disant rejetée. Il fallait croire que la Lune avait entendu ses prières...

— Vous faites vraiment un incroyable meilleur ami, marmonna-t-elle à l'intention de Rowan.

Son dédain le fit baisser les yeux. Peut-être était-elle un peu dure, cependant elle ne comprenait pas comment le Grand Alpha avait pu lui pardonner. Sur les millions de personnes qui vivaient dans ce monde, il avait vraiment fallu qu'il s'amourache de la femme de son "meilleur ami" ? Cela frôlait la trahison...

— Il n'est en rien responsable de ma séparation avec Anya, le défendit Clark. Elle et moi nous entendions très bien en tant qu'amis et j'espérais qu'elle aurait la chance de rencontrer quelqu'un d'autre. Je n'aurais pas forcément imaginé qu'il s'agirait de Rowan, mais... Au final, je crois que je n'aurais pas pu leur souhaiter mieux.

Prononcées par n'importe qui d'autre, ces mièvreries auraient eu l'air forcées et vides de sens. Toutefois, son regard et le sourire triste qu'il adressa à son meilleur ami témoignèrent de toute sa sincérité.

Presque malgré elle, Eleanor en fut touchée. Elle libéra Rowan et laissa retomber ses bras le long de son corps, sans pour autant rengainer son poignard.

— C'est pour cette raison que vous vous en êtes pris au chef des Rhodebrookes, n'est-ce pas ?

Plus elle y réfléchissait, plus elle comprenait le comportement étrange de l'ami de Clark. Et par la même occasion, elle saisissait pourquoi le Grand Alpha faisait preuve d'un tel calme chaque fois que sa femme était évoquée. Sûrement se sentait-il le devoir de garder la tête froide, afin de ne pas amplifier la peine de son ami.

— Je plaçais beaucoup d'espoirs dans ce voyage, confirma Rowan en fixant le sol. La perspective de me venger me détournait de ma tristesse et... Je me disais qu'une fois que les Rhodebrookes auraient payé pour ce qu'ils avaient fait, je me sentirais mieux.

Eleanor jeta un discret regard au dirigeant des loups. Lorsque l'opportunité de lui régler son compte s'était présentée, elle aussi avait cru que cela lui ferait du bien. Au final, maintenant qu'elle savait qu'il n'avait rien à voir avec son exil, elle reportait son entière rage sur sa famille. 

— Quand Owen a dit qu'il était innocent, j'ai perdu la cible sur laquelle concentrer ma colère, poursuivit Rowan. Je me doutais qu'il ne mentait pas, pourtant... J'avais besoin de me défouler sur quelque chose. C'est pour ça que je l'ai un peu... brutalisé.

Ce n'était certainement pas la jeune fille qui allait le blâmer.

— Ne pas savoir pourquoi Anya a été tuée est... C'est intenable, avoua-t-il d'une voix rauque. Je sais que retrouver ses meurtriers ne la ramènera pas, mais j'ai besoin de réponses. Nous en avons besoin.

Il releva la tête vers Clark et un silence alourdit ses paroles.

— Si vous et Anya étiez... ensemble, hésita Eleanor, elle devait bien se confier à vous, non ? Vous ne savez vraiment pas avec qui elle aurait pu avoir rendez-vous au village ? Cela nous aiderait peut-être à trouver de nouveaux indices.

Toujours adossé contre le mur, Rowan répondit par la négative :

— Je ne vois vraiment pas qui ça pourrait être. Elle passait presque tout son temps avec Marcus. Lorsqu'elle n'était pas avec lui ou avec moi, elle s'occupait des obligations liées à son titre. Ses balades à cheval étaient quasiment ses seuls loisirs.

La louve songea que ceux qui en savaient peut-être le plus étaient les chevaux qui accompagnaient Anya... Que faisait-elle lors de ces prétendues "balades" ?

— Nous allons continuer de fouiller son bureau, intervint Clark. J'ai trouvé tout un tas de lettres qui semblent banales, mais d'autres pourraient cacher quelque chose.

— Il n'y aura rien, réaffirma Rowan. Tu crois vraiment que si Anya s'était sentie menacée par quelque chose, elle ne m'en aurait pas parlé ? Si elle avait reçu le moindre message suspect, elle me l'aurait montré.

À court d'arguments, le Grand Alpha resta silencieux.

— Dans le doute, ça ne nous coûte rien de continuer, décréta Eleanor. Ce n'est pas comme si nous avions mieux à faire.

Rowan soupira et retira ses chaussures du bout de son pied.

— En tout cas, il serait préférable que vous évitiez de bondir sur votre prochain "suspect", fit-il en jetant un regard oblique à la louve.

Elle croisa les bras sur sa poitrine et leva les yeux au ciel.

— Pardonnez-moi, mais votre message était tout de même assez ambigu.

Elle regrettait évidemment de s'être emballée ainsi et de s'en être prise à lui. Clark n'avait qu'à te dire dès le début que son meilleur ami fréquentait sa femme, lui susurra sa mauvaise foi. Qui irait admettre ceci à une quasi-inconnue ?

— Bien, je crois que les choses ont été suffisamment éclaircies, intervint le Grand Alpha.

Il adressa un dernier regard à son ami, puis ouvrit la porte. La jeune fille le suivit, tout en proférant quelques marmonnements en guise d'excuses. Dès qu'ils furent seuls dans le couloir, Clark se tourna vers elle.

— Donnez-moi votre poignard.

Eleanor cilla. Peut-être était-ce uniquement dû au faible éclairage des lieux, mais il lui sembla que son regard était plus grave et sombre que d'ordinaire.

— Pourquoi ?

Allait-il la réprimander pour s'en être pris à son meilleur ami ? Pire, serait-il capable de la tuer ? Elle doutait qu'il puisse en venir à de telles extrémités, or comme on ne pouvait jamais être sûr de rien...

— Lorsque nous nous sommes rencontrés, j'ai accepté votre présence parmi nous à une condition. Vous vous en souvenez ?

Elle fronça les sourcils, ayant quelque peu de mal à voir où il voulait en venir.

— Ne pas laisser traîner mes armes n'importe où ? Ne vous inquiétez pas, elles sont dans ma chambre, votre fils ne risque pas de les trouver et...

— Vous avez abordé Marcus avec un poignard à la main, l'interrompit-il. C'est la dernière fois que vous faites une chose pareille, sinon je vous trouverai un refuge ailleurs, je ne...

— Un refuge ? s'exclama-t-elle. Vous me prenez pour un animal ?

Un début de confusion et de culpabilité fit un instant tomber son masque de sévérité.

— Vous avez très bien compris ce que je veux dire, se reprit-il. Cela ne me dérange pas du tout que vous soyez ici, mais il n'est pas question que vous vous promeniez avec des armes devant Marcus.

Elle recula d'un pas, sur la défensive.

— Je ne l'aurais jamais laissé y toucher. Et je vous signale que des dizaines de gardes se baladent partout avec des épées. Ce n'est sûrement pas un petit poignard qui l'a choqué.

Cette sensation d'être une enfant se faisant disputer ne lui plaisait pas du tout. Certes, elle reconnaissait qu'elle n'aurait pas dû s'emporter ainsi et aborder Marcus avec une arme. Toutefois, la réaction du Grand Alpha lui paraissait quelque peu disproportionnée.

— Il sait que les gardes sont armés pour une bonne raison. À ses yeux, vous n'êtes pas une soldate. Je ne veux pas qu'il commence à tout mélanger dans son esprit et que tout ça devienne banal pour lui. Il n'est déjà que trop habitué à la mort, cela suffit amplement.

Une part de la louve admirait sa manière de protéger son fils. Néanmoins, comme trop souvent en sa présence, sa fierté prit le dessus :

— Il sera confronté à la violence tôt ou tard. Vous ne pourrez pas éternellement contrôler ce qu'il voit.

— C'est vrai, admit-il. Mais si vous avez des enfants un jour, vous comprendrez qu'on cherche à les protéger de ce monde le plus longtemps possible.

Une soudaine vague de tristesse déferla sur elle. À ce rythme-là, vu les tournants que prenaient sa vie, elle n'aurait sans doute jamais sa propre famille.

Pour donner le change, elle leva les yeux au ciel et croisa un peu plus les bras.

— J'essayerai de faire attention, maugréa-t-elle. En attendant, ayez l'élégance de ne plus sous-entendre que je ne suis qu'une biche égarée dépendante de vous.

Son expression se décomposa aussitôt. 

— Ce n'est pas ce que...

Incapable de rester de marbre plus longtemps, elle tourna les talons. Elle s'éloigna le plus rapidement possible, sans tenir compte de ses appels.

Elle préférait mourir plutôt que de pleurer devant lui.

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