— Excusez-moi pour le désordre... N'y faites pas attention.

En effet, le bureau du Grand Alpha était d'un bazar sans nom. Des centaines de papiers s'entassaient sur un joli secrétaire en bois, mélangés à des plumes et des résidus de cire rouge. La tapisserie bleue était presque entièrement dissimulée par de multiples étagères, sur lesquelles reposaient des vieux livres et ce qui ressemblait à des dossiers. Eleanor fut frappée par l'omniprésence de bougies, qui brûlaient dans une dizaine de chandeliers et autres bougeoirs.

— Vous n'avez pas peur que tout prenne feu ? s'inquiéta-t-elle face aux flammes parfois très proches des papiers.

Clark haussa les épaules et contourna le bureau pour prendre place sur son siège.

— Au moins, l'incendie ferait du rangement, plaisanta-t-il sans sourire.

La louve se posa sur une chaise face à lui, un poignard à la main. Jouer avec son arme avait au moins le mérite de lui donner une contenance. Depuis que le Grand Alpha lui avait révélé l'un de ses secrets, moins d'une heure plus tôt, ils avaient à peine échangé quelques mots. Il lui avait promis de lui donner plus d'explications une fois de retour au palais, ce qui expliquait sa présence ici.

Si elle avait été plus raisonnable, elle lui aurait proposé de reporter cette conversation au lendemain. Au vu de l'heure tardive et de leur petite escapade au village, il devait certainement être épuisé. Elle-même se languissait de retrouver son lit. Cependant, sa curiosité était trop attisée pour qu'elle se permette d'attendre plus longtemps.

— Pourquoi n'avez-vous pas dit aux enquêteurs que vous alliez divorcer ?

Une petite voix lui murmura que sa question était peut-être un peu brutale et intrusive. Après tout, il n'avait pas de comptes à lui rendre, et sa vie privée ne la regardait en rien. Néanmoins, s'il avait vraiment tenu à ce qu'elle reste dans l'ignorance, il ne l'aurait pas invitée ici.

Il baissa les yeux sur son bureau en pagaille, puis resta silencieux.

— Vous aviez peur qu'ils vous ajoutent à la liste des suspects ? supposa-t-elle, dans l'espoir qu'il daigne se confier.

Il hocha lentement la tête. Malgré elle, un léger frisson remonta le long de son échine. Tu tiens vraiment à ce qu'il grandisse avec deux criminels ? Elle fit taire ces paroles qui ne lui revenaient que trop souvent en mémoire, et se concentra sur sa réponse :

— Ils auraient aussi posé des questions trop personnelles. Quasiment tout le monde au palais savait que nous ne vivions pas vraiment ensemble, mais... Je ne voulais pas qu'ils se mêlent de tout ça pour rien.

Cela parut assez étrange à Eleanor. Le rôle des enquêteurs était justement de s'immiscer dans la vie des gens. S'ils savaient faire preuve d'un minimum de professionnalisme, ils n'iraient pas répéter les affaires du Grand Alpha à qui voudrait bien les entendre.

— Et pourquoi seriez-vous considéré comme suspect ? ne put-elle s'empêcher de demander. Si vous alliez divorcer d'Anya, vous n'aviez aucune bonne raison de vous débarrasser d'elle.

Bien que les divorces soient plutôt courants, elle était assez peu renseignée sur le sujet. Lors de son enfance, seule l'une de ses domestiques s'était séparée de son partenaire, et peu d'informations étaient remontées à ses oreilles. En tant que jeune fiancée du futur dirigeant des loups, l'éventualité d'un divorce ne lui avait jamais été présentée. Une fois mariée, sa famille aurait attendu d'elle qu'elle obéisse docilement à tous les ordres de son mari. Elle aurait dû consentir à absolument tout, du moment que cela permettait à la meute du Rubis de rester dans les bonnes grâces du Grand Alpha.

À cette pensée, son poing se resserra autour du manche de son arme.

— Les enquêteurs pourraient me trouver des motivations financières. Notre contrat de mariage stipulait qu'en cas de divorce, Anya obtiendrait une somme d'argent conséquente, ainsi qu'une rente mensuelle.

Elle fronça les sourcils, perplexe.

— Mais vous êtes le Grand Alpha ! répliqua-t-elle. Ils savent très bien que l'argent n'est pas un problème pour vous.

La tête basse, il soupira.

— Malheureusement, être le Grand Alpha n'est pas toujours la parfaite excuse à tout. Au contraire...

Elle songea qu'effectivement, elle avait peut-être tendance à avancer cet argument trop souvent.

— Ils pourraient penser que je suis atteint d'un problème mental, expliqua-t-il. Comme c'est un risque fréquent chez les alphas, les gens n'oublient jamais cette possibilité.

Elle ne pouvait que reconnaître qu'il disait vrai. Le côté "animal" des loups-garous pouvait déjà leur provoquer des troubles du comportement, en particulier à l'approche des nuits de pleine lune. Néanmoins, les alphas étaient d'autant plus sujets à ces troubles mentaux. Lorsqu'ils héritaient de leur pouvoir, il n'était pas rare que celui-ci leur monte littéralement à la tête.

Au cours de l'histoire de la Terre des Loups, de nombreux cas de folie avaient été recensés chez les dirigeants, en particulier chez les Grands Alphas. L'un des lointains ancêtres de Clark était d'ailleurs connu sous le nom du "Grand Fou".

— Ils n'auraient eu aucune preuve contre vous, objecta-t-elle. Je ne pense pas que...

Il releva les yeux vers elle, et elle réalisa la naïveté de sa remarque. Ce qu'il lui indiqua fit écho à ses propres déductions :

— En théorie, j'ai les moyens de faire disparaître n'importe quelle preuve. Il me suffirait de contacter les bonnes personnes, ou de débourser l'argent nécessaire. Je sais que c'est horrible, mais... Si j'avais voulu orchestrer le meurtre de ma femme, j'aurais pu le faire sans craindre quoi que ce soit.

Eleanor eut l'impression qu'il voulait rajouter quelque chose, or il détourna le regard et se mura dans le silence.

Et s'il avait usé de son pouvoir pour tuer quelqu'un ? Il venait lui-même d'admettre que cela était possible, non ? La louve alla même jusqu'à envisager une folle théorie : et s'il était vraiment le responsable de l'assassinat d'Anya ?

Faire semblant de mener des recherches de son côté aurait été un excellent moyen d'échapper aux soupçons. En se montrant "honnête" et en jouant les innocents auprès d'Eleanor, il croyait peut-être la mettre en confiance. Sauf que ses talents de menteur ne lui étaient pas inconnus...

Elle hésita une seconde, puis décida de jouer cartes sur table :

— Et qui me dit que ce n'est pas vous qui avez tué votre femme ?

Ses iris transparents vinrent aussitôt se planter dans les siens. La déception qu'elle y lut ne la rendit pas très fière, mais elle ne regretta pas sa question. Tourner autour du pot n'était pas son genre. Si elle devait remettre son destin entre les mains du jeune homme, elle ne voulait pas douter de sa confiance en permanence.

— C'est vraiment ce que vous pensez ? l'interrogea-t-il en soutenant son regard.

Non. Cependant, elle s'abstint de répondre et attendit qu'il cède en premier.

— Je vous rappelle qu'Anya est la mère de mon fils. Même si nous ne nous aimions pas, seul un monstre aurait pu faire une chose pareille.

— Vous m'avez dit qu'elle ne vous aimait pas, nuança-t-elle.

C'était un coup bas, elle en avait conscience. Toutefois, s'il s'agissait d'un bon moyen pour le confronter, elle était prête à l'employer.

— C'est vrai, reconnut-il. Mais cela allait dans les deux sens. J'imagine qu'après vous avoir rejetée, mon père a cherché une remplaçante et... C'est sur elle que s'est porté son choix. C'était un mariage arrangé.

Eleanor ne s'y attendait pas. Naïvement, elle s'était figuré que Clark avait épousé Anya parce qu'il l'aimait. L'idée que l'ancien Grand Alpha l'ait "remplacée" ne l'avait pas effleurée.

— C'est pour cette raison que parler de sa mort ne vous affecte qu'à moitié, ne put-elle s'empêcher de faire remarquer.

Au moins, son semblant de détachement lorsqu'il évoquait le sujet s'expliquait. Il parut vouloir répliquer, mais poussa un long soupir.

— On peut voir les choses comme ça, concéda-t-il dans un marmonnement. Quoi qu'il en soit, je tenais quand même à Anya. Et je ne suis pas un criminel.

— Ce n'est pourtant pas ce que vous avez dit à Rowan.

La louve aurait sûrement mieux fait de se taire. Néanmoins, il lui avait offert une trop belle occasion d'enfin briser la glace. Elle fit tourner un peu plus vite son poignard entre ses doigts, tandis qu'il la considérait avec incompréhension.

— Je ne vois pas de quoi vous parlez.

Impossible de dire s'il mentait, ou s'il était sincèrement perdu. La tension qui ne cessait de croître entre eux suggérait plutôt la première option.

— Chez les Rhodebrookes, lorsque vous avez empêché Rowan de tuer le chef du groupe. Vous lui avez demandé s'il voulait que Marcus grandisse avec deux criminels. J'en ai déduit que vous parliez de vous.

Il cilla, n'ayant sans doute pas réalisé qu'elle avait noté cette information. Toutefois, il se recomposa rapidement une expression stoïque.

— Vous avez raison. Je suis bel et bien un criminel responsable de la mort de quelqu'un.

Le poignard d'Eleanor s'immobilisa entre ses doigts. Elle s'était attendue à ce qu'il nie en bloc et lui apporte une explication bancale, or voilà qu'elle n'avait même pas à insister.

— Mais cette personne n'était pas Anya, précisa-t-il.

— Et de qui s'agissait-il ?

Il baissa la tête et chassa une poussière imaginaire sur son bureau.

— Quelqu'un dont vous n'avez pas à vous soucier.

La jeune fille sentit que cette fois, elle franchirait une trop grande limite en cherchant plus loin. Cependant, elle ne pouvait se passer d'éclaircissements sur un détail.

— Et si cela avait un lien avec le meurtre de votre femme ? Cette personne avait peut-être des proches qui ont voulu se venger ?

Cette idée lui apparut presque comme un éclair de génie. Malheureusement, la réponse de Clark coupa court à son début de fierté :

— Aucun risque, je vous le jure.

Elle comprit qu'elle devrait se satisfaire de cette affirmation.

— Quoi qu'il en soit, notre séparation n'a rien à voir avec ce qui lui est arrivé. Les enquêteurs n'ont pas besoin d'en être informés. Et ils n'ont pas non plus à savoir ce que j'ai fait...

Son regard la priait clairement de ne rien colporter. Elle recommença à faire tourner son poignard, tout en s'efforçant d'adopter une attitude nonchalante.

— Quand je dis à quelqu'un que je garde son secret, je le fais, répliqua-t-elle. J'ose espérer que vous et Rowan êtes toujours les seuls à savoir qui est ma famille ?

Ses épaules se détendirent et il hocha vivement la tête.

— Ni lui ni moi n'en avons parlé. Tout le monde croit simplement que vous êtes une nouvelle soldate chargée de nous aider pour l'enquête. Ce qui est tout sauf faux.

Rassurée, elle ne répondit rien. En dépit de la distance qui les séparait de la Terre du Rubis, elle ne doutait pas que sa famille ait été mise au courant de sa fugue. Gretchen, son ancienne geôlière, avait sûrement eu le temps d'envoyer un message à l'alpha du Rubis. Peut-être avait-elle eu le courage de se rendre en personne jusqu'à son palais. Sauf si dans la tour, le soleil s'est levé avant son réveil...

Une part d'Eleanor souhaitait évidemment qu'elle soit morte. Toutefois, cela n'empêcherait pas sa famille d'apprendre, tôt ou tard, qu'elle vagabondait dans la nature.

Sentant que sa conversation avec Clark ne les mènerait plus à grand-chose, elle se leva de son siège. Il l'imita et la raccompagna machinalement vers la porte. Même si elle s'était montrée plutôt dure envers lui, il semblait ne jamais vouloir abandonner sa politesse.

— Je pense que je vais refouiller la chambre et le bureau d'Anya, déclara-t-il en ouvrant le battant. Les enquêteurs l'ont déjà fait, mais ils n'ont peut-être pas pris le temps de lire toute sa correspondance.

Effectivement, s'il réussissait à trouver le moindre message fixant un rendez-vous au village, cela les aiderait à savoir pourquoi elle s'y était rendue. Même si la personne qu'elle était partie rencontrer n'avait rien à voir avec son meurtre, elle les aiderait certainement à dénicher de nouvelles pistes.

— Vous me tiendrez au courant, conclut-elle avant de prendre congé.

Tandis qu'elle s'éloignait dans le couloir, une même pensée l'obsédait. Elle aurait dû consacrer toute son énergie et sa curiosité à s'interroger sur ce qu'il était advenu d'Anya, néanmoins... Elle avait à présent eu la confirmation que le Grand Alpha avait bel et bien tué quelqu'un.

Mais qui ? Et surtout, pourquoi ? Hormis ses quelques mensonges, il paraissait pourtant si droit, si inoffensif... Lorsqu'elle lui avait demandé de planter un couteau dans la gorge de Gretchen, elle aurait juré que c'était la première fois qu'il commettait un tel acte. Comment aurait-il pu être capable de donner la mort à une personne ?

Cependant, avant de commencer sa formation de Chasseuse, Eleanor n'était pas non plus certaine de pouvoir ôter une vie. Il avait fallu qu'elle intègre le fait que les vampires n'étaient que des cadavres vivants. Une fois cette vérité bien ancrée en elle, tuer des immortels lui avait permis d'avoir une cible sur laquelle se défouler.

Au fond, quoi qu'avait pu faire Clark, elle était assez mal placée pour le juger. Toutefois, même si sa priorité restait le meurtre d'Anya, elle se promit de découvrir le fin fond de cette histoire...

Note de l'auteure :

Est-ce que j'écrirais un jour une histoire avec un mec qui n'est pas un menteur et/ou un tueur psychopathe ? 🤔 Je ne peux rien promettre... 😇😂

En tout cas j'espère vraiment que l'histoire vous plaît pour le moment, merci énormément d'être arrivés jusque-là ! ❤️

Je voulais vous demander si ça vous intéresserait que j'essaye de faire des petits aesthetics pour les persos, comme j'avais fait pour Sang de Rose ? (Bon par contre je ne referai sûrement pas de portraits avec Artbreeder, j'ai un peu la flemme de passer 2 siècles à essayer de faire des persos un minimum ressemblants, puis de perdre 3 heures à me demander s'ils sont assez beaux 😭 je tenterai de trouver des gens qui existent, on fera à l'ancienne 😅)

On se retrouve normalement dimanche pour le prochain chapitre, avec le retour de Mini Marcus ! 😘❤️