Chapitre 14 - Lieu de crime

Quand Eleanor descendit dans le hall, Clark l'y attendait déjà. Il se tenait adossé à un mur, près de la grande double porte.

— Mais qu'est-ce que vous faites là ? s'étonna la louve en ouvrant de grands yeux.

Elle ne s'émerveilla même pas de la coupole dorée qui brillait au-dessus d'elle, trop surprise par la présence du Grand Alpha.

— Bonsoir, moi aussi je suis ravi de vous revoir, marmonna-t-il en se détachant du mur.

Il portait une veste bleu marine assez sobre, qui faisait ressortir ses iris presque transparents. Eleanor avait opté pour une robe violette un peu trop large, mais très pratique afin de ranger diverses armes.

— Quand vous disiez que "nous" nous rendrions sur les lieux du meurtre, je ne pensais pas que vous vous incluiez personnellement. Vous êtes certain que personne d'autre ne peut m'accompagner ?

— J'ai jugé préférable de m'y rendre avec vous, mais si ma présence vous est à ce point intolérable, je...

— Ce n'est pas ça, l'interrompit-elle avec agacement.

Quoique à bien y réfléchir, elle aurait préféré la compagnie de quelqu'un qui ne soit pas son ancien fiancé...

— Vous pensez vraiment pouvoir supporter d'aller là où votre femme a été tuée ?

Sans parler de l'épreuve que cela serait pour lui, elle ne tenait pas spécialement à devoir le consoler en cas de crise de larmes.

— Oh, fit-il, comme s'il s'agissait d'un détail auquel il avait à peine pensé. J'en suis tout à fait capable, ne vous inquiétez pas. 

Ce détachement n'aurait plus tellement dû choquer Eleanor, pourtant ce fut le cas. Elle ne s'appesantit toutefois pas sur cette étrangeté, et le suivit lorsqu'il sortit sur le parvis. Les centaines de petites marches à descendre découragèrent la louve avant même qu'elle ne pose le pied sur l'une d'elles. Elle s'approcha de l'une des rampes métalliques et s'installa dessus, ce qui interpella Clark.

— Qu'est-ce que vous faites ?

Elle ne lui répondit pas et commença à se laisser glisser sur la rambarde. Elle éclata de rire en se sentant prendre de la vitesse, le vent faisant voleter sa tresse derrière elle. Le bas des escaliers se rapprocha de plus en plus, et elle sauta sur ses pieds avant d'atteindre la fin de la rampe. Elle se réceptionna sans aucune difficulté, sa descente l'ayant à peine étourdie.

— Vous voulez vous tuer ? lui lança le Grand Alpha.

Il n'avait même pas atteint la moitié des marches, ce qui fit redoubler l'hilarité d'Eleanor.

— J'ai estimé les risques et je crois qu'il y a plus de chances de tomber en loupant une marche qu'en glissant sur la rampe.

À l'instant où elle terminait sa phrase, Clark trébucha et agrippa la rambarde de justesse. Elle rit sans pouvoir s'en empêcher, puis attendit patiemment qu'il arrive jusqu'à elle. Quand ce fut enfin le cas, ils prirent la direction du village.

Le soleil était quasiment couché, laissant place à un clair-obscur empreint de fraîcheur. Les premières ruelles qu'ils arpentèrent étaient désertes, plongées dans un silence presque pesant. Les pas des deux loups-garous résonnaient bruyamment sur les pavés, et se répercutaient sur les façades dans un écho inquiétant. Cela fit naître un soupçon de paranoïa chez la jeune fille, qui se retourna plusieurs fois pour s'assurer qu'aucune ombre ne les suivait.

— Vous ne pouvez pas faire moins de bruit avec vos chaussures ? siffla-t-elle à l'intention de Clark.

Ses souliers noirs étaient certes élégants, mais pas franchement adaptés à des sorties discrètes...

— Vous ne voulez pas non plus que je marche sur les mains, si ?

Elle haussa les épaules.

— Pour le spectacle que cela offrirait, pourquoi pas ?

Il se garda de répondre et ils tournèrent à une intersection. Les immeubles qu'ils dépassaient transpiraient tous la richesse, bien loin de la laideur extérieure du palais du dirigeant. Les façades étaient soit d'une blancheur éclatante, soit de la même couleur que le sable. Elles étaient généralement perforées de fenêtres ovales, ou en ogive. Des moulures finissaient de les habiller, ainsi que quelques gargouilles en forme de monstres.

— Vous ne pensez pas que nous aurions dû prendre des gardes avec nous ? s'enquit-elle à voix basse.

Cela faisait plusieurs fois qu'ils croisaient d'étranges silhouettes encapuchonnées. Certes, des soldats patrouillaient également dans l'Ancien Quartier, or quelques précautions n'étaient jamais de trop...

— C'est bien vous, mon garde, non ?

Cette simple réponse surprit Eleanor. Il était vrai qu'elle se sentait parfaitement capable de les défendre en cas de problème, cependant... Elle n'aurait pas imaginé que Clark lui fasse confiance à ce point. Après tout, il avait refusé de lui confier ses petits secrets.

Ils n'eurent pas à marcher plus longtemps, car le Grand Alpha s'arrêta dans une ruelle. La louve nota aussitôt que celle-ci était moins bien éclairée que les autres, les lampions étant assez espacés.

— Voilà. C'est ici qu'Anya a été retrouvée.

Clark désigna vaguement un espace à la gauche de la rue, près d'une façade. Ils étaient seuls aux alentours, ce qui leur permettrait de s'attarder sans se faire remarquer. Aucune lumière ne brillait derrière les fenêtres des hôtels particuliers environnants, mais Eleanor prit la peine d'y jeter un oeil.

— Les gens sont déjà couchés ? Il ne doit même pas être vingt-deux heures.

— Il s'agit d'immeubles inoccupés. Les prix d'achat sont tellement chers que trouver de nouveaux propriétaires n'est pas facile, alors nous...

— Et vous ne trouvez pas cela suspect ? Ce n'est sûrement pas un hasard si votre femme a été tuée devant des maisons vides. Son meurtrier devait savoir que personne ne les verrait ici.

Le vampire avait ainsi eu tout le temps de vider sa victime de son sang. Même si Anya avait réussi à crier, personne n'avait été assez proche pour l'entendre.

Clark tiqua et sortit un petit carnet de sa veste. Il y griffonna quelques mots à l'aide d'un crayon.

— Il me semble que les enquêteurs y avaient déjà songé, mais cela ne nous aide pas tellement. N'importe qui d'assez observateur aurait pu soupçonner que ces immeubles étaient vides.

Eleanor balaya la ruelle du regard, puis un élément attira son attention.

— Qu'y a-t-il au bout de cette rue ? fit-elle en pointant du doigt un espace plongé dans l'ombre.

— Rien, c'est une impasse. Il n'y a qu'un immense mur presque entièrement lisse, infranchissable même pour un vampire.

La louve s'y rendit et constata qu'en effet, il était absolument impossible de franchir la paroi.

— Pourquoi votre femme se serait-elle rendue dans cette impasse ? Ce n'est pas vraiment le chemin pour rentrer au palais...

— C'est l'une de nos nombreuses questions sans réponse, soupira le Grand Alpha. Il ne s'agit clairement pas du trajet le plus rapide. D'ailleurs, Anya ne passait jamais par là, d'habitude.

Eleanor réfléchit et songea que peut-être, la femme du dirigeant n'avait pas été tuée ici. Cependant, il était improbable que son meurtrier ait eu la force de déplacer le corps après l'avoir vidé de son sang. Les vampires ne pouvaient survivre que quelques minutes, voire quelques secondes, après avoir ingéré toute l'hémoglobine d'un lycanthrope.

— Son assassin a été retrouvé mort juste à côté d'elle, l'informa Clark. Et le plus étonnant, c'est qu'elle avait attaché son cheval au bout de l'impasse.

Il désigna une gouttière longeant l'arête d'un bâtiment.

— Et vous êtes certain que c'est bien elle qui l'a attaché ? Il se peut que le meurtrier l'ait faite tomber de son cheval, puis qu'il ait eu tout juste le temps d'attacher l'animal.

— Elle avait une manière bien particulière de nouer ses rênes. Et d'après un médecin, elle n'a pas été violentée avant sa mort. Il n'y avait aucune trace de coups ou de blessures sur son corps, hormis sa morsure au cou. 

C'est déjà quelque chose.

— Et si son meurtrier lui avait donné rendez-vous ici ? Cela expliquerait pourquoi elle s'est rendue là, et pourquoi le cheval était attaché.

— Les enquêteurs y ont déjà pensé. Sa chambre et son bureau ont été fouillés, mais ils n'y ont trouvé aucun message de ce genre.

— Elle l'a peut-être détruit après l'avoir reçu ? Elle ne vous en avait absolument pas parlé ?

Il secoua la tête et elle ne sut qu'en penser.

— Vous êtes certain de ne pas connaître l'identité du vampire qui l'a tuée ? Vous ne l'aviez vraiment jamais vu auparavant ?

Elle connaissait déjà la réponse à sa question, or une folle idée commençait à naître dans son esprit. Toutefois, elle n'osait pas encore l'évoquer librement auprès de Clark...

— Il n'avait aucun document d'identité sur lui, ce qui est logique, répondit-il. Nous avons montré son cadavre à plusieurs vampires du village et des alentours, mais aucun n'a réussi à l'identifier.

Un parfait inconnu, sans famille aux environs, habitué à se fondre dans l'ombre et à ne pas se faire remarquer... Cela conforta l'embryon d'hypothèse de la louve. Elle hésita à la manière dont formuler sa question, puis se lança :

— Lorsque votre femme revenait de ses promenades à cheval habituelles, vous ne lui trouviez pas un comportement... étrange ?

Le Grand Alpha fronça les sourcils, l'air de ne pas comprendre où elle voulait en venir. Il réajusta ses lunettes argentées, qui brillèrent sous l'éclat d'un lointain lampion.

— Je n'ai rien remarqué, non.

C'est ce qu'ils disent tous... Eleanor ressentit une brève vague de pitié envers tant de naïveté.

— Elle ne se montrait pas distante avec vous ? Elle n'essayait pas de vous éviter, ou quoi que ce soit qui irait dans ce sens ?

Sa mine se fit un peu plus perdue encore. La jeune fille aurait bien voulu préciser sa pensée, or elle redoutait quelque peu sa réaction.

— Pour être honnête, on ne se voyait plus beaucoup, admit-il. J'étais souvent occupé avec mon travail, donc elle faisait sa vie de son côté.

Ce fut la dernière pièce du puzzle nécessaire à Eleanor. Certes, la solution à ce casse-tête était banale et surfaite, néanmoins... Il s'agissait sans doute de la vérité.

— Pourquoi me demandez-vous cela ? s'enquit-il. À quoi pensez-vous, exactement ?

La louve se pinça les lèvres, ignorant comment lui annoncer la chose. Elle s'apprêtait à tenter une réponse maladroite, quand son regard fut attiré par quelque chose.

Elle leva brusquement la tête vers l'une des fenêtres de la résidence voisine, mais rien ne s'y trouvait.

Pourtant, elle était certaine d'avoir vu un visage blanc les observer.

— Maisons inoccupées, tu parles, marmonna-t-elle avant de se ruer vers la porte.

Bien évidemment, la serrure était verrouillée, or cela ne l'arrêta pas. Elle repéra une fenêtre au rez-de-chaussée et dégaina l'un de ses poignards. Elle envoya un coup de manche dans la vitre, qui se brisa dans un bruit strident.

— Mais qu'est-ce que vous faites ? s'horrifia Clark.

Elle passa la main à travers la fenêtre, en prenant garde à ne pas se blesser avec le verre brisé. Ses doigts réussirent à atteindre le mécanisme d'ouverture, qu'elle actionna aussitôt.

— Restez ici, ordonna-t-elle au Grand Alpha.

Et sans lui laisser le temps de répondre, elle enjamba la fenêtre et se faufila dans le bâtiment. Elle se retrouva dans une sorte de petit salon, aux meubles recouverts de draps blancs. L'obscurité les faisait ressembler à des fantômes surgis d'un vieux conte obscur, mais Eleanor ne s'attarda pas. Elle repéra une porte ouverte, donnant sûrement sur un couloir, et s'y rua.

Elle atterrit effectivement dans un petit corridor, au bout duquel se trouvait un escalier en colimaçon. Elle le grimpa sans réfléchir, les marches de bois criant sous ses pieds. Son poignard en argent à la main, elle compta mentalement les étages qu'elle gravissait, jusqu'à atteindre le troisième. Arrivée sur le palier, elle prit quelques secondes pour tendre l'oreille et habituer sa vision à la pénombre.

Face à elle, le clair de lune transperçait un minuscule hublot. Elle s'approcha furtivement de celui-ci et réalisa qu'il donnait sur la rue. Cela signifiait que sa cible se trouvait soit dans la pièce à sa gauche, soit dans celle de droite. Il pouvait certes avoir eu le temps de se déplacer aux étages inférieurs, or elle en doutait.

La respiration haletante qu'elle entendit derrière la porte de droite le lui confirma.

Elle raffermit sa prise sur son poignard, puis tourna la poignée. Sans grande surprise, aucun déclic ne se fit entendre. Elle envoya un violent coup de poing sur le battant. Cela lui permit de potentiellement intimider son adversaire, mais surtout, d'apprécier l'épaisseur du bois. Au bruit léger qu'il émit, elle estima qu'elle pourrait facilement le briser si besoin.

— Ouvrez immédiatement ou j'enfonce la porte !

Ses bottines ne la remercieraient pas tellement, or ce ne serait qu'un détail. Les Chasseurs savaient crocheter quasiment toutes les serrures, ou casser les portes si la situation était plus pressante.

Comme elle n'obtint aucune réponse, elle expédia un premier coup dans le battant, avec le plat de son pied. Un minuscule craquement se fit entendre, mais il en faudrait bien plus pour en venir à bout. Le deuxième choc produisit un crépitement plus important, ce qui l'encouragea à continuer.

Elle était sur le point d'envoyer un troisième coup, quand elle entendit la serrure se déverrouiller. Avec étonnement, elle observa la porte pivoter sur ses gonds, révélant une frêle silhouette dans l'embrasure.

— Je... Je vous en prie, murmura un jeune homme en levant les mains. Ne me faites pas de mal et ne... Ne me dénoncez pas.

Bien que désarçonnée, Eleanor ne baissa pas son arme.

— Vous dénoncer à qui ? demanda-t-elle, perplexe.

Celui qui lui faisait face ne devait même pas avoir dix-huit ans. Ses cheveux bruns semblaient sales et lui tombaient devant les yeux. Malgré l'obscurité, la louve put discerner son teint cireux, typique d'un vampire en manque de sang.

Le bracelet d'identification noir à son poignet confirma qu'il s'agissait d'un immortel.

— Je... Je sais que je n'ai pas le droit d'être ici, balbutia-t-il. Mais je veux juste m'abriter du soleil, je n'ai nulle part où aller et...

Il se perdit dans un charabia incompréhensible, cependant Eleanor saisit ce qu'il craignait tant. Il s'était installé illégalement dans cette demeure, et risquait au minimum une lourde amende.

La louve n'eut pas le temps de lui répondre, car des pas résonnèrent derrière elle. Elle se retourna et découvrit Clark, aussi essoufflé que s'il avait escaladé une montagne.

— Qu'est-ce qui vous a pris de casser cette vitre ? s'exclama-t-il, la respiration sifflante.

— Je vous avais dit de rester dehors ! le houspilla-t-elle en levant les yeux au ciel.

C'était déjà la deuxième fois qu'il lui faisait un coup pareil ! Pourquoi fallait-il toujours qu'il se mette bêtement en danger ? Il parut sur le point de répliquer quelque chose, mais son regard fut attiré par le vampire, qui levait toujours les mains en l'air.

— Bonsoir, déclara le Grand Alpha avec une pointe de méfiance. Pouvons-nous savoir qui vous êtes ?

L'immortel cligna les yeux, puis se présenta à toute vitesse.

— Je... Je m'appelle Finn et... J'ai été expulsé de la Terre des Vampires, il y a environ trois mois, donc j'ai décidé de tenter ma chance ici sauf que... Ce n'est pas tellement mieux. J'ai repéré ce bâtiment vide, alors je me suis permis de m'y installer.

Eleanor eut presque pitié de lui, or sa condition de buveur de sang le lui rendait antipathique. Même s'il paraissait plutôt inoffensif, elle préférait rester sur ses gardes.

— Je vous jure que je fais attention à ne rien abîmer, ajouta-t-il précipitamment. Je vous en prie, ne me dénoncez pas aux troupes du Grand Alpha, ils me tueraient sur-le-champ !

Clark et la louve échangèrent un bref regard. S'il savait à qui il avait affaire...

— Depuis combien de temps vivez-vous ici ? lui demanda calmement le dirigeant, comme si de rien n'était.

Le dénommé Finn parut hésiter à le leur révéler, puis se lança :

— À peu près deux mois. Personne ne vient jamais m'embêter, donc...

— Est-ce que vous étiez présent le soir où la femme du Grand Alpha a été tuée ? l'interrompit Clark.

Bien que cela soit impossible, Eleanor eut l'impression de voir l'immortel blêmir.

— Euh... Je ne veux pas être mêlé à tout ceci, j'ai déjà assez de problè...

La jeune fille ne le laissa pas finir sa phrase. Elle bondit dans la pièce et l'attrapa par le col, avant de le plaquer contre le mur le plus proche. N'importe quel vampire mieux nourri aurait eu la force de se défendre, mais celui-ci paraissait vidé de toute énergie. Elle pointa son arme en argent contre son coeur, prête à transpercer le fin tissu de son pull. Même si la lame n'était pas en bois, cela suffit à intimider l'immortel, qui déglutit.

— Si vous ne répondez pas à nos questions, je peux vous assurer que vous aurez de très sérieux problèmes, le prévint-elle. Et je ne parle pas seulement des soldats du Grand Alpha...

Finn dut saisir le message, car il ne pipa mot. Il jeta un bref regard à Clark, qui ne lui fut d'aucune aide. Il ne devait sans doute pas tellement approuver la méthode brutale d'Eleanor, mais les enjeux étaient trop importants pour polémiquer.

— Je... Je ne l'ai dit à personne, bégaya le vampire, mais... J'étais ici le soir du meurtre. J'ai vu ce qui s'est passé.

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