Chapitre 13 - Un bien triste château

Si cela n'avait tenu qu'à elle, Eleanor serait restée plus longtemps sur la Terre du Topaze. James l'avait emmenée en excursion à Roche-Lunaire, avec ses deux nièces. Ils avaient pu y admirer la splendide baie, où l'océan épousait la forme en croissant de lune de la ville. Pour une fois, le beau temps avait été de leur côté. Le ciel d'un bleu limpide se reflétait sur les flots, leur donnant une splendide couleur turquoise.

La ville tenait son nom en référence aux rochers acérés qui l'encerclaient, et la protégeaient ainsi des puissantes vagues de l'océan. L'eau qui parvenait jusqu'à la cité était parfaitement calme, permettant aux plus courageux de braver le froid pour s'y baigner. Sybil avait tenu à tremper ses pieds sur une petite plage, mais sa grande soeur, Hisolda, s'était abstenue. Eleanor avait fait de même, sa dernière expérience dans le lac l'ayant quelque peu échaudée, ou plutôt... refroidie.

À la plus grande hilarité de ses nièces, James s'était jeté à l'eau tout habillé. Il y avait barboté quelques minutes, avant de se résigner à sortir en claquant des dents. Quand ils étaient rentrés chez Marienna, celle-ci l'avait traité de tous les noms :

— Tu as la maturité d'un enfant ! L'eau ne doit même pas être à quinze degrés, tu veux attraper une pneumonie ? Quel exemple tu fais pour Hisie et Sybil !

Il s'était contenté de rire – comme il le faisait la plupart du temps – et était parti prendre un bon bain chaud.

Le lendemain, l'heure du départ était déjà arrivée. Clark allait rester en contact avec Marienna et ses soldats, qui continuaient à mener l'enquête du côté des Rhodebrookes. James ne rentrerait pas tout de suite sur la Terre du Diamant, souhaitant profiter de sa famille pendant quelques temps.

Aux yeux d'Eleanor, le voyage jusqu'à Bois-Lunaire, la capitale, s'écoula avec une extrême lenteur. Même si elle n'avait rien contre Rowan, Winona et Mathias, ils n'étaient pas d'aussi bonne compagnie que James. Le déplacement du Grand Alpha n'ayant plus besoin de rester secret, ils purent emprunter des véhicules plus confortables et s'installer dans de jolies auberges.

Malgré ces meilleures conditions, la louve fut en proie à un ennui mortel. Elle en venait presque à regretter la grisaille de la Terre du Topaze, ses senteurs iodées, ainsi que la présence de la petite Sybil. Celle-ci s'était pourtant fait un plaisir d'essayer sur elle toutes les coiffures possibles et imaginables, quitte à lui arracher quelques cheveux au passage.

Le jour où Marcus hurla qu'il voyait sa maison, Eleanor ressentit un immense soulagement. Elle passa la tête par la fenêtre de son carrosse et vit une petite colline se dresser au loin. Celle-ci était entièrement recouverte de jolies habitations pittoresques, formant une charmante cité perdue au milieu des champs et des bois. Un château en pierre grise, aussi massif qu'une forteresse, surplombait le village.

Eleanor se trouvait dans le même véhicule que Winona et Mathias, tandis que Judith, Rowan, Clark et son fils occupaient celui de devant. Le petit avait crié si fort en apercevant sa "maison" qu'il leur avait été impossible de ne pas l'entendre.

Lorsqu'ils arrivèrent aux abords du village, les carrosses empruntèrent une rue assez large, qui serpentait tout autour de la colline. Winona expliqua qu'il s'agissait d'un chemin réservé aux véhicules, qui permettait de contourner les ruelles piétonnes. Ils longèrent de riches immeubles en pierre claire, bien moins sinistres que ceux sur la Terre du Topaze.

Cependant, lorsqu'ils dépassèrent des grilles et s'arrêtèrent au pied du château, Eleanor déchanta.

— C'est... C'est ça le palais du Grand Alpha ? s'exclama-t-elle sans y croire.

— Euh... En effet, confirma Mathias.

Consternée, la louve ouvrit la bouche à s'en décrocher la mâchoire.

— Mais il est affreux !

Elle n'avait pu contenir son commentaire, et du reste, ne le regrettait pas. Il provoqua l'hilarité des deux soldats, mais Eleanor, elle, n'avait aucune envie de rire.

Quand elle descendit de son carrosse, elle se retrouva face à un large et immense escalier, constitué d'une centaine de marches en pierre. Elle les gravit sans faire de manières, puis se retrouva sur un petit parvis, lui-même pavé de pierres. Des pierres. Des pierres, des pierres, et encore des pierres. Voilà de quoi était constitué le château.

Cela n'aurait rien eu de choquant si ces pierres avaient été un peu sculptées, travaillées, "adoucies"... Or il n'en était rien. Chacune avait été taillée exactement comme sa voisine, dans un parfait bloc rectangulaire. Aucune teinte ne divergeait, les pierres étant toutes du même gris, rendu plus foncé par l'usure et l'humidité.

Face à Eleanor se dressaient désormais deux grandes portes, au-dessus desquelles avait été placée une horloge aux aiguilles interminables. Elle aurait pu apporter un certain charme à la façade, seulement si elle n'avait pas été maculée de traces noirâtres...

Avec ses quatre tours droites et symétriques, cet édifice carré ressemblait davantage à une prison qu'à un palais royal. Et dire que tu as failli être obligée d'habiter ici, songea-t-elle avec horreur.

C'était cette pensée qui la mettait dans un tel état de désolation. Peut-être était-ce un peu exagéré et superficiel, néanmoins... Si son mariage avec le Grand Alpha avait été maintenu, elle aurait sûrement fui à toutes jambes en découvrant ce lieu de détention. Son premier ordre en tant que femme de dirigeant aurait sûrement été de raser cet endroit.

Elle suivit les autres et dépassa les portes, afin de découvrir un grand hall somptueux. Un dôme gigantesque, composé de milliers de petits vitraux dorés, servait de plafond. Comme le soleil brillait au-dehors, les morceaux de verre coloré se reflétaient sur les murs crème, créant un magnifique spectacle de lumières. Tout compte fait, peut-être que tu n'aurais pas démoli ce palais...

À la vue de leur Grand Alpha, tous les gardes présents aux alentours s'inclinèrent. Un valet en livrée rouge se précipita aussitôt vers Clark.

— Dois-je prévenir monsieur le secrétaire particulier de votre retour ? s'enquit-il après quelques formules de politesse.

— Ce ne sera pas la peine, je vais aller le voir de suite. Rowan, peux-tu trouver une chambre à Eleanor ?

Son meilleur ami acquiesça et fit signe à la louve de le suivre. Tous deux ne se parlaient quasiment jamais, ainsi ne fut-il pas étonnant que leur traversée des couloirs se déroule en silence. La jeune fille constata que la décoration des corridors n'était pas du meilleur des goûts, certains bibelots paraissant aussi vieux que le château. Toutefois, avec un extérieur si sinistre, elle s'était attendue à bien pire.

Rowan la conduisit jusqu'à une pièce assez lumineuse. Les différentes nuances de rose de la tapisserie semblaient un peu passées, mais les meubles en bois blanc étaient plutôt jolis. Le soleil filtrant par la fenêtre révélait la poussière, qui dansait un peu partout dans la chambre.

— Je vais prévenir quelqu'un pour que l'on passe faire le ménage, annonça Rowan en plissant le nez.

Et sans lui demander si elle avait besoin de quoi que ce soit, il claqua la porte et la laissa seule. Cela ne surprit pas Eleanor, qui découvrit par elle-même la petite salle de bain attenante à la pièce. À bien y réfléchir, le plus étonnant était le fait que Clark ait chargé son ami de loger la louve. N'aurait-il pas pu le demander à un simple domestique ?

Elle ne chercha pas à trouver une réponse à cette question. Une fois sa nouvelle chambre nettoyée, elle s'accorda une courte sieste, le voyage en carrosse lui ayant causé une légère migraine.

Quand elle se réveilla, il lui fallut quelques secondes pour se rappeler l'endroit où elle se trouvait. Elle réalisa ensuite qu'elle n'avait pas émergé de son sommeil toute seule, car de légers coups résonnaient contre la porte. Elle présuma qu'il s'agissait d'une femme de chambre et lui indiqua d'entrer.

À sa grande surprise, le Grand Alpha apparut dans l'embrasure. Elle se redressa d'un bond.

— Oh, excusez-moi, bredouilla Clark. Je ne savais pas que vous dormiez.

Il était de toute façon temps pour Eleanor de se réveiller. Le jour déclinait à l'extérieur, signe que l'après-midi s'achevait. 

— Qu'est-ce que vous voulez ?

Son ton s'était peut-être fait un peu trop sec. Le Grand Alpha s'était jusque-là montré respectueux envers elle, lui offrant même cette chambre dans son propre palais.

Néanmoins, comme à chaque fois qu'elle se retrouvait seule en sa présence, elle ne savait trop comment se comporter. Ses réflexes et son instinct prenaient le dessus, éveillant en elle une once d'agressivité.

— Je voulais juste vérifier que vous étiez bien installée. Votre chambre vous convient-elle ?

Sceptique face à tant d'attentions, Eleanor mit un instant avant de hocher la tête.

— La décoration est un peu vieillotte, commenta-t-elle pour l'embêter.

Il s'appuya contre le chambranle de la porte et balaya la pièce du regard.

— C'est vrai que le palais mériterait un bon rafraîchissement. Mon père s'en fichait et... Je n'ai pas vraiment eu le temps de m'en occuper, depuis que je suis devenu Grand Alpha.

La louve avait juste voulu le taquiner, mais il fut soudain habité par une certaine mélancolie.

— Il ne s'est rien passé de particulier, pendant votre absence ?

— Non, mon secrétaire s'est occupé de tout. Il a même supervisé des recherches, afin de trouver d'autres suspects pour le meurtre d'Anya, mais... Cela n'a rien donné.

Elle hésita un instant, puis se laissa aller à une pointe de curiosité :

— Où est-ce que votre femme a été tuée, exactement ?

Comme toujours, elle craignait que ce sujet le mette mal à l'aise, or ce ne fut encore une fois pas le cas. Il se contenta juste de demander à Eleanor si cela la dérangeait qu'il ferme la porte. Une fois le battant clos, il s'adossa à celui-ci et croisa les bras.

— Son corps a été retrouvé dans une ruelle du village. Près de l'Ancien Quartier.

Il dut saisir qu'elle ne savait pas ce qu'était "l'Ancien Quartier", car il précisa :

— C'est l'endroit où vivent les familles les plus riches de la capitale. Il est tout proche du palais.

— J'imagine donc qu'il doit être surveillé. Vous n'avez vraiment réussi à trouver aucun témoin ?

— Pas le moindre, soupira-t-il en baissant la tête. Bois-Lunaire est un village plutôt tranquille, en temps normal. Aucune patrouille militaire ne trainait dans les parages.

— Mais il doit bien y avoir des habitants, non ? On ne peut pas tuer quelqu'un en pleine ville sans se faire repérer.

— Il faisait nuit. Les gens n'étaient pas dans les rues, ni derrière leurs fenêtres à surveiller ce qui se passait.

Elle voulut objecter que si sa femme s'était faite tuer par un vampire, elle avait sûrement eu le temps de crier. Même en étant prises à la gorge, les victimes pouvaient généralement pousser un braillement, au moins pendant les premières secondes qui suivaient la morsure. Elle redouta cependant de mettre la sensibilité de Clark à l'épreuve, alors elle opta pour une autre remarque : 

— Qu'est-ce que votre femme faisait au village ?

— Une simple promenade.

Même si sa réponse paraissait sincère, la louve fronça les sourcils.

— Une promenade seule ? La nuit ?

Certes, Eleanor aurait été la première à apprécier ce genre de balade, toutefois... Cela était-il vraiment permis à la femme du Grand Alpha ? Déjà, lorsqu'elle était plus jeune, la louve n'avait pas le droit de quitter son palais sans chaperon, alors qu'elle n'était "que" la fille d'un alpha.

— Anya aimait beaucoup les promenades à cheval. Elle partait souvent dans l'après-midi, puis revenait en soirée. En théorie, elle a donc été tuée à la tombée de la nuit. Son corps a ensuite mis quelques heures à... être retrouvé.

Son expression s'assombrit, non pas comme s'il luttait contre les larmes, mais plutôt comme si ces mots le répugnaient. Il ne s'était sans doute pas attendu à les prononcer un jour, et encore moins à ce que le "corps" en question soit celui de sa femme...

— Je suis sûre qu'il y a un moyen de trouver des témoins, ainsi que d'autres informations, affirma Eleanor.

Rien qu'avec ce qu'il venait de lui dire, elle sentait déjà son esprit en ébullition. Le vampire ayant tué Anya devait être au courant de ses habitudes. Soit il l'avait espionnée pendant des semaines, soit il avait bénéficié de l'aide d'un ou plusieurs complices. Et si le meurtre avait eu lieu en plein quartier résidentiel, pourquoi avait-il fallu plusieurs heures avant que le cadavre ne soit découvert ?

— Des enquêteurs se sont déjà penchés sur toutes les possibilités. Ils ont le nez plongé dans l'affaire depuis des semaines et n'avancent pas.

— C'est impossible d'envisager toutes les possibilités, répliqua-t-elle. Et justement, peut-être qu'à force de chercher, ils n'ont plus assez de recul.

Au-delà de ses lunettes argentées, de la perplexité voila les yeux bleu clair du jeune homme.

— Qu'est-ce que vous suggérez, dans ce cas ?

Elle le soupçonnait de déjà deviner le fond de sa pensée, mais prit malgré tout la peine de l'énoncer :

— Il vous faudrait un regard neuf. Quelqu'un qui n'a rien à voir avec cette affaire devrait également essayer d'enquêter, afin d'imaginer des choses auxquelles les autres n'auraient pas pensé.

— Et j'imagine que cette personne, vous voudriez que ce soit vous ?

Si cette idée le réjouissait, il le cachait très bien...

— Je ne prétends pas que je serai plus efficace que vos enquêteurs, tempéra-t-elle. Mais étant donné que j'ai vécu cachée de tous pendant six ans, il y a plein d'informations que j'ignore. Peut-être qu'en vous posant des questions stupides, je mettrais le doigt sur quelque chose qui ne vous a jusque-là pas sauté aux yeux ?

Elle n'avait pas l'impression d'être très claire, et à vrai dire, elle-même n'était qu'à moitié convaincue. L'unique formation qu'elle avait reçue concernait la traque et la mise à mort de vampires. Jamais on ne lui avait appris à mener une enquête, ni à repérer de potentiels indices.

— J'ai déjà entendu parler de cette technique, reconnut Clark, à sa plus grande surprise. Malgré tout, je ne pense pas que vous mêler à tout ça soit une très bonne chose et...

— Mais vous m'y avez déjà mêlée ! Vous avez accepté de m'emmener avec vous pour retrouver les meurtriers de votre femme.

— C'était simplement pour mettre la main sur les Rhodebrookes, nuança-t-il. Maintenant que nous sommes rentrés, vous pouvez tranquillement rester au palais. Nous finirons par trouver une solution pour votre famille, puis vous retrouverez une situation normale.

Elle retint un grognement d'exaspération. Encore faudrait-il que tu aies déjà eu une "situation normale" un jour...

— Je ne veux pas vous être redevable pour quoi que ce soit, affirma-t-elle. Si je reste ici, je veux servir à quelque chose.

— Nous parlons d'une affaire de meurtre, lui rappela-t-il, comme s'il parlait à une enfant. Vous impliquer là-dedans pourrait vous mettre en danger. Nous ne savons pas quelles sont les intentions de ceux qui ont tué Anya. S'ils estiment que vous devenez un élément gênant, ils n'hésiteront pas à s'en prendre à vous.

Elle croisa les bras et leva les yeux au ciel.

— Vous pensez vraiment qu'une Chasseuse va se laisser intimider ? Prendre des risques est mon métier. Enfin, cela aurait dû être mon métier...

Il se laissa un peu plus aller contre la porte, l'air excédé.

— Sans parler des risques, il y a aussi des choses que je ne peux pas vous révéler. Pour tout vous dire, il y a des tas d'informations que j'ai tues aux enquêteurs. Cela les aiderait peut-être à trouver d'autres pistes, mais ils ne peuvent pas en avoir connaissance.

Eleanor haussa les sourcils.

— Et pourquoi ?

Clark hésita un instant, avant d'avouer :

— Cela ferait apparaître de nouveaux suspects. Sauf que ces suspects sont innocents.

Elle manqua d'en retomber sur le lit.

— Vous êtes prêt à taire des informations, quitte à ce que cela entrave l'enquête ?

— Certains secrets valent la peine d'être gardés. Surtout que dans le cas présent, ils ne feraient qu'embrouiller les enquêteurs, avec des hypothèses qui ne valent pas la peine d'être explorées.

Elle se demanda si elle avait sous-estimé sa folie... ou sa dangerosité.

— Vous pourriez me les révéler, insista-t-elle. Je vous ai déjà dit que je n'avais absolument personne à qui colporter vos affaires.

Il soupira, mais parut tout de même soupeser le pour et le contre.

— Je préfère attendre un peu avant de vous en dire davantage. Si cela peut vous faire plaisir, vous pourrez en revanche vous rendre sur les lieux du crime. Sans vouloir vous offenser, je ne pense pas que vous repériez quelque chose qui nous aurait échappé, toutefois... Cela ne coûte rien d'essayer.

Même si ces paroles n'étaient pas très flatteuses, elle acquiesça. Ce serait toujours mieux que rien.

— Nous irons demain soir, à la tombée de la nuit, décréta-t-il en ouvrant la porte. Je doute que nous fassions une mauvaise rencontre, mais... Au cas où, pensez à prendre vos poignards.

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