Chapitre 12 - Raisins volants et verres brisés
Le lendemain soir, Eleanor se prépara pour se rendre au dîner organisé par l'alpha du Topaze. Elle avait profité du début de la journée pour se reposer, avant de descendre prendre le thé en compagnie des autres loups. Le Grand Alpha avait reçu quelques informations à propos des Rhodebrookes, dont l'innocence semblait plus que probable. Owen avait subi un interrogatoire assez musclé, au cours duquel il n'avait pas changé sa version des faits.
Clark tenait à mener quelques investigations supplémentaires, mais leur retour bredouille sur la Terre du Diamant se profilait de plus en plus.
En attendant, ils ne pouvaient que profiter de l'hospitalité de leurs hôtes, ce qui semblait satisfaire le petit Marcus. Au cours de l'après-midi, les enfants de l'alpha du Topaze l'avaient invité à jouer avec eux, le distrayant ainsi de son triste quotidien.
Quand Eleanor gagna le hall au rez-de-chaussée, elle demanda à un domestique où se trouvait la salle à manger. Les précédents repas lui avaient soit été servis dans sa chambre, soit dans un petit salon au premier étage. Le valet la guida jusqu'à une porte qu'elle franchit un peu timidement.
Hormis Clark et Marcus, tout le monde était déjà arrivé. Une grande table rectangulaire accueillait Marienna, James, Rowan, ainsi qu'un homme à l'air sinistre que la louve ne connaissait pas. Trois enfants s'agitaient sur leurs chaises, visiblement impatients de commencer à manger.
— Bonsoir, mademoiselle Eleanor, déclara l'alpha en se levant de son siège. Nous vous remer...
Elle s'interrompit et écarquilla les yeux.
— Oh ! Je vous avais mis une robe de côté, la femme de chambre ne vous l'a pas apportée ?
— Si, mais j'ai préféré mettre l'une des miennes. Je l'ai achetée il n'y a pas longtemps, dans une boutique de village et...
Rowan étouffa un gloussement et elle l'interrogea du regard. Il l'évita soigneusement, les lèvres pincées comme s'il retenait un fou rire.
— Oh, très bien, fit Marienna avec un sourire un peu hésitant. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez surtout pas.
Eleanor hocha la tête, puis se dirigea vers la place qui lui avait été attribuée. Rowan se trouvait à sa gauche, tandis qu'une fille d'environ dix ans se tenait à sa droite. Le siège face à elle était vacant, et elle devina qu'il accueillerait sans doute Marcus.
— Je vous présente Ternoc, mon mari. Et voici Hisolda, Sybil et Cillian.
La louve songea qu'elle avait rarement entendu un prénom aussi étrange que celui de "Ternoc". Peut-être était-ce la raison pour laquelle sourire lui paraissait impossible... Il n'accordait pas un seul regard à ses enfants, qui fixaient Eleanor d'un drôle d'air. Elle tâcha de les ignorer, avant de se rendre compte qu'ils semblaient tout aussi moqueurs que Rowan.
— Ne faites pas attention à eux, murmura sa petite voisine en se penchant vers elle. Personnellement, je trouve votre robe positivement originale.
D'après ce qu'Eleanor avait compris, elle s'appelait Hisolda. Vu la taille de sa petite soeur et de son petit frère, on devinait sans mal qu'il s'agissait de l'aînée. Elle se tenait également très droite sur sa chaise, comme pour "jouer à la grande" et se distinguer du reste de sa fratrie.
— Euh... Je te remercie, répondit la concernée, sans trop savoir s'il s'agissait d'un compliment.
Elle baissa les yeux sur sa robe rouge foncé et tenta de l'observer d'un oeil neuf. Certes, elle savait que la dentelle et les fanfreluches n'étaient pas au goût de tout le monde, mais elle trouvait l'ensemble plutôt joli. Le col rond cachait son décolleté et les manches longues dissimulaient ses bras. Du moment que cela lui plaisait à elle, n'était-ce pas le plus important ?
— Vous avez les plus beaux cheveux qu'il m'ait été donné de voir ! s'exclama Hisolda d'un air exagérément distingué.
— Je peux les toucher ? demanda aussitôt sa petite soeur.
Elle se leva et fit mine de contourner la table, or son père surprit son manège :
— Sybil ! Tiens-toi comme il faut et présente tes excuses à la demoiselle.
Sa dureté surprit Eleanor. Même si la comparaison était sans doute exagérée, cette rudesse la propulsa une dizaine d'années en arrière. Elle aussi avait été une petite fille ne sachant pas se tenir à table, et elle aussi en avait été réprimandée.
— Ce n'est pas grave, intervint-elle avec un petit geste de la main. Tu peux venir les toucher, si tu veux.
La petite Sybil ne se fit pas prier et accourut derrière elle. Elle caressa délicatement la longue tresse ébène, en enjoignant sa grande soeur à faire de même. Ternoc les foudroyait du regard, visiblement agacé qu'Eleanor ait contrarié son autorité. Pendant ce temps, Marienna discutait avec Rowan et James, sans tenir compte de la froideur de son mari.
— Tu voudras bien que je te les coiffe demain ? s'enquit Sybil d'une petite voix. J'aimerais trop te faire des tresses et des chignons ! Les miens sont trop courts pour en faire, et Hisie veut pas que je touche aux siens, alors je m'entraîne sur mes poupées.
Effectivement, ses boucles rousses, identiques à celles de sa mère et de son oncle, lui arrivaient aux épaules. L'idée de se faire triturer les cheveux par une gamine de maximum sept ans n'était jamais réjouissante, mais Eleanor accepta avec un sourire. Cela ravit Sybil, qui frappa dans ses mains comme si on lui accordait le plus beau des souhaits.
Quelques minutes plus tard, tout le monde se leva à l'entrée du Grand Alpha. Celui-ci était seul, et Marienna crut aussitôt en l'existence d'une méprise.
— Vous pouvez faire venir votre fils, s'empressa-t-elle de l'informer. Nos enfants ont pour habitude de manger avec nous, j'espère que cela ne vous dérange pas ou...
— Pas du tout, l'interrompit Clark. Marcus ne se sentait simplement pas très bien. Il préfère rester dans sa chambre.
Cette remarque fit aussitôt froncer les sourcils de Rowan, qui parut prêt à bondir de son siège.
— Tu veux que j'y aille et...
— Non, ce ne sera pas la peine. Judith est déjà avec lui.
Même s'il s'efforçait d'arborer son calme coutumier, Eleanor nota que le Grand Alpha avait l'air indéniablement préoccupé. Peut-être que tout compte fait, Marcus n'avait pas passé une si bonne après-midi que cela...
Clark se dirigea vers la place libre face à la jeune fille, mais un valet lui indiqua de s'installer en bout de table, près de Marienna et son mari. Le repas put enfin être servi, au plus grand contentement des enfants. Comme Eleanor était l'adulte la plus proche d'eux, elle représentait leur principale attraction. Les deux plus jeunes parlaient la bouche pleine et lui posaient des questions sans intérêt, ce qui exaspéra leur grande soeur.
— Ne faites pas attention à eux, soupira Hisolda en découpant élégamment sa viande. Heureusement que je suis là pour sauver l'honneur de la famille. Vous auriez sinon une bien piètre opinion de nous...
Ses paroles n'échappèrent pas aux oreilles de Rowan, qui ne se gêna pas pour ricaner.
— La Terre du Topaze a de la chance de t'avoir, lança Eleanor en adressant un clin d'oeil à sa voisine. Tu feras une excellente alpha.
Cela parut sincèrement la toucher et elle sourit tellement qu'elle en oublia de manger.
— Moi, s'exclama Sybil, je serai ambassadrice, comme Tonton James ! Pas vrai, James ?
Le frère de Marienna tourna la tête vers la petite fille. N'ayant pas entendu le début de la phrase, il lui demanda de répéter, avant de s'esclaffer.
— Le Grand Alpha ne risquera pas de s'ennuyer avec toi !
— C'est sûr, confirma gentiment Clark. Mais James, vous détenez déjà le titre d'ambassadeur le plus drôle de la Terre des Loups.
Le concerné porta une main à son coeur d'un air théâtral, comme s'il recevait la plus haute distinction qui soit.
— Vous m'en voyez honoré. Même s'il faut admettre que le niveau n'est pas très élevé...
Rowan confirma, puis émit une remarque à propos du représentant de la Terre de l'Émeraude, qui piquait du nez lors de chaque réunion. Cela fit sourire tout le monde, à l'exception de Ternoc. Depuis le début du repas, le mari de l'alpha n'avait pas articulé un seul mot, se contentant de manger du bout des lèvres. Eleanor ignorait si ce mariage avait été imposé à Marienna, mais en tout cas, elle lui souhaitait bien du courage pour supporter cette pierre tombale...
À l'approche du dessert, le petit Cillian, qui ne devait pas être tellement plus vieux que Marcus, se leva afin de s'approcher de James. Ce dernier le prit sur ses genoux pour lui faire partager son morceau de gâteau, ce qui suscita la jalousie de Sybil.
— Papa ! s'écria-t-elle. Je peux venir manger avec toi ?
Ternoc secoua la tête et lui indiqua sèchement de rester sur sa chaise. Loin d'obtempérer, la petite fille retenta sa chance auprès de sa mère.
— Ma chérie, commença-t-elle d'un air gêné, on ne peut pas se tenir n'importe comment en présence du Grand Alpha et...
— Oh, faites comme si je n'étais pas là, la rassura Clark. Ce n'est pas un dîner protocolaire, et quand bien même ce serait le cas, il n'y a aucun mal.
Marienna le remercia, puis laissa Sybil s'assoir sur ses cuisses.
— T'es toujours avec vampire ? articula Cillian en levant la tête vers James.
Eleanor s'attendit à ce que son oncle lui fasse répéter, n'ayant elle-même pas compris ce qu'il avait voulu dire. À sa grande surprise, l'ambassadeur du Topaze se contenta d'acquiescer.
— J'essayerai de vous la présenter si vous venez un jour sur la Terre du Diamant. Je ne crois pas qu'elle aime tellement les enfants, mais... Je suis sûr qu'elle se montrera gentille avec vous.
La louve ne put contenir son choc :
— Vous voulez dire que... Vous avez une relation avec une vampire ?
Cette question était on ne peut plus inappropriée, la vie privée de James ne la concernant en rien. Pendant leur voyage jusqu'à la Terre du Topaze, il n'avait jamais mentionné l'existence de la moindre compagne. Eleanor en avait déduit qu'il était célibataire, ou qu'il menait une vie ordinaire avec une Neutre ou une louve. Cependant, l'idée qu'il soit avec une buveuse de sang lui paraissait... dégoûtante.
— Depuis quelques mois, en effet, confirma-t-il. Elle vit sur la Terre du Diamant et...
— Et a je ne sais combien de fois son âge, le coupa Marienna en plantant sa cuillère dans son gâteau. Elle est immortelle, ce qui n'est pas ton cas, James. Lorsque tu mourras, elle aura encore des centaines d'années devant elle, alors que toi, tu auras perdu ton temps.
L'ambassadeur ne parut point vexé par la soudaine amertume de sa soeur.
— J'en suis conscient, déclara-t-il en haussant les épaules. Ça ne me pose pas de problème.
— On aura jamais de cousins ! se plaignit Sybil en léchant ses petites mains pleines de crème.
Loin d'être offusqué, James rit doucement.
— Voyez le bon côté des choses, vous m'aurez toujours pour vous tous seuls.
Cette perspective réjouit les trois enfants, mais les autres demeuraient moins convaincus. Aux yeux d'Eleanor, les vampires n'étaient que des cadavres vivants. Elle pensait déjà cela avant sa formation de Chasseuse, et celle-ci n'avait fait que renforcer son avis. Pour être transformé en immortel, un Neutre devait boire le sang d'un autre vampire, puis se faire tuer. Lorsqu'il se réveillait, son coeur ne battait plus et son corps était aussi froid qu'un glaçon.
Quand elle plantait un poignard en bois dans le coeur d'un buveur de sang, Eleanor n'avait que peu de scrupules. Le vampirisme n'était rien d'autre qu'une malédiction, condamnant des personnes à vivre en se nourrissant de l'essence vitale d'autrui. En tant que Chasseuse, elle ne faisait que libérer le monde de ces âmes damnées et souvent trop tourmentées. Elle n'avait néanmoins pas envie d'imposer son point de vue à James, alors elle resta silencieuse.
Clark s'abstint également d'exprimer le fond de sa pensée, qui était sans doute contraire à celle de l'ambassadeur. Rowan se fit tout aussi muet, même si à un moment donné, le crissement de sa cuillère sur la porcelaine leur arracha une grimace.
Le Grand Alpha changea de sujet en complimentant le dessert, puis s'intéressa aux ingrédients qu'il contenait. Marienna ne put que difficilement lui répondre et lui promit qu'elle demanderait des informations aux cuisiniers. Eleanor trouva cet intérêt étrange, ne voyant pas vraiment pourquoi il se posait ce genre de questions. Certes, le gâteau était très bon et elle ne connaissait pas le délicieux fruit acidulé qu'il contenait, cependant... Clark devait bien être habitué à avoir des pâtissiers à son service, non ? Ses employés devaient d'ailleurs être encore plus compétents que ceux de l'alpha du Topaze.
Tous étaient en train de terminer leur assiette, quand Eleanor sentit un projectile l'atteindre au niveau du front. Elle tressauta et rattrapa de justesse un petit raisin.
Le coupable n'était autre que Cillian, qui depuis un moment, s'amusait à viser Hisolda avec une catapulte en guise de cuillère. Sa cible avait malencontreusement dévié sur sa voisine.
— Cillian, excuse-toi tout de suite ! le réprimanda Marienna.
— Non, non, ce n'est rien, assura Eleanor avec un petit rire. Ne vous inquiétez pas.
Après s'être pris des coups de couteau et d'épée, ce n'était certainement pas un pauvre raisin qui allait l'effaroucher. Le petit garçon lâcha un timide "oups", puis se confondit en excuses :
— Pardon, madame, c'est Hisie que je voulais toucher et...
Il ne put terminer sa phrase, car son père s'était brusquement levé de sa chaise pour l'attraper par le bras. Il le força à descendre des genoux de son oncle, puis l'entraîna vers la sortie. Cillian se mit à pleurer et à crier qu'il voulait rester ici, mais Ternoc insista pour l'emmener dans sa chambre.
— Laisse-le, il ne voit pas souvent James, tenta d'intervenir Marienna, il est content et...
— Non, trancha son mari en ouvrant la porte. Il n'y a que comme ça qu'il comprendra.
À peine eut-il prononcé ces mots qu'un verre se brisa au sol.
Tous les regards convergèrent en direction de Clark, qui venait d'échapper sa flûte à champagne.
— Ex... Excusez-moi, bredouilla-t-il, l'air confus.
Il se pencha immédiatement pour ramasser les morceaux, or un domestique vint à son secours. Malgré les protestations du Grand Alpha, le valet attrapa délicatement les débris, puis s'en alla pour les jeter. Eleanor remarqua que de légers tremblements agitaient les mains de Clark, mais il s'empressa de les dissimuler sous la table. Entre-temps, Ternoc et Cillian avaient quitté la pièce.
— Vous... Vous êtes sûre qu'il ne va rien lui faire ? s'enquit Clark en se tournant vers Marienna.
Celle-ci l'interrogea du regard, ne voyant pas où il voulait en venir.
— Votre mari. Il ne va rien faire au petit ?
Cette inquiétude étonna Eleanor, puis elle réalisa qu'elle devrait peut-être aussi s'en préoccuper.
— Je vous jure que ce n'était vraiment pas grave, il est tout petit et...
— Oh non, ne vous en faites pas, les rassura l'alpha. Ternoc va juste l'emmener dans sa chambre. Il n'est pas très patient et se montre parfois assez désagréable, mais... Il n'est jamais violent avec les enfants.
Son ton léger parut convaincre Clark, qui n'insista pas. Il s'excusa d'avoir insinué que Ternoc puisse faire du mal à son fils, même si Marienna n'en semblait pas du tout offusquée. Eleanor nota que Rowan fixait son meilleur ami avec insistance, et que ce dernier prenait soin d'éviter son regard.
Une fois le dessert terminé, chacun s'attarda encore un peu pour discuter, jusqu'à ce que Sybil commence à ne plus tenir en place. Au moment de quitter Eleanor, elle lui rappela sa promesse de la laisser lui coiffer les cheveux. La louve avait nourri un mince espoir qu'elle ait oublié cette envie, mais finit par confirmer de bon coeur.
Quand elle se retrouva seule avec Clark et Rowan, dans le couloir où se trouvaient leurs chambres, le Grand Alpha annonça sans préambule :
— Nous rentrons après-demain.
— Quoi ?
Eleanor et Rowan s'étaient exclamés en même temps. Face à leurs grands yeux écarquillés, le jeune homme soupira.
— Les Rhodebrookes n'ont pas tué Anya. Nous ne faisons que perdre du temps en restant ici et...
— Alors nous partirons dès demain, le coupa son ami.
Il semblait déterminé, mais Clark secoua la tête.
— Marcus est fatigué, c'est la première fois qu'il voyage comme ça. Il lui faut encore au moins la journée de demain pour se reposer.
Bien que contrarié d'être obligé d'attendre, Rowan acquiesça.
— Vous allez donc devoir chercher une autre piste ? s'enquit Eleanor. Comment allons-nous faire si vous n'avez aucune autre idée des coupables ?
Elle s'attendit à ce que le Grand Alpha affiche un air las, or ce fut tout l'inverse. Il fit montre d'une véritable résolution, presque inespérée compte tenu de la situation.
— Nous aviserons. Cela prendra peut-être plus de temps que prévu, mais nous trouverons qui a tué Anya.
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