Pendant les heures qui suivirent son arrestation, Owen ne cessa de clamer son innocence. Le Grand Alpha décréta malgré tout qu'il subirait un interrogatoire plus musclé, et que des troupes fouilleraient son repaire ainsi que ses autres résidences. Une enquête serait également menée auprès de chacun des membres des Rhodebrookes, ce qui prendrait plusieurs jours.

Maintenant qu'ils avaient mis la main sur le groupe criminel, la venue de Clark sur la Terre du Topaze n'avait plus besoin de rester secrète. Elle s'était même rapidement ébruitée, ce qui obligeait le chef des loups à renforcer sa sécurité. Il fut donc décidé qu'ils se rendraient à Roche-Lunaire, le chef-lieu de la région, afin de séjourner au palais de l'alpha.

Le trajet dura à peine quelques heures. Eleanor aurait voulu qu'ils prennent le temps d'aller jusqu'à la célèbre baie de la ville, où s'étendait l'océan. Malheureusement, ils se rendirent directement au château, situé à l'écart de la cité et du rivage.

Le palais était un vieil édifice en pierre grise, à la fois austère et charmant. De forme rectangulaire, il s'élevait sur trois étages et ne comportait pas la moindre tour. Seules des colonnes et des gargouilles habillaient sa façade, que l'humidité avait légèrement noircie. 

Lorsque sa charrette s'arrêta devant les larges portes de bois, Eleanor songea que cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait pas mis les pieds dans un palais. Sur la Terre du Rubis, un château encore plus somptueux que celui-ci lui avait pourtant servi de demeure. Pendant seize ans, elle y avait presque été traitée comme une princesse, avant d'en être chassée comme une malpropre. Espérons que l'alpha du Topaze sera moins redoutable que ton père...

— Dépêchons-nous, il recommence à pleuvoir, déclara James en sautant du véhicule.

Eleanor le rejoignit sur l'allée de gravillons blancs, qui crissèrent sous leurs pieds. Des
garçons d'écuries vinrent aussitôt prendre en charge leur attelage, ainsi que celui de Clark, Rowan et les autres. Deux soldats, qui se tenaient à l'entrée du palais, s'approchèrent d'eux et s'inclinèrent respectueusement.

— C'est un plaisir de vous revoir, monsieur.

Ils ne s'adressaient pas au Grand Alpha – qu'ils ne connaissaient probablement pas – mais à James. En tant qu'ambassadeur, sans doute venait-il régulièrement rendre visite à son alpha.

— Je suis ravi d'être de retour, répondit le loup du Topaze avec un sourire. Pouvez-vous dire aux domestiques de préparer plusieurs chambres pour nos invités ?

Il désigna la troupe qui l'accompagnait, composée de Clark, Rowan, Marcus, Judith et Eleanor. Les trois soldats étaient restés à Turnstal, auprès des Rhodebrookes et des troupes sentinelles, afin d'assurer le bon déroulé des opérations.

Les portes du palais s'ouvrirent dans une synchronisation parfaite, leur révélant un grand hall assez sobre, dénué de la moindre dorure. La pièce n'était qu'un camaïeu de gris, aussi sombre que les nuages qui obscurcissaient l'extérieur. En ce milieu d'après-midi, peu de chandelles avaient été allumées, ce qui accentuait la morosité des lieux.

— Les autres pièces sont plus chaleureuses, crut bon de préciser James.

Nul ne s'aventura à émettre un commentaire. Marcus levait sa petite tête vers les hauts plafonds, l'air peu rassuré. Il se laissait guider sans prononcer un seul mot, ses mains tenant celles de son père et de sa gouvernante. Quant à Rowan, il n'avait pas ouvert la bouche depuis son esclandre en début de matinée. Il avait voyagé à l'arrière de la charrette d'Eleanor et James, aussi muet qu'une carpe.

James les guida à travers le palais, exactement comme s'il était chez lui. Il reçut les salutations de tous les domestiques qu'ils croisèrent, et discuta quelques secondes avec ceux qu'il connaissait. Il demanda s'ils savaient où se trouvaient l'alpha, ce qui leur permit de cheminer jusqu'à un bureau, situé au deuxième étage.

— Mal aux jambes, se plaignit Marcus en s'arrêtant au beau milieu du couloir.

Depuis le début du voyage, Eleanor ne l'avait que rarement entendu se lamenter. Il était d'ailleurs peu fréquent que le petit garçon ouvre la bouche. Cependant, il semblait désormais extrêmement fatigué, son teint étant encore plus pâle que d'ordinaire.

— Oh... Euh... Attends, je vais te porter, dit Clark, l'air coupable.

Il fit mine d'attraper son fils, mais Rowan sortit enfin de son mutisme :

— Je vais voir si un domestique peut lui trouver une chambre. Allez saluer l'alpha sans nous.

Il se pencha pour attraper Marcus dans ses bras. Celui-ci ne rechigna pas et se laissa complètement aller contre lui, les yeux mi-clos. Judith annonça son intention de les suivre et ils s'éloignèrent vers un escalier, qui d'après James, menait aux appartements des invités.

Eleanor, Clark et l'ambassadeur du Topaze poussèrent ensuite une élégante double porte, sans prendre la peine de frapper. Ils pénétrèrent dans un joli bureau aux murs bleu ciel, bien plus charmant et accueillant que le reste de la propriété. Des moulures argentées habillaient le plafond, ainsi que la cheminée en pierre blanche. Un feu brûlait dans celle-ci, ce qui donna envie à la jeune fille de se précipiter devant son âtre.

Elle retint cependant ses élans, puisqu'elle s'aperçut qu'ils n'étaient pas seuls. Une femme était installée derrière un élégant bureau en bois blanc.

— James ! s'écria-t-elle en laissant tomber la plume qu'elle tenait.

Elle se précipita vers le loup du Topaze pour le prendre dans ses bras. Elle le serra si fort que James gloussa, or il paraissait tout aussi ému qu'elle. S'il s'agissait bel et bien de l'alpha, tant de familiarités ne pouvaient s'expliquer que par un lien spécial. L'ambassadeur leur avait-il caché des choses ?

La femme finit par s'éloigner de lui et essuya ses joues du revers de la main. En constatant la présence de Clark, elle écarquilla les yeux et lissa les plis de sa robe.

— Par la Lune ! Monsieur le Grand Alpha, je... Je suis désolée, je ne vous avais pas vu et...

— Ce n'est rien, s'empressa-t-il de la rassurer. Et je vous en prie, appelez-moi Clark. Nous ne nous sommes vus que quelques fois, mais autant ne pas nous encombrer de cérémonies.

L'alpha du Topaze esquissa un sourire hésitant. Des boucles rousses encadraient son joli visage, illuminé par de pétillants yeux marron. Eleanor peina à lui donner un âge, mais supposa qu'elle devait approcher de la quarantaine. Quelque chose dans ses traits la perturba, sans qu'elle ne parvienne à saisir ce dont il s'agissait.

— Je... Je ne savais pas que vous veniez, balbutia l'alpha, un peu confuse. James, tu aurais dû me prévenir et...

Elle porta soudain la main à sa bouche, comme si un détail lui était revenu en mémoire.

— Oh... Toutes... Toutes mes condoléances pour votre femme, bredouilla-t-elle à toute vitesse en se tournant vers Clark. Je n'ai pas pu faire le déplacement pour l'enterrement, mais j'ai beaucoup pensé à Anya. Même si nous ne nous étions parlé qu'une seule fois, elle était très douce et adorable, comme votre père... Je suis vraiment désolée pour vous et votre fils, c'est affreux et...

L'émotion l'empêcha de terminer sa phrase. Le Grand Alpha baissa brièvement la tête, avant de lui refaire face.

— Nous ne pensions pas qu'une chose pareille se produirait un jour, avoua-t-il. Mais nous faisons à présent notre possible pour retrouver les coupables de ce meurtre, afin qu'Anya puisse reposer en paix.

Elle hocha lentement la tête, puis son regard se porta sur la jeune fille, restée deux pas en retrait.

— Marienna, je te présente Eleanor, une Chasseuse de vampires, déclara James. Eleanor, voici ma soeur, Marienna.

La louve ne put dissimuler sa surprise. Sa soeur ? Ainsi, James était le frère d'une alpha ? Quel cachotier ! s'exclama-t-elle intérieurement, avant de se rappeler qu'il pourrait penser la même chose d'elle...

— Une Chasseuse ? se surprit Marienna. Vous êtes la première que je rencontre !

Elle lui serra chaleureusement la main. Lorsque son sourire s'élargit, Eleanor comprit ce qui l'avait troublée un peu plus tôt : elle ressemblait énormément à son frère.

Ne sachant trop quoi dire, la jeune fille se creusa la tête pour improviser une réponse polie. Par chance, Clark vint à son secours :

— Mademoiselle Eleanor nous aide dans le cadre de notre enquête. Une piste nous a menés jusqu'à votre région, mais notre venue devait rester secrète tant que nous n'avions pas interpellé les suspects. Votre frère s'est gentiment proposé pour nous accompagner. Ne lui tenez pas rigueur de son silence, je lui avais demandé de ne rien vous dire.

Son discours parut la déconcerter.

— Une piste ? répéta-t-elle. Vous voulez dire que... Ceux qui s'en sont pris à votre femme viennent de la Terre du Topaze ?

Une telle possibilité semblait sincèrement l'horrifier.

— Nous n'en sommes pas certains, tempéra le Grand Alpha. Nous avons interpellé les Rhodebrookes ce matin. Nos gardes et certaines de vos équipes de sentinelles sont en train d'essayer de leur extirper des informations.

Elle blêmit, et Eleanor se souvint d'un détail qu'Owen avait révélé à son sujet : son père – et donc également celui de James – s'était endetté auprès des Rhodebrookes. Apparemment, cela la poussait à se montrer plutôt laxiste envers le groupe criminel.

— Je... Je suis vraiment désolée, commença-t-elle à bégayer. Je ne savais pas qu'ils seraient capables d'une chose pareille, je...

À l'idée d'être indirectement responsable de la mort d'Anya, un brusque sanglot lui échappa. Sa détresse dut encourager Clark à ne pas trop la réprimander.

— Ne vous inquiétez pas, ce n'était pas de votre faute. De toute façon, il se peut très bien que les Rhodebrookes ne soient pas coupables. Nous trouverons un moment pour parler de vos problèmes avec eux, mais ne vous tourmentez pas avec ça.

Eleanor ne s'était pas attendue à une telle réaction de la part d'un dirigeant. Certes, Marienna paraissait vraiment s'en vouloir, or elle avait tout de même caché des informations importantes à son Grand Alpha. Sans compter qu'en couvrant les activités d'un groupe criminel, elle avait mis sa meute, voire toute la Terre des Loups, en sérieux danger.

Si le père ou le frère d'Eleanor avaient été à la place de Clark, l'alpha du Topaze aurait déjà eu droit à un inoubliable sermon... Le jeune homme avait au moins le mérite de savoir se montrer conciliant, sans que son autorité ne soit remise en cause pour autant.

Ils échangèrent quelques banalités, puis Marienna décréta que de nouveaux soldats allaient être envoyés pour enquêter sur les Rhodebrookes.

— Vous pouvez rester sur la Terre du Topaze autant que vous le voulez, assura-t-elle quand Clark et Eleanor se dirigèrent vers la sortie du bureau. Je vais organiser un dîner demain soir, afin de célébrer votre venue. Si vous le souhaitez, je peux envoyer des invitations à certaines familles de la région et...

— Oh, ce ne sera pas la peine, l'interrompit doucement Clark. Faites au plus simple et avec le moins de personnes possible, cela ira très bien.

L'alpha hocha la tête et appela un domestique pour qu'il conduise ses invités à leurs chambres. Comme James s'attarda dans le bureau de sa soeur, Clark et Eleanor montèrent seuls à l'étage supérieur. Celui-ci était décoré dans les mêmes tons que le bureau de Marienna, c'est-à-dire en bleu clair et argenté.

Quand le valet abandonna les deux lycanthropes, ils n'entrèrent pas de suite dans leurs appartements respectifs. La louve rêvait pourtant de prendre un bain et de se laisser tomber sur un lit, mais trop de questions la démangeaient.

— Pourquoi Rowan a-t-il tout gâché ?

Ses propos sonnèrent de manière un peu trop brutale, alors elle jugea bon de les adoucir :

— Je veux dire... Vous aviez l'air de maîtriser la situation, puis il est arrivé tout énervé et...

Non pas qu'elle veuille faire ouvertement des compliments au Grand Alpha, loin de là. Néanmoins, son jeu d'acteur face au chef des Rhodebrookes avait été incroyablement convaincant. Si convaincant que c'en est presque inquiétant, se put-elle s'empêcher de noter.

— C'est à cause de la pleine lune, soupira-t-il en s'appuyant contre sa porte. Il est toujours plus énervé quand c'est comme ça et... J'imagine qu'il ne s'était pas assez défoulé sous sa forme animale.

En dépit de ses grands talents de menteur, Eleanor n'eut cette fois aucun mal à comprendre qu'il se moquait d'elle. Il avait dû se douter qu'elle le questionnerait à ce sujet, et avait eu assez de temps pour préparer cette réponse anodine.

— Mon idée était de gagner la confiance d'Owen, reprit-il. Je voulais qu'il me croie suffisamment de son côté, afin de me révéler lui-même qu'il avait bel et bien tué ma femme.

Cela constituait un pari plutôt osé, mais qui aurait pu fonctionner. 

— Il aurait pu vous mentir, observa-t-elle cependant.

Bien fou serait celui qui irait se vanter d'avoir orchestré le meurtre de la femme du Grand Alpha...

— C'est vrai, mais je pense que je l'aurais senti. D'ailleurs, quand il nous a dit n'avoir aucun lien avec cette histoire, je crois qu'il disait la vérité.

C'était aussi l'impression qu'avait eue Eleanor.

— Vous avez quand même bien fait de lancer des recherches supplémentaires. S'il est coupable, il a dû être assez malin pour faire disparaître toutes les preuves, mais... Ça ne vous coûte rien d'essayer.

Il acquiesça, et une nouvelle interrogation lui vint à l'esprit :

— Si les Rhodebrookes sont innocents, que ferez-vous ?

Il baissa la tête, puis haussa les épaules.

— Nous rentrerons sur la Terre du Diamant et reprendrons à zéro. J'imagine que nous finirons bien par trouver une autre piste.

Il ne débordait pas d'enthousiasme à l'idée de retourner à la case départ, ce qui était compréhensible...

— Et... Notre accord tient toujours ?

Ses yeux bleu glacier vinrent retrouver les siens. Elle tritura le bout de sa longue tresse, nerveuse sans trop savoir pourquoi.

— Bien sûr, affirma-t-il. Vous vous en êtes tenue au plan sans faire de vagues, il n'y a pas de raisons pour que je vous dénonce à votre père ou je ne sais qui.

Étrangement, ces paroles n'eurent sur elle qu'un demi-effet rassurant... La véritable question qu'elle brûlait de lui poser refusait de franchir ses lèvres. Et s'il te tuait, là, tout de suite ? Après ses allusions quant à son statut de "criminel", elle ne savait plus trop sur quel pied danser en sa présence...

— Au fait, je suis désolé que vous ayez eu à supporter les propos d'Owen à votre sujet. Il s'est comporté pire qu'un goujat, il mérite d'être enfermé rien que pour cela.

Elle laissa échapper un éclat de rire nerveux. Comment était-elle censée concevoir que Clark ait pu un jour s'en prendre à quelqu'un ? À moins qu'il soit doté d'une double personnalité – ce qu'elle n'excluait pas encore – il ressemblait davantage à un chiot qu'à un loup féroce.

Toutefois, son instinct lui soufflait de rester méfiante. Surtout qu'elle n'oubliait pas ses longues années passées à le détester...

— J'en ai vu d'autres, répondit-elle simplement.

Il n'eut pas le temps de relancer la conversation, car un peu plus loin dans le couloir, une porte s'ouvrit. La tête de Judith en dépassa et elle parut soulagée en apercevant Clark.

— Pardonnez-moi de vous déranger, mais monsieur Marcus demande à vous voir.

— Dites-lui que j'arrive tout de suite.

Le Grand Alpha salua brièvement Eleanor, puis disparut dans ce qui devait être la chambre du petit garçon. La louve décida donc de gagner ses propres appartements, dont le luxe la replongea des années en arrière.

Le style architectural de la Terre du Topaze n'avait rien à voir avec celui de la meute du Rubis, mais lorsqu'elle s'échoua sur le grand lit à baldaquin, il lui sembla être retournée chez elle. Sauf que ce n'est plus chez toi, se rappela-t-elle. Et elle comptait bien faire en sorte que son palais sur la Terre du Rubis ne redevienne plus jamais sa prison. Sans parler de sa tour, qui lui semblait si lointaine à présent.

Néanmoins, elle n'oubliait pas que son sort ne dépendait quasiment que de la bonne volonté de Clark. Une bonne volonté qui risquait d'être difficile à cerner, tant le dirigeant des loups mentait comme il respirait... Dans l'immédiat, elle n'avait pas tellement d'autre choix que de se fier à lui. Malgré tout, elle continuerait de rester sur ses gardes.

Quoi qu'il ait pu commettre par le passé, ce n'était certainement pas lui qui allait impressionner une apprentie Chasseuse de vampires.