Chapitre 1 - La Chasseuse

Concentre-toi, songea Eleanor en prenant une lente inspiration. Tu peux le faire.

Elle fixa la pâte à crêpes piégée dans un bol en terre cuite. Une colonie de grumeaux subsistait à la surface, mais elle avait beau mélanger le liquide jaunâtre, ils refusaient de disparaître. Les petites cloques prenaient un malin plaisir à lui rappeler qu'elle ne serait jamais une bonne cuisinière, alors même qu'elle s'acharnait sur cette recette depuis deux bonnes heures.

Cependant, elle refusait de se laisser abattre. Le fait que sa pâte ne soit pas parfaite ne devait sûrement pas être un drame. Elle réussirait mieux la cuisson.

Elle s'arma d'une louche en métal, puis la trempa dans sa préparation. Les instructions de son petit carnet de cuisine ne précisaient pas quelle dose exacte était nécessaire. Elle se fia donc à son instinct, puis versa le liquide dans la poêle. Un frémissement se fit entendre, ce qu'elle jugea de plutôt bon augure. Elle avait pris soin d'ajuster le feu de son petit espace de cuisson, afin qu'il ne soit ni trop fort, ni trop faible. Lorsqu'elle s'aventurait à faire cuire quelque chose, elle veillait à ce qu'un pichet d'eau soit toujours à sa portée.

Il aurait été fâcheux de finir brûlée vive, piégée dans cette tour d'où elle ne pouvait sortir.

Eleanor laissa la pâte chanter un bon moment dans sa poêle, repoussant toujours un peu plus l'instant fatidique : celui où elle allait devoir retourner la crêpe. Quand cet événement devint inévitable, elle prit son courage à deux mains et attrapa le manche métallique de l'ustensile. Celui-ci ayant aussi chauffé, elle se brûla et retira vivement ses doigts. La recette se gardait bien de préciser ce risque !

Elle trouva un torchon et s'en servit comme d'un gant, puis tenta des petits mouvements du poignet pour faire bouger la crêpe. Cette dernière s'obstina à rester collée à la poêle, alors la jeune fille essaya d'y aller plus franchement. Son impatience la poussa à donner une impulsion un peu trop forte à son bras, ce qui propulsa la galette dans les airs.

Surprise, Eleanor retint un petit cri et tenta de réceptionner la crêpe dans sa poêle, en vain. La pâte à moitié cuite s'écrasa sur le sol de pierre, avec l'élégance d'un oiseau mort.

Ce n'est qu'un premier essai, tenta-t-elle de se rassurer. Refusant de céder la victoire à ces stupides crêpes, elle retenta l'expérience une dizaine de fois. Elle s'aida de tous les instruments à sa portée, mais ne réussit qu'à renverser de la pâte partout. Les deux seules galettes qui survécurent à ses exploits étaient presque carbonisées, ce qui la fit complètement perdre espoir.

Elle tenta d'en goûter un petit morceau, et dut le mastiquer vingt fois avant de réussir à l'avaler. Il n'y avait pas à dire : il s'agissait d'un échec cuisant. Littéralement.

Elle ouvrit la fenêtre de la salle circulaire qui lui servait de cuisine – ainsi que de salon et de lieu d'exercice – afin de faire disparaître les odeurs de friture. Le soleil illumina la pièce à la décoration très sobre, dont les murs étaient exclusivement en pierres. Seul un tapis rond, posé au centre des lieux, apportait une touche de violet foncé. Le reste était d'une morosité qui aurait déprimé Eleanor, si l'extérieur ne lui offrait pas une plus belle vue.

Sa tour était érigée au milieu d'un lac aux eaux troubles, lui-même encerclé par une splendide forêt verdoyante. Au gré des saisons, il était possible de voir les arbres changer de couleur, de forme, perdre leurs feuilles et les retrouver... Il s'agissait du sixième printemps que la jeune fille passait ici, or elle ne se lassait presque pas de ce spectacle. En ce moment, les lointaines branches se paraient de feuilles aux mille nuances de vert, et certaines arboraient même de jolies petites fleurs blanches.

Quelques nuages parsemaient le ciel, ce qui empêchait les arbres de se refléter sur le lac, mais Eleanor admira tout de même sa surface paisible. Elle s'était toujours dit que lorsqu'elle le quitterait, cet endroit ne lui manquerait jamais. Toutefois, à présent que ses jours de captivité étaient comptés, elle n'en était plus si certaine.

Une fois qu'elle serait partie, aurait-elle l'occasion de revenir ici ? Ne regretterait-elle pas le calme des lieux, bercé par le chant des oiseaux et les clapotis des poissons ? Probablement.

Néanmoins, quand le soleil se coucha et qu'une silhouette émergea de la forêt, sa nostalgie s'envola aussitôt. Une légère appréhension enfla dans son ventre, comme chaque fois que Gretchen lui rendait visite.

Depuis sa fenêtre, elle observa la femme monter dans une barque amarrée à un ponton. Elle rama jusqu'à la tour, attacha son embarcation à un piquet, puis déverrouilla la porte menant aux escaliers. Eleanor attendit qu'elle effectue son ascension, ce qui ne fut guère long. La trappe incrustée dans le sol, à côté de son coin cuisine, ne tarda pas à se soulever, révélant une masse de cheveux frisés complètement gris.

— Eh bien ! s'exclama la vieille femme en se hissant dans la pièce. Qu'est-ce que tu as encore fait brûler ?

Son petit nez se plissa et elle esquissa une moue dégoûtée.

— J'ai tenté de faire des crêpes, expliqua Eleanor sans s'éloigner de la fenêtre. Cela n'a pas été une grande réussite...

— Le contraire m'eût étonnée, répliqua Gretchen en levant les yeux au ciel. Heureusement que tu n'auras jamais un mari et des marmots à nourrir... Avec toi, les pauvres diables mourraient de faim en moins de deux semaines.

La jeune fille ne releva pas la pique et prit sur elle pour rester silencieuse. Elle laissa sa visiteuse déballer les affaires contenues dans son sac, tout en guettant ce qu'elle lui avait apporté.

— Je ne pense pas que j'aurais besoin de tout ça, déclara-t-elle lorsque la femme sortit une dizaine de pommes de terre. Je suis censée partir demain et...

— Uniquement si tu réussis l'examen. Ce qui est loin d'être garanti. Tu aurais mieux fait de t'entraîner, plutôt que de faire brûler le lait et les oeufs que je t'amène !

— Je me suis dit que cela me donnerait peut-être des forces. J'avais envie de quelque chose de sucré, je ne...

Gretchen claqua la langue et secoua la tête, lui signifiant clairement que ses explications l'ennuyaient. En temps normal, Eleanor ne se serait pas tue si facilement, or elle savait que ce n'était pas le moment de contrarier sa geôlière.

— As-tu au moins pensé à aiguiser tes poignards ?

La jeune fille acquiesça et partit en direction de son armoire en bois. Une trentaine d'armes y étaient entreposées, toutes de tailles et de formes différentes. Elle sélectionna ses cinq couteaux préférés, puis les présenta à Gretchen.

Quatre d'entre eux avaient une lame en bois, tandis que celle du dernier était en argent.

— C'est avec ceux-là que je veux passer l'épreuve de demain, annonça-t-elle. Le poignard est mon arme préférée, je pense pouvoir bien m'en sortir.

Son interlocutrice les considéra d'un oeil sévère. Ses iris vairons scintillaient d'un drôle d'éclat à la lumière des lanternes allumées dans la pièce.

— Il faudra revoir la pointe de celui-ci, commenta-t-elle en désignant une arme en bois. Si tu la laisses comme ça, elle ne réussira jamais à transpercer le torse d'un vampire.

Eleanor eut très envie de vérifier ses dires sur Gretchen.

Car si la vieille femme lui rendait seulement visite à la nuit tombée, c'était parce qu'elle était une vampire. Malgré son immortalité, les rayons du soleil lui étaient fatals, tout comme les lames de bois plantées en plein coeur.

— Je m'en occuperai, répondit docilement la jeune fille en revenant vers son armoire.

— Et tu n'auras pas besoin de celui en argent. Je doute que tes examinateurs te fassent tuer un loup-garou.

En effet, les lycanthropes – espèce à laquelle appartenait Eleanor – étaient vulnérables face à ce métal. Les blessures infligées par les lames en argent leur causaient bien plus de mal, et mettaient davantage de temps à cicatriser.

— Ils voudront peut-être s'assurer que je sais manier une arme plus lourde ? supposa la louve.

Gretchen balaya sa question d'un geste, l'air de lui dire de faire ce qu'elle voulait.

— Tu auras surtout intérêt à tempérer ton accent. Ils ne te prendront jamais au sérieux si tu as en permanence l'air de les séduire.

Eleanor retint une remarque acerbe. L'accent de la Terre des Loups du Rubis était effectivement audible dès qu'elle parlait. Il transformait les "u" en "ou" et faisait rouler les "r" plus que de raison. Beaucoup le trouvaient charmant et se pâmaient chaque fois qu'ils l'entendaient, mais la jeune fille le détestait.

La vampire ne lui avait rappelé que trop de fois qu'il lui faisait perdre toute crédibilité.

— Je ne peux pas y faire grand-chose, marmonna-t-elle en rangeant ses poignards.

— Et il faudra aussi que tu te coiffes autrement. Cette tresse interminable est ridicule.

La louve toucha instinctivement ses longs cheveux d'un noir d'ébène, qui lui arrivaient en haut des cuisses. Cela faisait six ans qu'elle se contentait de les épointer et refusait de les couper, au plus grand dam de Gretchen.

— Je suis sûre qu'ils n'ont rien à faire de mon apparence ! s'agaça-t-elle. Ils viennent tester mes compétences de Chasseuse, pas me demander en mariage !

Pendant des années, Eleanor avait impatiemment attendu cet examen. Sa vie entière ne dépendait que de ce qu'elle accomplirait le lendemain. Si elle voulait officiellement devenir une véritable Chasseuse de vampires, elle n'avait pas le droit à l'erreur. Il lui faudrait montrer que son entraînement ne souffrait d'aucune faille, et qu'elle était digne d'être envoyée en mission aux quatre coins de la Terre des Loups.

En cas d'échec, elle serait quitte à passer au moins une année supplémentaire dans cette tour, ce qu'elle doutait de pouvoir supporter. 

— Tu ne dois pas renvoyer l'image d'une midinette précieuse, qui a peur qu'on lui tire les cheveux, ou qui protège en permanence ses jolis ongles. Tu sais très bien que tu es trop... belle, articula Gretchen comme s'il s'agissait d'une insulte.

Et aux yeux de la louve, cela avait fini par le devenir. Lorsqu'elle était plus jeune, son entourage vantait en permanence ses cheveux brillants et soyeux, sa peau bronzée dénuée de la moindre imperfection, ses yeux marron constellés de paillettes dorées... Or de tels attraits n'aidaient en rien à se faire accepter parmi les Chasseurs, au contraire.

Ces soldats d'élite devaient savoir se faire discrets, passer inaperçus afin de traquer leurs proies sans se faire repérer. Il leur fallait aussi détenir une excellente condition physique, ce à quoi Eleanor avait vaillement oeuvré. Son corps était assez athlétique pour tenir le coup lors des combats, tout en restant souple et agile.

— Je sais que je n'ai pas le profil type des autres Chasseurs, reconnut-elle en croisant les bras sur sa poitrine. Mais je suis certaine que je saurai les convaincre.

Si ses talents de cuisinière étaient inexistants, au moins savait-elle se battre mieux que personne.

— C'est ce que nous allons vérifier, lança Gretchen.

Elle rejoignit la jeune fille près du placard rempli d'armes, puis en sortit deux épées.

— Vous... Vous ne devriez pas m'attaquer avec une épée en argent, blêmit la louve en la voyant dégainer une lame brillante. Mes blessures n'auront pas le temps de cicatriser, je risque d'avoir mal demain et...

— Justement, tu n'as qu'à te débrouiller pour que je ne te touche pas. Estime-toi heureuse que je ne te demande pas d'aller chercher de la raiponce.

Le sourire mauvais de la vampire fit disparaître l'appréhension d'Eleanor. Elle laissa place à une rage brûlante, qui lui rappela un peu plus à quel point elle voulait partir d'ici. Dès qu'elle serait nommée Chasseuse, son entraîneuse disparaîtrait de sa vie.

Cela valait bien la peine d'abandonner le cadre enchanteur de sa tour.

Elle s'empara fermement d'une épée en métal, puis se posta sur le tapis, au centre de la pièce. Gretchen ne tarda pas à la rejoindre, sans même prendre la peine d'attacher sa touffe de cheveux aussi argentés que son arme. Elle ne demanda pas à son élève si elle était prête et fondit directement sur elle.

Il ne fallait guère se fier à la faible ossature de la vieille femme, car celle-ci était une guerrière redoutable. Les vampires disposaient d'une force et d'une vitesse décuplées, qui leur permettaient de facilement prendre l'avantage sur un loup-garou. Les Chasseurs devaient savoir se battre en dépit de ce désavantage physique, ce qui était le cas d'Eleanor.

Bien que l'épée ne soit pas son arme fétiche, elle réussit à parer tous les coups de son adversaire. Cette dernière faisait pourtant filer sa lame argentée à un rythme étourdissant, qui serait venu à bout de n'importe quel autre lycanthrope. La louve s'interdit de baisser la garde un seul instant, ne se laissant pas impressionner par les tintements métalliques qui résonnaient dans la pièce. Son épée se retrouva bientôt plaquée sous la gorge de Gretchen.

— Pas mal, admit l'immortelle. Mais je ne suis plus une adversaire à ton niveau, désormais. Tu connais toutes mes failles...

Un horrible sourire se dessina sur son visage légèrement ridé.

— Et je connais les tiennes.

En une fraction de seconde, elle recula et exécuta un tour sur elle-même. Sa lame brilla à quelques millimètres du flanc d'Eleanor, qui eut tout juste le temps de s'écarter.

— Il y a encore un peu de naïveté, dans ta manière de combattre. Tu crois avoir gagné dès que tu touches un point sensible, or tant que ton adversaire n'est pas mort, la partie n'est jamais terminée.

Cela ne m'embêterait absolument pas de vous tuer, voulut répliquer la louve. Cependant, elle s'en abstint. Si Gretchen décidait d'utiliser sur elle des fleurs de raiponces, ce ne serait même pas la peine qu'elle se présente à son test...

— Je tâcherai d'y penser, se contenta-t-elle de maugréer.

La vampire exigea d'elle quelques autres démonstrations, alors qu'elle savait pertinemment de quoi elle était capable. Une part d'Eleanor la soupçonna de vouloir la fatiguer et la blesser avant le lendemain. Connaissant le mépris qu'elle entretenait à son égard, cela n'aurait pas été étonnant. Si Gretchen avait accepté de l'entraîner, c'était seulement parce qu'elle n'avait aucune considération pour sa propre espèce.

Former une Chasseuse d'immortels ne la dérangeait pas, mais elle n'avait développé aucune sympathie pour son élève. Ce qui était d'ailleurs réciproque.

— Je viendrai te chercher demain soir, dès que le soleil sera couché, l'informa-t-elle avant de quitter la tour. Nous nous rendrons au village le plus proche, où aura lieu ton examen.

La jeune fille acquiesça, pressée que les prochaines vingt-quatre heures défilent à la vitesse de l'éclair.

— Tâche de ne pas te laisser mourir de faim, conclut la vieille femme. Préparer de la purée et faire cuire une cuisse de poulet ne devrait pas être hors de ta portée... Quoique. 

Eleanor attendit qu'elle soit partie pour tirer la langue et grimacer en marmonnant des jurons.

— Quelle mégère ! s'exclama-t-elle en regardant sa barque s'éloigner.

Toutefois, il lui fallait avouer que Gretchen s'était montrée plutôt calme, cette nuit-là. Elle l'avait habituée à bien pire, ce qui était presque suspect...

Peut-être que la vampire était contente de se débarrasser d'elle ? Cela ne la vexerait pas pour un sou. N'ayant aucune envie de se tourmenter, elle renonça à chercher une autre explication. Les humeurs de sa geôlière n'auraient bientôt plus aucune importance.

Dès demain, elle serait libre.

Toutes ses souffrances et ses sacrifices trouveraient un sens, lorsqu'elle deviendrait une véritable Chasseuse de vampires.

Et elle ne laisserait personne l'empêcher d'atteindre son but.

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