Chapite 24 - Apprentis comédiens

Eleanor bondit vers l'homme qui retenait Clark. Ses deux comparses s'interposèrent et tentèrent de l'attraper, mais elle réussit à les esquiver. Elle envoya un coup de coude dans le menton de l'un, puis expédia sa jambe derrière les genoux de l'autre. Cela les surprit, sans totalement les effrayer pour autant.

Du coin de l'oeil, elle vit le Grand Alpha essayer de se libérer de son agresseur. Ce dernier, un peu plus costaud que lui, persista à le maintenir contre le mur. Seule contre trois abrutis, constata-t-elle en prenant une inspiration. Pas évident, mais rien d'impossible.

Déjà, la nuit n'était pas encore assez noire pour que ses adversaires soient des vampires. Cela éviterait de devoir faire face à une force ou une vitesse surnaturelle.

Un homme réessaya de l'attraper par le bras, or elle brandit son poignard en argent. Elle parvient à lui entailler la main, ce qui le fit reculer en poussant un juron. Elle sentit son complice l'attaquer par l'arrière et se retourna au dernier moment, afin de lui envoyer un coup dans l'abdomen. La pointe de son arme faillit s'enfoncer dans le thorax de son opposant, mais il lui agrippa violemment le poignet.

— Qu'est-ce que tu croyais faire ? persifla-t-il en crispant ses doigts autour de son articulation.

La douleur lui arracha une grimace. Toutefois, être habituée à supporter la prise des vampires comportait un avantage : les attaques des mortels paraissaient étonnamment douces.

Elle releva son pied et l'envoya dans le tibia de son adversaire. Il poussa un cri aigu et elle répéta son coup, jusqu'à ce que la douleur le pousse à relâcher son poignet. Elle pointa son poignard sous la gorge de l'homme et pivota derrière lui.

— Si vous ne voulez pas que j'égorge votre ami, relâchez-le immédiatement ! les prévint-elle en désignant Clark.

Celui qu'elle menaçait tenta de se pencher pour la faire basculer en avant. Elle resta campée sur ses pieds et entailla la peau de l'imbécile, ce qui le dissuada de bouger. L'homme dont elle avait écorché la main osa s'approcher, or elle créa une nouvelle plaie sur le cou de son acolyte.

— Je vous ai dit de nous laisser partir tout de suite, répéta-t-elle. Sinon, quelqu'un devra se charger de nettoyer vos cadavres demain matin.

L'attention des trois voyous se retrouva focalisée sur elle. Clark fut assez intelligent pour en profiter et cogna son agresseur dans l'entrejambe. Il enchaîna par un coup de poing au visage, puis essaya de filer vers Eleanor. Il fut violemment tiré en arrière et tomba sur le dos. Le choc fut tel que la jeune fille eut mal pour lui.

— Je vous interdis de le toucher ! rugit-elle en resserrant sa prise sur son otage.

S'ils continuaient, elle n'allait avoir d'autre choix que de le tuer. Toutefois, elle n'avait encore jamais ôté la vie d'un mortel. Comme elle n'avait pas spécialement envie de l'expérimenter maintenant, elle opta pour une "simple blessure".

D'un geste expert, elle écarta brusquement son poignard et le planta dans l'épaule de sa victime. Il poussa un hurlement de douleur, or elle n'éprouva aucun remords. Une vague de terreur traversa les yeux de ses complices, qui ne l'avaient pas vraiment crue capable de causer du mal.

— Bien, maintenant que j'ai votre attention, vous allez nous laisser partir tranquillement, articula-t-elle. Je tuerai le premier qui essayera de nous poursuivre. C'est clair ?

Tous la fixaient, sans bouger d'un pouce. Clark se redressa lentement, comme s'il craignait de se faire attaquer de nouveau. Cette fois-ci, personne n'osa s'en prendre à lui. Le visage ensanglanté, il vint se placer derrière Eleanor.

— Rendez-lui ses lunettes, ordonna-t-elle en constatant qu'il ne les portait plus. Et sans les casser.

L'un des voleurs marmonna des insultes, mais finit par tendre la paire de lunettes, heureusement intacte. Clark s'en empara avec précaution, les mains un peu tremblantes.

— Ils vous ont pris autre chose ? lui demanda-t-elle avant de libérer sa prise.

Il secoua la tête. Elle entailla une dernière fois la peau de son otage, puis le repoussa brutalement. Il s'effondra à ses pieds en poussant un grognement, la main pressée sur son épaule. Eleanor ne perdit pas une minute et attrapa le bras du Grand Alpha, afin de l'entraîner vers la rue principale.

— Profite tant qu'elle veut bien de toi, lança un voleur tandis qu'ils s'enfuyaient. Elle ne sera pas toujours là pour sauver tes...

— Ne l'écoutez pas, marmonna la louve en allongeant ses foulées. Il faut vite que nous rejoignions le port.

Seule une respiration erratique lui répondit. Même si Clark s'efforçait de courir, elle sentait que chaque mouvement lui faisait souffrir le martyre. Elle ne prit pas le temps de l'inspecter plus attentivement et s'assura juste qu'il réussissait à suivre.

Ils filèrent à travers les rues en direction du port, sans prendre une seconde pour s'arrêter. Au fond d'elle, Eleanor savait déjà qu'il était trop tard. L'altercation n'avait duré que quelques minutes, pourtant elle avait l'impression d'avoir quitté le bateau depuis une éternité. Le soleil avait complètement disparu derrière l'horizon, cédant la place aux ténèbres nocturnes.

Malgré tout, la jeune fille conserva un mince espoir que Rowan et les autres aient réussi à retarder leur départ. Le capitaine avait peut-être consenti à attendre un quart d'heure, ou ne serait-ce que trois minutes ou...

Hélas, quand ils retrouvèrent l'endroit où était amarré leur bateau, celui-ci avait disparu.

— Ils... Ils sont partis, souffla Eleanor en s'arrêtant brusquement.

Abattue, elle s'appuya sur ses genoux pour tenter de retrouver une respiration normale. Le déni poussa Clark à sillonner les autres quais, en vain.

— Ro... Rowan est un abruti, maugréa-t-elle quand il revint à son niveau. Il aurait pu rester ici avec le petit et attendre que nous revenions ou...

— C'est moi qui suis un abruti, se lamenta le Grand Alpha.

Il se laissa tomber au sol, recroquevillé contre une structure métallique. À le voir ainsi, le visage caché entre les bras, Eleanor faillit ne pas le réprimander. Cependant, sa colère était trop forte.

— Qu'est... Qu'est-ce qui vous a pris de partir seul à la recherche d'un maudit doudou ? Vous ne pouviez pas me prévenir, moi ou un autre ? Vous n'avez pas vu que cette ville grouillait de vermine ?

Il ne répondit pas, ce qui l'encouragea presque à se calmer. Presque.

— Vous vivez vraiment dans un monde de... de flamants roses ! s'exclama-t-elle. Tout le monde sait qu'il faut se méfier des endroits inconnus, mais monsieur a décidé de partir à l'aventure comme s'il se baladait dans un royaume de guimauve et...

— Marcus aurait eu encore plus de mal à dormir sans sa peluche. Je pensais qu'elle n'était pas tombée très...

— Quand bien même vous l'auriez trouvée, vous pensez vraiment que vous la lui auriez rendue ? Ces rues sont sales, on ne donne pas à un enfant quelque chose qui a traîné par terre !

Si elle se mettait à donner des conseils parentaux – elle qui n'y connaissait rien – c'était vraiment que la situation était grave. Clark ne chercha pas à la détromper, sachant très bien qu'il était en tort.

— Je suis encore pire que mon père, crut-elle l'entendre marmotter, le visage toujours caché.

En dépit de son exaspération, le voir ainsi ne lui faisait guère plaisir.

— N'exagérons rien, grommela-t-elle. Vous n'avez pas encore forcé votre fils à se marier avec une inconnue, ni traité son ex-fiancée comme une jument.

Un léger soubresaut agita ses épaules. Elle crut qu'il s'agissait d'un léger rire, avant de réaliser que cela pourrait tout aussi bien être un sanglot. Elle prit une lente inspiration, bien décidée à se calmer. Même s'il avait commis une erreur, l'accabler ne servirait à rien.

— Ils ne vous ont pas fait trop de mal ? s'enquit-elle en approchant d'un pas.

Il se redressa et la lumière d'une lanterne éclaira son visage tuméfié. Sa mâchoire saignait encore, de même que sa tempe droite. Heureusement, ses lunettes étaient intactes. Il sortit un mouchoir de sa poche pour essuyer un filet de sang, mais la douleur le fit grimacer.

— Ils en voulaient après mes lunettes, expliqua-t-il sans la regarder. J'ai essayé de me défendre et ils ont voulu voir si j'avais autre chose.

Eleanor lui avait rarement vu une mine aussi sombre. Il devait sûrement s'imaginer l'état de son fils, paniqué à l'idée d'avoir perdu sa mère et son père...

— Nous les retrouverons demain, affirma-t-elle. Avant de partir, j'ai dit à Judith que nous nous rejoindrions à la prochaine ville qui longe le fleuve. Ils descendront là-bas et nous attendront.

Cela ne parut pas tellement lui remonter le moral. La louve poussa un soupir, puis reprit d'un ton plus énergique :

— En attendant, il faut que nous trouvions un endroit où passer la nuit. Il doit bien y avoir deux ou trois auberges dans cette maudite ville et...

— Je n'ai même pas une seule pièce de cuivre sur moi, la coupa-t-il. Je doute que nous réussissions à nous faire accepter quelque part.

Les épaules de la jeune fille s'affaissèrent. Comment diable avaient-ils pu se retrouver dans un tel pétrin ?

— Nous allons quand même essayer, décréta-t-elle. Quelqu'un aura bien pitié de nous.

— On dirait que nous sommes deux à vivre dans un monde de flamants roses...

Elle leva les yeux au ciel, sans prendre la peine de répliquer.

— Levez-vous, l'encouragea-t-elle un peu rudement. Vous allez réveiller vos grands talents de menteur et inventer une histoire pour nous faire accepter quelque part.

Il resta encore quelques secondes au sol, puis consentit à se lever. Il épousseta ses vêtements, ce qui ne réussit pas à lui donner meilleure allure. Avec ses blessures et le sang sur sa veste, il ressemblait à un bandit de grand chemin.

— Il va falloir que nous soyons assez discrets, déclara-t-elle en se mettant en marche. Il suffirait qu'un loup active sa vision animale pour repérer votre halo et comprendre que vous êtes le Grand Alpha.

C'était déjà un miracle que cela ne lui soit pas arrivé avec les précédents voyous.

— Et surtout, ne vous éloignez pas de moi.

Elle n'eut pas besoin de le lui répéter, puisqu'il s'appliqua à la suivre à la trace. Ils retraversèrent le port silencieux et se dirigèrent vers les rues d'Oxland. Des regards curieux s'attardèrent sur Clark, qui s'obstina à fixer le sol. À l'inverse, la louve gardait la tête haute, en s'efforçant d'afficher une mine déterminée. Ses poignards étaient toujours à sa portée, au cas où un effronté reviendrait les embêter.

Il leur fallut quelques minutes avant de trouver ce qui ressemblait à une auberge. Le Grand Alpha arrêta Eleanor.

— Donnez-moi votre bague. Nous allons leur dire que nous sommes mariés, cela nous aidera peut-être à avoir l'air un peu plus ordinaires. J'ai trouvé quelque chose à leur raconter.

Ravie qu'il se soit ressaisi si vite, elle s'exécuta sans rechigner. Clark lui tendit l'un de ses anneaux et elle hérita d'un magnifique diamant autour de son doigt.

Quand ils dépassèrent la porte d'entrée, ils découvrirent un petit hall chargé d'odeurs d'alcool. Les murs en pierre n'étaient que faiblement décorés, et des toiles suspectes semblaient pendre du plafond. Sur la droite, une large ouverture menait à un espace restauration, qui accueillait ce soir-là bon nombre de clients.

Les deux loups se rendirent directement près d'un comptoir, où une femme paraissait s'occuper d'attribuer les hébergements. Même si cet endroit ne les inspirait pas tellement, ils ne pouvaient se permettre de jouer les difficiles.

— Bonsoir, commença Clark à l'adresse de l'employée. Ma... Ma femme et moi venons de nous faire attaquer par des brigands, ils nous ont pris tout ce que nous avions. Nous sommes en route pour la Terre du Rubis, afin de rendre visite à sa famille et... Nous n'avons nulle part où dormir.

Eleanor trouva son récit plutôt convaincant. Il avait simplement eu du mal à la désigner comme sa "femme", mais cela pouvait rajouter du crédit à son rôle de pauvre victime choquée.

— Si j'ai bien compris, vous n'avez pas de quoi payer ? lança la dame, sans prendre la peine de les saluer.

Son regard sévère et sa mine pincée laissaient clairement comprendre qu'elle n'était point émue par leur histoire.

— Nous n'avons rien, non, confirma Clark. Je vous l'ai dit, des voleurs ont pris tout notre argent. Nous aimerions uniquement une chambre où dormir, avant de prendre un bateau demain matin et...

— Si vous n'avez pas d'argent, vous ne pouvez pas rester, trancha la femme. Vous n'avez qu'à trouver un pont sous lequel passer la nuit. De toute façon, puisque vous n'avez plus "rien", les voyous n'auront rien à vous voler.

Un tel manque de compassion coupa le sifflet du Grand Alpha. La jeune fille serra les poings et décida d'intervenir :

— En échange, nous pourrions faire du ménage ou aider à servir dans votre taverne. Nous nous contenterions même de dormir dans la salle, les cuisines ou...

— C'est hors de question. Nous ne sommes pas un refuge pour biches égarées. Vous n'aviez qu'à faire attention à vous et ne pas laisser des vauriens vous détrousser.

À côté d'elle, Eleanor sentit Clark prêt à faire demi-tour. Cependant, s'ils renonçaient maintenant, que feraient-ils ? Peut-être n'y avait-il aucune autre auberge dans ce village, ou que les propriétaires se montreraient tout aussi désagréables que cette femme. Ils pourraient essayer de demander à des inconnus de les héberger, mais à qui se fier ? L'idée de voler un petit bateau lui avait effleuré l'esprit, or le fleuve se divisait en plusieurs bras. Sans carte, comment savoir lequel emprunter pour se rendre au prochain village ?

Il n'y avait pas à tergiverser, il fallait qu'ils se fassent accepter ici.

Elle ferma les yeux, puis laissa son esprit vagabonder à des centaines de lieues de là. Elle remonta six ans plus tôt, lors de cette soirée qui avait tout bouleversé. Jamais elle ne s'autorisait vraiment à y songer, mais cette fois-ci, elle en avait besoin. Elle tâcha de se remémorer tous les sentiments qu'elle avait éprouvés : le bonheur, l'excitation, le regret, puis une brusque panique, la terreur et... Une détresse infinie. Si profonde que même des années plus tard, elle en gardait un souvenir intact.

Lorsqu'elle rouvrit les paupières, des larmes coulaient sur ses joues.

— Qu'est-ce qui vous... Qu'est-ce qui t'arrive ? s'enquit Clark, sans avoir l'air de simuler son inquiétude.

Revenir à l'instant présent lui demanda un effort, mais elle réussit à se reconcentrer sur leur objectif.

— Ri... Rien, sanglota-t-elle, c'est juste que... Que ça commence vraiment à faire trop. Tu... Tu t'es battu pour que ces voleurs ne me fassent pas de mal et... Et regarde ce qu'ils t'ont fait ! Je sais que me mettre dans un tel état est mauvais pour le bébé, mais...

Elle toucha son ventre et pleura de plus belle, en espérant que sa comédie ne sonne pas trop fausse. Laisser une femme enceinte à la rue n'était pas formellement interdit sur la Terre des Loups. Néanmoins, c'était évidemment mal perçu. Le ventre d'Eleanor était certes aussi plat qu'une crêpe, or elle pouvait très bien en être au premier trimestre.

L'employée la fixa un long moment sans ciller, puis finit par pousser un soupir.

— Dans ce cas, je vais être obligée de vous trouver une chambre, marmonna-t-elle de mauvaise grâce. J'espère que vous ne vous moquez pas de moi, car bon nombre de petites malignes adorent nous berner avec ça...

La louve soutint son regard et fit mine d'essuyer ses larmes. La femme ouvrit un carnet, sans cesser de grommeler des paroles agacées.

— Comment vous appelez-vous ? les interrogea-t-elle en prenant une plume.

— Ma... Marc du Diamant, répondit-il. Et ma femme est...

— Julia du Rubis, compléta-t-elle.

Elle ignorait si dans son cas, donner une fausse identité était vraiment utile. Dans le doute, elle le jugea préférable.

— Vous aurez la chambre quinze, ne faites pas de bruit après vingt-deux heures et...

— Serait-il possible d'avoir des lits séparés ? intervint Clark.

Eleanor se raidit, n'ayant pas pensé à ce détail. Elle l'en remercia silencieusement, mais la femme fronça les sourcils.

— Des lits séparés ? répéta-t-elle.

Effectivement, pour un couple de jeunes mariés, cette requête devait sembler plutôt lunaire...

— Ele... Julia passe la nuit à aller aux toilettes, improvisa-t-il. C'est apparemment dû à sa grossesse, elle en est au tout début et... Ça me réveille dès qu'elle se lève.

Dans d'autres circonstances, la jeune fille aurait éclaté de rire. Elle se contenta de croiser les doigts, en espérant que leur petit numéro ne les rende pas trop ridicules.

— Vous avez réussi à l'engrosser, vous parviendrez bien à la supporter pour cette nuit, trancha l'employée. Maintenant, vous acceptez votre chambre ou vous partez. Si vous restez, quelqu'un viendra vous porter de quoi manger.

Elle leur balança une clé sur le comptoir, puis leur désigna un escalier étroit. Malgré son absence de gentillesse, Clark prit la peine de la remercier. Sans elle, ils auraient peut-être dû passer la nuit dans la rue.

Ils se dirigèrent vers les marches en bois, qu'ils gravirent sans dire un mot. Comme aucune pancarte n'indiquait à quel étage s'arrêter pour trouver leur chambre, ils arpentèrent le premier, avant de monter au second. Ils finirent par tomber sur le bon numéro, puis pénètrent à l'intérieur de la pièce.

Ce ne fut qu'en posant les yeux sur le lit double que la louve réalisa pleinement ce qui les attendait.

Elle allait devoir dormir avec lui.

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