Partie unique

Vocabulaire :

Un péplos : Dans l'Antiquité, tunique de femme sans manche.

Un chiton : Dans l'Antiquité, tunique grecque.

Apéirophobie : Phobie du vide infini

Achluophobie : Phobie du noir

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Ici, elles n'entendaient pas le chant des oiseaux. N'entendaient pas le bruit du vent. N'entendaient pas le ciel, la lumière ou la Vie.

Ici, elles entendaient l'obscurité, le son de la pluie qui bat la terre humide, la crasse boueuse et les feuilles noires et violettes, les chrysanthèmes bleu nuit et les tubéreuses spectralement pâles, des fleurs éternelles qui n'avaient pas lieu d'être. Dans le champ sous lequel pleurait le Vide et son chagrin de nulle part, une statue vieille de mille ans représentant Héra, Déesse de la Fertilité de l'Enfantement, le regard fier, lointain et le poing abattu sur sa poitrine, elle se tenait là tel un ange déchu, déterminée.

Une silhouette serra un peu plus ses jambes contre sa poitrine pour se rapprocher au mieux de la statue afin de s'y réfugier du mieux qu'elle pouvait, labile sur un rocher à l'abri de la vase, le bout de ses orteils fébriles. La pluie ne durait jamais très longtemps mais avait le don d'effrayer les âmes qui résidaient dans ce monde sans lumière.

Lorsque celle-ci s'apaisa, l'ombre quitta sa cachette de substitution d'un seul bond au-dessus du lagon, et s'élança dans l'obscurité, guidée par ses yeux nyctalopes à travers la cité underground de Hemeralopia. Pas très rapide, elle parvint toutefois au-dessus d'un petit village caché dans le creux d'une montagne bien avant l'heure du Gurges Aterstice. L'accès était aussi abscons qu'il ne demandait un peu de savoir-faire. L'ombre s'approcha d'un sentier de lianes et l'utilisa pour se hisser jusqu'en bas de la façade rocheuse. Elle faillit ne lâcher sa prise que deux fois cette fois-ci. Elle n'a jamais été très adroite mais ces lianes étaient le seul accès pour approcher le village et elle devait bien s'y faire si elle espérait pouvoir profiter encore longtemps de ses balades. Mais peut-être bien que cette balade était la dernière ; elle ne pourrait pas le savoir.

La silhouette rasa le mur des maisons en pierre et s'arrêta sous la fenêtre de l'une d'elles, happée par l'aura si particulière d'une jeune âme, jeune tout comme elle. Elle se hissa sur la pointe de ses orteils pour guigner à travers l'ouverture et aperçut une seconde silhouette, méconnaissable dans le noir qu'elle, pourtant, distinguait à merveille. La seconde âme avait lié ses cheveux mi-longs pour dégager son visage et avait vêtu le vêtement traditionnel en l'occasion du plus grand jour de sa vie.

La veille de leurs dix-huit ans, les jeunes Hemeralopiens devaient se confronter au Vide pour la première fois de leur existence afin de connaître le sort de leur âme, le genre qui leur sera assigné, la destinée que l'univers réservait pour eux. Avant cela, ces enfants n'étaient que des êtres sans identité propre, aimés de leurs parents de substitution et protégés jusqu'au jour du Gurges Aterstice. C'était un rite de passage qui était rythmé par des chants et des danses.

La silhouette disparut lorsque l'âme tourna ses yeux pâles en direction de la fenêtre, comme si elle avait senti une seconde présence. Ne souhaitant la déconcentrer davantage, elle décida de se diriger jusqu'à chez elle, auprès de ses parents qui devaient certainement l'attendre. Dans sa maison, un grand feu avait été allumé pour réchauffer la pièce. Éclairée, l'ombre n'en fut plus une et dévoila son air angélique et ses yeux pourpres. Ses cheveux blonds éthérés encadraient son visage comme deux mains aimantes. Une première femme était affalée dans un fauteuil de tissu duveteux, ses longs cheveux cendrés cascadant sur sa généreuse poitrine. Cette dernière était gracieusement mise en valeur par un joli corset floral qu'elle n'avait pas encore serré. Une seconde femme, plus petite mais aussi plus robuste, descendait prudemment les escaliers avec un bout de tissu blanc pliée dans ses bras.

« Emy, te voilà ! Tu arrives juste à temps pour te changer, viens. »

La surnommée Emy ne s'exécuta pas tout de suite. Ses pupilles restèrent figées sur la nouvelle arrivante.

« Qu'est-ce que je dois mettre ?

- C'est ton péplos, mon ange. Pour ce soir. »

Elle n'aimait pas ce surnom car il n'évoquait rien pour elle mais elle avait pris l'habitude de ne pas froisser sa mère. La première femme sourit tendrement et se leva du fauteuil. La jeune âme accepta le péplos entre ses mains pour que sa maman puisse se faire serrer le corset.

« Je vais aller me changer, dans ce cas... »

Laissant dans la pièce ses parents seuls, elle emprunta le petit escalier qui menait jusqu'au grenier et se hissa à travers une étroite ouverture afin d'accéder à la partie cachée de l'étage. Dans le noir, ses yeux lui permirent de trouver sa couronne de fleurs qu'elle avait commencé à tisser. Elle sortit de son sac en toile quelques marguerites qu'elle avait trouvées pendant sa balade peu avant la pluie, et termina son œuvre. Elle troqua son chiton de lin pour le péplos, une belle tunique qui dévoilait ses taches de rousseur sur ses épaules nues et ses grains de beauté le long de ses bras. L'âme avait l'apparence d'une jeune femme mais elle n'était en rien sexualisée. Ses mères, elles n'étaient pas vraiment les siennes ; juste deux âmes nées le même jour, que les Moires avaient refusées et qui avaient, le lendemain de la fête, pour leurs dix-huit ans, hérité d'un bébé que l'Univers leur avait fait baptiser Emynoë, car il avait vu en cet âme quelqu'un qui n'abandonnera jamais, même quand il n'y aura plus rien à conquérir.

Emynoë observa sa couronne de fleurs et sentit le doute et la peur lui tordre l'estomac. Ce jour-là, ils seront deux jeunes aux Gurges Aterstice, exactement comme ses mères. L'autre âme avait été baptisée Soel, mais Emy savait que ces noms ne voulaient rien dire, tout comme leur apparence et leurs souvenirs. Ses mains, elles étaient pâles car il n'y avait aucune lumière, mais aussi translucides qu'un spectre. Ce jour-là, elle devra faire ses adieux à un monde qui l'avait bercée pendant presque dix-huit ans. Peut-être que le lendemain, elle deviendra une maman, ou peut-être qu'elle sera l'enfant d'une autre mère, à la surface, bien vivantes. Elle ne voulait pas quitter son village, elle ne voulait pas vivre si cela impliquait quitter les deux femmes qui l'ont élevée.

« Emy, montre-nous comme tu es belle ! »

La jeune âme retrouva les deux autres au rez-de-chaussée, sous la lumière vive du feu de cheminée. Son péplos était blanc pur, c'était la première fois qu'elle l'enfilait depuis qu'elle l'avait essayé la semaine dernière. Sa couronne de fleurs dans ses mains, elle fixa ses pieds nues en se pinçant les lèvres. Elle prit une grande inspiration et sourit à ses mamans.

« Je suis prête. »

*


Tous les villageois de Volcano s'étaient regroupés sur la place, ils devaient être trois centaines à danser et offrir des fleurs aux âmes qui ont veillées sur elles. Plusieurs générations d'âmes honoraient leurs présences en portant les tout-petits sur leurs genoux ou en offrant leur bénédiction aux deux enfants du monde, roi et reine de la soirée. Emynoë guettait Soel du coin de l'œil. Bien qu'ils voient tous parfaitement dans l'obscurité, des feux follets azurs se baladaient d'un toit à l'autre et des lampions décoraient la place, réchauffaient les lieux, bénissaient le rituel d'une lumière presque rare. La pluie ne devrait plus revenir mais des tentes en toiles avaient été placées dans le doute. Soel était un jeune esprit à l'apparence masculine, avec des cheveux sombres et des yeux clairs. Son teint translucide lui donnait l'air d'être gelé mais ses joues rouges prouvaient le contraire. Il était assis sur un tabouret, juste à côté d'une femme solitaire qui avait tendrement posé sa main sur la sienne, et qui semblait lui parler doucement. Soel hochait la tête, le regard vide. Il ne voulait pas être là non plus, visiblement.

Les parents d'Emynoë s'approchèrent de leur fille avec un panier de fruits chacune.

« Tu en veux une ? »

Elle prit une pomme bien rouge avec un sourire forcé et prit une respiration difficile. Elle n'avait même pas faim. Elle garda le fruit dans sa main, celle qui ne tenait pas la couronne. La femme au corset floral s'accroupit devant sa fille. Elle avait le regard aimant d'une mère fière et semblait attristée de la voir aussi agitée.

« Il ne faut pas avoir peur, les Moires sont justes. Les divinités choisiront ce qui sera le mieux pour toi, laisse-leur simplement le temps de tisser le nœud de ta destinée. S'il le faut, les Moires le déferont. Et si le nœud est solide, ton avenir sera tissé et tu naîtras. Mais jamais on ne t'oubliera, mon Ange.

- Et si je nais, vous deviendrez quoi sans moi ?

- Une nouvelle âme nous sera attribuée, mon Amour, que tu restes ou non. Mais n'oublie pas que nous t'aimerons toujours et pour l'éternité, même si nos souvenirs seront effacés. »

Oui, évidemment, pour remplacer les âmes qui s'en allait, d'autres apparaissaient. Un éclat de tristesse traversa l'air soucieux d'Emynoë. Elle se sentait remplacée, mais c'était la destinée de chacune. Un jour, les vieilles âmes redeviendront des bébés, et peut-être seront-elles enfin prêtes à naître. Seul le jugement des Moires leur dira. En attendant, la réincarnation des âmes d'Asphodèle perdura. Un jour, peut-être, toutes celles qui participaient aux festivités s'y retrouveront, sans souvenir d'avoir été un jour une grande famille...

« Je n'ai pas envie de vivre. Je veux rester ici, avec vous.

- Si tu restes, tu deviendras la meilleure mère qui puisse exister à Hemeralopia, mais aussi la meilleure des grandes sœurs, la rassura la plus âgée des deux âmes avant de la prendre dans ses bras. »

Oui, c'était vrai que peu importait sa destinée, ses parents devront accueillir une nouvelle âme. Car elle n'aura plus besoin de leur protection. Voilà une raison de plus pour rester : pour veiller sur les nouvelles âmes. En réalité, Emynoë avait simplement peur de ce qui l'attendait.

**

Trois grands coups de gong retentirent dans le creux de la montagne. Les villageois s'étaient tus et observaient le Vide au-dessus d'eux : un noir profond que l'on racontait orageux et colérique, d'où les pluies, mais au-delà duquel l'autre côté du creux terrestre existait. S'il pouvait avoir un peu de lumière dans les souterrains, peut-être qu'ils percevront les montagnes et les plaines au-dessus de leurs têtes. Ils ne pouvaient pas deviner que même en plein jour, la distance ne le permettrait pas.

Emynoë et Soel se tenaient au centre d'un large cercle d'âmes. Il était déroutant pour Emy de se faire emprisonner ainsi. Elle se demanda ce que pensait son camarade... Ils ne se connaissaient pas vraiment, ne se parlaient que très peu mais avaient bien joué ensemble étant plus petits. L'esprit baptisé Soel avait le regard perdu de quelqu'un qui n'avait rien à perdre, rien à gagner. Emy lui offrit un petit sourire qu'il imita sans le réaliser.

« Tu as fait tes adieux à ta mère ? demanda l'âme en posant sa couronne d'iris et de marguerites sur la tête.

- On n'en a pas besoin, répondit la deuxième. Peut-être que je ne partirai pas et tout ça aura été vain, expliqua Soel en réajustant la sienne, ornée de ce qui semblait être des gardénias et des cyprès. Et toi ?

- Oui. Je ne voulais pas avoir de regret si jamais les Moires décidaient de me faire vivre. »

Les deux jeunes âmes tournèrent la tête vers le haut et un silence lourd s'imposa tout autour d'elles. Leurs corps se soulevèrent de concert dans une lueur magique qui attira comme un aimant une boule de chaleur bleue exactement là où se trouvait le cœur. Emynoë avait le vertige et ne réalisa que maintenant qu'elle n'avait pas lâché sa pomme, autour de laquelle la forme de sa main épousait avec appréhension.

Et au fur et à mesure que la distance les séparait du sol, les visages éclairés de flammes s'épanouirent et bientôt, les deux esprits furent seuls dans le noir, au centre le plus profond de la Terre...

Tout était silencieux.

Tout était enténébré.

Rien n'était visible, par même les nuages, signe qu'il n'y en avait peut-être plus pour ce soir.

Emynoë ne percevait rien... Rien à part les pulsations de la boule chaude au fond de sa poitrine, qui frappait dans son corps irrégulièrement. Elle n'était pas encore née qu'elle ne s'était jamais sentie aussi proche de mourir. La peur était une émotion qui la submergeait tellement qu'elle se sentait apéirophobe, achluophobe, terrifiée... Non loin d'elle, elle percevait une respiration. Sa gorge était serrée mais elle parvenu à formuler une question.

« Soel ? Tu es là ?

- Oui, juste ici !

- Où ça ? Je ne vois rien ! »

Elle essayait de battre des bras et des jambes pour se mouvoir mais elle ne sut si cela fonctionnait. Sa tête tournait et elle craignait de tomber d'un côté ou de l'autre de la Terre. Pour s'apaiser, elle tendit sa pomme devant elle et se surprit à la voir parfaitement bien, signe que ses yeux nyctalopes fonctionnaient à merveille. Elle lâcha son fruit pour voir où elle tombera, et la pomme s'immobilisa dans l'air... Quelques secondes... Emy envoya une pichenette dedans, et le fruit disparut d'un côté qu'elle réalisa ne pas savoir si elle était la bonne. Après tout, elle était au centre de la Terre, là où tout se rejoignait...Elle regretta aussitôt d'avoir perdu son fruit.

Elle se retourna pour voir si elle pouvait distinguer quelque chose d'autre, et ce fut là qu'elle trouva Soel, qui nageait jusqu'à elle.

« Donne-moi ta main ! »

Elle s'exécuta sans broncher et après quelques vaines tentatives, les deux âmes empoignèrent le poignet de l'autre et se tirèrent chacune dans les bras de l'autre. Ainsi, elles se sentirent en sécurité, maintenues contre le corps de l'âme qui partageait le meilleur et le pire jour de leur pseudo-existence.

« Soel, Emynoë, enfants de Volcano, déclara une voix échoïque de trois divinités qui figèrent les deux âmes sur place. Il est l'heure de connaître le destin qui vous sera attribué... »

Un silence s'abattit sur eux deux et les esprits s'apaisèrent doucement.

« Je pensais que c'était instantané, souffla Emynoë.

- Moi aussi. C'est peut-être plus long que ce qu'on croit, de tisser une vie.

- Tu crois qu'ils vont tisser toute la vie pour prendre leur décision ? Ou ils vont juste tisser le début et voir si ça parait correct ?

- Je n'en sais rien, c'est long comment, une vie, selon toi ?

- Je n'en sais rien. Peut-être dix-huit ans.

- Non, nous avons des âmes qui sont là depuis bien plus longtemps, dit-il en secouant la tête. Les Hommes doivent vivre plus longtemps... Peut-être cent, comme ici ?

- Tu sembles bien connaître ton sujet, déclara Emynoë qui nicha son visage au creux du cou de son camarade. Pourquoi tu me poses la question ?

- Tu imagines ? Ces âmes n'ont cent ans que dans peu d'orages et ils ont l'air de fruits secs. »

Emy haussa des épaules, réprimant son sourire. Elle ne releva pas qu'il n'avait pas répondu.

« Je n'ai pas envie de devenir vieux, décida Soel d'une voix ferme. Je préférerais mourir jeune. Comme ça, si le Dieu Hadès ne nous a pas menti, ce sera la forme que je garderais aux Enfers.

- Personne n'a envie de mourir jeune, s'enquit Emynoë en ouvrant grand les yeux. Autant vivre le plus vieux possible.

- Et connaître la souffrance d'un corps malade ? Non, je ne vois pas ce qui a de génial à connaître la vieillesse. Ici, c'est la destinée auxquelles on devra faire face. Mais les âmes ne souffrent pas. Les Hommes, en revanche, souffrent, c'est un fait que tout le monde connait. C'est ce que nous racontent les anciens, rappelle-toi.

- Quand Hadès est descendu des Enfers pour mettre de l'ordre à Hemeralopia tu dis ? C'était il y a longtemps, comment peut-on être sûrs que ses paroles n'ont pas été modifiées avec le temps ?

- C'est à toi de me le dire, Emynoë. Si tu veux le savoir, il va falloir naître.

- On n'aura aucun souvenir d'ici, Soel, se défendit Emy qui ne se sentait que trop bien contre le corps chaud de la seconde âme. Si tu veux le savoir, il va falloir vivre toi aussi.

- Je t'avoue que je suis curieux, mais je ne sais pas si c'est la destinée que j'attends...

- Tu dis ça parce que tu n'as pas fait tes adieux ? »

Le silence qui s'en suivit fit déglutir Emy. En relevant doucement la tête, elle découvrit le visage de son camarade tourné sur le côté, triste et vide.

« Je n'avais pas... envie... de faire mes adieux.

- Tu as peur ?

- Hm ?

- Tu as peur de ce qu'il se passe maintenant ?

- Un peu. J'appréhende énormément. Et toi ?

- Je suis complétement effrayée. »

Comme les Moires n'étaient toujours pas réapparus, ils continuèrent de discuter en les oubliant un tout petit peu.

« Je peux faire quelque chose pour toi ?

- Non, mais merci de demander... Je crois que j'ai juste envie d'avoir une réponse, qu'on en finisse. »

Emynoë sentit une main dans son dos. Elle devina que Soel voulait tout de même la rassurer.

« Tu préférerais naître sur Terre, ou résider à Hemeralopia jusqu'à tes cent ans avant de pouvoir retenter ta chance dans cent dix-huit ans ?

- Hemeralopia, pour rester auprès de mes parents. Et toi Soel ?

- Je veux vivre à fond pour pouvoir partir le plus tôt possible et mener une vie paisible aux Enfers pour l'éternité.

- C'est long l'éternité.

- Ce sera sûrement plus lumineux qu'ici.

- On raconte que les âmes perdent leur capacité à voir dans le noir.

- C'est ce qu'on raconte, en effet, répondit le jeune homme d'une voix douce. J'aimerais voir le Soleil.

- Ce Soleil m'a l'air inquiétant. C'est chaud et énorme d'après Apollon.

- Il apporte la lumière. La lumière qui nous permettra de mieux voir, plus loin, plus précisément, plus coloré. Ça ne te frustre pas de ne pas distinguer les couleurs du monde ?

- Non, je ne sais pas, je devrais ?

- Est-ce que ça t'évoque quelque chose, même ? »

Emy fronça des sourcils en réfléchissant, le front maintenant collé contre le torse de Soel, qui portait une robe blanche sans manche, laissant à l'air libre ses bras épais et forts.

« Les couleurs... C'est une apparence, ce n'est pas important.

- On raconte que les couleurs réveillent des émotions en nous. Le rouge pour la colère, le bleu pour la tristesse, par exemple. »

La jeune fille leva ses yeux et se plongea dans les iris de Soel.

« Je crois que tes yeux sont gris violacés, déclara-t-il. Là, je les perçois gris, mais uniquement parce qu'il n'y a pas de lumière.

- Ils sont pourpres, ce sont mes parents qui l'ont dit. Les tiens sont clairs, poursuivit-elle en fouillant dans ses souvenirs.

- Ils sont bleus.

- Ils ne m'évoquent pas de la tristesse, répliqua Emy qui ne comprenait pas.

- Alors quoi, dans ce cas ? »

Les yeux de Soel lui évoquaient beaucoup de choses : la passion, la détermination, l'aventure, la crainte...

« Ils me font penser aux myosotis dans le champ d'Hera.

- Comment sais-tu la couleur qu'elles ont ?

- C'est un gris qui y ressemble. Les couleurs sont grises dans le noir. Mais une fois j'en ai cueilli pour ma maman. Elle adore les bouquets. Ma mère m'avait expliqué qu'ils étaient bleus comme le ciel. »

Soel demeura silencieux un instant. Emynoë fixa la seconde âme droit dans les yeux, ses bras autour des hanches de la plus grande de taille. Soel ne rendait pas son regard mais semblait pensif. Il fronça des sourcils et les muscles d'Emy se contractèrent.

« Tout va bien ? »

L'esprit ouvrit la bouche pour lui répondre, mais se retreint dans ses paroles.

« Je ne sais pas... Le ciel ne m'évoque pas grand-chose.

- Parce que le Soleil si ?

- Oui, parce que tout le monde rêve de le voir. Le ciel, c'est juste un vide encore plus grand. Le Soleil au moins a une fin.

- Comme nous ?

- On finira par se réincarner, Emynoë, déclara Soel. Ce n'est pas une fin en soit, la Mort, vue qu'elle permet d'accéder à une autre partie de la Vie. »

Tout redevint silencieux. Emynoë fut contrainte d'être d'accord avec son camarade, pour une fois.

« Dis, j'aimerais savoir...

- Oui, Soel ?

- Si tu devais vivre, quel serait ton but dans la vie ? »

L'âme n'avait pas grand-chose en tête.

« J'aimerai avoir un enfant.

- Tu peux devenir parent ici, à Hemeralopia, décréta le plus grand comme s'il n'était pas satisfait de sa réponse.

- C'est pour ça que ça ne me sert à rien de vivre, expliqua Emy. J'ai pas de projet de vie. Si je nais, il me faudra trouver un objectif, des passions, des trucs à faire et ça me fatigue rien que d'y penser. J'ai juste envie de devenir une maman, avoir un petit être à m'occuper et faire épanouir. Et si je vie, j'aurai trop peur de mourir trop vite, parce que je serai frustrée de ne rien avoir fait de ma vie.

- Mais tu viens de dire que tu n'as rien envie de faire de ta vie à part avoir un enfant.

- C'est vrai. Mais c'est plus difficile de regretter quelque chose qu'on aurait pu faire que si tu n'en avais pas la possibilité, c'est comme si tu avais gâché une chance qu'on t'a accordé et pas à quelqu'un d'autre.

- Donc si je résume bien... tu ne veux pas vivre, mais si ça devait se faire, tu voudrais vivre le plus longtemps possible ?

- Ne pense pas que c'est bizarre, toi tu veux vivre à tout prix et te foutre en l'air avant que les premiers signes de vieillesse apparaissent. »

Emy frissonna lorsqu'elle entendit Soel rire doucement tout contre elle.

« Oh, Emynoë... C'est plus complexe que ça. Tu sais, la vie, ça sert à s'épanouir, être heureux, profiter de faire des choses qu'on aime et partir dans une jouissance infinie. Je veux être un Soleil. Je veux brûler autant que possible et m'éteindre lorsque cela se terminera. Je veux une vie remplie d'aventures, de joie, d'expériences... Je veux être heureux.

- ... Et te suicider lorsque la vie n'en vaudra plus la peine. Si les Moires valident ton plan de carrière, alors je ne sais pas où va le monde. »

Soel posa sa main sur la joue d'Emy, si tendrement qu'elle en frissonna.

« J'espère que tu trouveras le goût de vivre, Emynoë, sincèrement. Vivre, c'est la plus belle promesse qu'on nous ait faite depuis que nous existons.

- Tu n'as plus peur ?

- Si, mais nous ne pouvons rien y faire... C'est moins effrayant d'être ici à deux que tout seul.

- Et tu penses qu'il faut commencer à vivre pour être heureux ?

- ... Je pense qu'il faut être heureux pour commencer à vivre.

- Tu l'es, Soel ? Tu es heureux ici ? »

Soel ouvrit la bouche, mais le Vide trembla et le stoppa avant même qu'il puisse répondre. Leur prise se resserra et Emy réalisa que Soel, malgré leurs derniers échanges, sembla le plus apeuré des deux. Il tremblait et chercha à s'agripper davantage contre elle.

«Votre destinée a été décidée, s'exclamèrent à l'unisson les trois divinités, dont la voix résonna autour de d'eux. L'une de vous deux ira sur Terre vivre la vie qui lui aura été tissée, et l'autre demeurera à Hemeralopia, où lui sera assigné une nouvelle âme pour les dix-huit prochaines années. Sachez que notre jugement se repose sur l'avenir commun du monde mais aussi et surtout, si vous êtes prêtes à vivre. »

Soel et Emynoë bloquèrent leur respiration. Fébrilement, elles se séparèrent pour le verdict final. Les deux âmes se tenaient fermement la main, chaude et réconfortante, pour ne pas flancher devant ce qui sera la plus grande décision de leur existence.

« Emynoë... Vous allez vous réveiller dans le monde des vivants dès que Soel retrouvera ses terres. Soel, lorsque vous reviendrez à Hemeralopia, demain le jour de vos dix-huit ans, une âme naîtra dans le champ d'Hera et elle vous le confiera.

- Q-quoi ? Non, S-Soel voulait vivre ! hurla Emy qui sentait ses yeux piquer. Vous ne pouvez pas lui faire ça, laissez-moi m'occuper de cette âme !

- S'il vous plait, pitié, laissez-moi naître ! implora son ami en regardant au-dessus de lui, là où pourtant ils ne voyaient rien. Je vous promets que je suis prêt à vivre !

- Il n'en est pas ainsi, Soel. Le jugement a été rendu, notre décision ne peut être révoquée. Votre mère vous accompagnera demain au champ d'Hera. Nous nous reverrons dans cent-dix-huit ans, lorsque votre âme sera parvenue à maturation. Cette expérience de parentalité est une chance de vous découvrir jusqu'à ce que vous soyez réellement prêtes. »

Emy et Soel se regardèrent droit dans les yeux, larmoyants et horrifiés. Même si les Moires le voyaient, elle ne se sentait en rien prête à vivre. Elle ne savait pas ce qu'elle voulait faire de sa vie. Elle ne savait rien.

« Au revoir, Emynoë, murmura Soel d'une voix si brisée qu'elle en eu les frissons. »

Elle voulait lui promettre de le retrouver lors d'une prochaine vie, lui montrer le Soleil et lui décrire le bleu du ciel, mais elle n'eut le temps de ne rien dire. Absolument rien. Le néant les engouffra. Emynoë se sentit nauséeuse et gelée, elle hurla le prénom de l'âme qui avait disparu, et bientôt, elle se sentit décomposée, chahutée ; elle avait le vertige... Et ce fut brutal. Elle ne saurait dire combien de temps s'était écoulé depuis le néant, mais les pleurs d'un bébé envahissaient à présent la salle blanche et le trop de lumière explosa tout autour d'elle.

« Félicitation, c'est un très beau bébé ! »

Elle se sentait gelée mais lorsqu'on la redéposa contre une surface lisse, elle avait chaud... Elle se sentait bien... Et dès lors qu'elle mit un terme à son cri, et elle ne se souvint de rien.

Rien du tout.

Sa mémoire était aussi vide que le centre de la Terre.

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