9. Le pont


(1200 mots)

Je t'ai entendu. Tu te demandais : un dieu me juge-t-il ?

Pourquoi te poserais-tu une telle question, si tu agissais de manière morale ?

Kaldor, Principes


À la formation de l'Imperium, la déesse-impératrice Justitia avait apporté à ses sujets la technologie permettant de stabiliser les ponts d'Arcs, ces structures incorporelles qui reliaient les systèmes accessibles, clés du voyage interstellaire. Qui avait bâti ces ponts ? Qui avait tracé ces lignes dans la structure de l'espace ? Ce n'était pas Justitia elle-même. Bien qu'elle eût étudié le phénomène, la déesse était venue après la race des mystérieux bâtisseurs.

Changeant selon l'angle de vue, invisible dans la plupart des fréquences lumineuses, le pont d'Arcs dont ils s'approchaient apparaissait sur l'écran principal de la salle de commande, sous la forme d'une image de faible définition, captée dans l'ultraviolet et retraitée par un filtre analogique.

La déformation d'espace avait une amplitude de près d'une lieue impériale, largement de quoi engloutir la canonnière de Catius et toute la Troisième Légion. Ces appareils lourds, dotés de puissants moteurs, étaient conçus pour résister au transfert de leur matière d'un point à l'autre de l'espace.

« À quelle distance sommes-nous ? demanda le centurion en s'appuyant sur l'accoudoir de son fauteuil.

— Deux cent mille lieues. Cent quatre-vingt quinze. Cent quatre-vingt dix, égrena le pilote chargé de la trajectoire d'approche.

— Vous savez ce que vous avez à faire.

— Nous allumons les stabilisateurs. »

Pour gagner son passage à travers l'immensité sombre, pour braver les lois de la réalité, il fallait nourrir le pont d'une énergie radiative, produite par des générateurs dédiés. Seuls les plus gros vaisseaux de l'Imperium pouvaient se permettre de voyager entre les systèmes – d'où la vaine tentative de Tivan de s'emparer de celui-ci.

« C'est allumé, dit le pilote. Nous sommes montés à mille. Deux mille. Dix mille. Cent mille. Un million. Le régime stable a été atteint. »

Toutes proportions gardées vis-à-vis de la démesure des astres, le pont d'Arcs était une fine aiguille percée dans la toile de la réalité. Pour l'atteindre, il fallait calculer une trajectoire précise au millième de degré – compte tenu des vitesses habituelles des vaisseaux de l'Imperium.

Sûre d'atteindre son objectif, la canonnière accélérait maintenant à pleine puissance, afin de passer un minimum de temps dans le pont. Dans l'Imperium, les accidents spatiaux les plus courants impliquaient des navettes sol-orbite ; fuite de dioxygène, rupture d'étanchéité, explosion de réservoirs de carburants. Mais les plus marquants concernaient des vaisseaux pris au piège d'un pont d'Arcs, en raison de leur comportement imprévisible.

« Nous sommes en train de traverser l'horizon du pont » indiqua le pilote.

Catius écrasa son poing sur l'accoudoir. Une goutte de sueur perlait sur sa tempe. Une sourde terreur l'emplissait. En cet instant, ils dépendaient tous du bon vouloir d'une absurdité cosmique, de concepteur inconnu, puissante, intransigeante et qui ne pardonnait aucune erreur.

Un jour, alors que la Deuxième Légion retournait à Sol Neredia, les stabilisateurs du vaisseau amiral ne s'étaient pas allumés correctement. La flotte en marche vers le pont n'avait pas pu décélérer à temps – gourmands en énergie, les stabilisateurs ne pouvaient être mis en marche qu'au dernier moment.

Aux abords du pont, les frégates s'étaient écrasées contre un espace devenu totalement rigide. Propulsées à plus de mille lieues par seconde, il n'en restait plus qu'un nuage de poussière. Le vaisseau amiral avait pourtant pu passer l'horizon. Au-delà se trouvait la zone intermédiaire, le tunnel en lui-même, une région artificielle où ne parvenait nulle lumière extérieure. Il n'était jamais ressorti de l'autre côté.

Le Sénat avait mandaté une enquête, qui avait accumulé les spéculations superflues. Le vaisseau aurait pu être désintégré dès son entrée. Peut-être avait-il surgi intact, mais dans une toute autre région de l'espace, ou un lointain futur. Pour les légionnaires, pour la majorité superstitieuse de l'empire, ces hommes étaient devenus des fantômes, d'éternels sans-terre tourmentés. Entre les étoiles, dans ces régions vides en apparence, qui accaparent le regard du voyageur spatial, rôdait la Deuxième Légion.

Appelées lors de chaque campagne coloniale, escortant les navires de marchandises et les frégates des percepteurs impériaux, les légions voyageaient beaucoup. Ceux qui avaient quelque expérience des ponts d'Arcs disaient souvent, à demi-mot, avoir senti auprès de ces objets une présence étrangère. Produit d'une civilisation stellaire, les ponts étaient des outils trop complexes pour ne pas avoir acquis leur propre conscience.

Les jugeaient-ils, en ce moment même ?

Dans ce cas, pourquoi Catius tremblait-il ? Il n'avait rien à se reprocher, pas plus que tous ceux qui, avant lui, avaient gagné leur droit de passage.

La canonnière se mit à vibrer. Derrière la vitre de la salle de commande se déployait une nébuleuse rougeâtre, dont les filaments de méduse semblaient s'entrouvrir. Aberration de l'espace, le pont était le théâtre de nombreuses illusions d'optiques. Des mirages inversés de la canonnière et des autres vaisseaux semblèrent se jeter sur eux tels des spectres. Puis de grandes failles obscures déchirèrent les fibres lumineuses. L'espace devint uniformément noir.

« Ne voyez-vous pas quelque chose ? » dit un pilote à voix basse, doutant de lui-même.

Un vaisseau les précédait dans le tunnel ! La Deuxième Légion !

Catius ferma les yeux, les rouvrit. Rien. Ces flots de mystère qui baignaient les ponts d'Arcs encourageaient toutes les hallucinations ; le cerveau peuplait cette nuit sans étoiles de ses propres inventions.

Un des légionnaires tenait en main un chronomètre. Leur avenir dépendait de ces secondes. Les stabilisateurs n'avaient qu'une durée de fonctionnement limitée, mais le pont d'Arcs enfermait un tunnel artificiel, extensible comme un boyau animal. De lui seul dépendait la distance à franchir.

« Où en sommes-nous ? demanda Catius.

— Dix secondes. Onze. Douze. »

C'était trop long.

« N'y a-t-il pas moyen d'accélérer ? lança le centurion.

— Nous sommes déjà au maximum. Plus vite, nous ne pourrions pas éviter l'anneau. »

Le pont d'Arcs de Sol Neredia, unique porte d'entrée et de sortie du système, était doté d'une masse gravitationnelle évaluée à celle d'une petite lune. Il orbitait lui aussi autour de l'étoile. Les nombreux vaisseaux de l'Imperium qui s'étaient écrasés contre lui, les expériences ratées de Justitia, avaient formé un banc de débris circulaire, dont l'angle changeant imposait la prudence. Plusieurs centurions trop confiants, pressés de retourner sur leur planète natale, avaient rejoint ce cimetière.

« Dans ce cas, augmentez la puissance des stabilisateurs.

— Impossible. Hors du régime nominal, le régulateur automatique va arrêter la fusion du cœur. Ça ou les réacteurs exploseront.

— Vingt secondes.

— Combien de temps peuvent-ils encore fonctionner ?

— Je ne sais pas ! »

Une main se posa sur son épaule.

« Tout ira bien, centurion » dit Othon d'une voix calme, sans inflexion.

Le jeune homme portait une tunique sans manches. Catius remarqua pour la première fois les impressionnantes cicatrices sur son bras gauche et son épaule. On aurait dit les blessures d'un gladiateur labouré par les griffes d'un fauve.

« Qu'en savez-vous ? »

Pour toute réponse, Othon désigna la vitre du menton. Des rideaux de fibres rouges réapparaissaient sur les côtés, comme des algues colonisant l'espace. Ils se multiplièrent, s'éloignèrent, se rapprochèrent – ce n'étaient que les aberrations optiques habituelles.

« Les stabilisateurs sont en train de s'arrêter. »

La canonnière émergea enfin dans le système Neredia. Les pilotes se jetèrent sur leurs moniteurs pour appliquer à vue les corrections de trajectoire indispensable. Catius tendit le cou ; le rideau de débris se trouvait au-dessus d'eux, à plus de dix mille lieues. Quelques points lumineux à peine visibles par l'œil humain.

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