8. Une flamme


(1400 mots)

Avant de prendre son essor, le fait religieux a commencé chez les ancêtres des humains actuels avec les premiers rites funéraires.

Et la morale ?

Peut-être a-t-elle commencé avec le premier rite funéraire accompli pour son propre ennemi.

C'était loin d'être une évidence. Souvenons-nous d'Achille traînant le corps d'Hector derrière son char. Il fallut toutes les supplications du roi Priam pour que le demi-dieu revienne à la raison.

Caelus, Histoire de l'Omnimonde


Un humain, quel qu'il soit, mérite une cérémonie funéraire, ou un dernier hommage. Aucun ordre n'avait été donné à Catius à ce sujet, mais il avait promptement agi.

Même morts dans l'espace et à moins qu'il soit impossible de récupérer ou de conserver leurs corps, les légionnaires seraient brûlés sur le sol d'une planète. Telle le voulait la tradition qui imposait, par conséquent, de rejoindre la colonie la plus proche.

Derrière le petit groupe de légionnaires s'étendait la mangrove de Nemus, une étendue boueuse dont les arbres tordus, aux racines couvertes d'une écume verdâtre et baveuse, s'enchevêtraient sur des kilomètres. Devant eux, la grande place de la colonie, un dallage de pierre sommaire, posé sur une forêt de pilotis plantés dans la terre marécageuse, pour assurer sa stabilité.

Deux bûchers séparés avaient été dressés. Celui des hommes de la Troisième Légion, celui des rebelles. Un prêtre d'Aton de bas rang fit un office bref, déclamant quelque poncif sur la nature divine de la flamme qui emporterait les légionnaires – l'oiseau de feu, le phénix, la libération des entraves du temps. Catius ne l'écouta qu'à moitié. Il observait Tivan. En tenue de prisonnier, ce dernier se distinguait nettement du groupe. Tandis que le prêtre terminait son discours, Catius crut le voir esquisser un fin sourire moqueur.

Lorsque ce fut fait, Catius se tourna vers le renégat.

« À ton tour, dit-il. Honore tes hommes. Prononce les mots qu'ils souhaiteraient entendre. Quoi que vous fassiez dans le culte kaldarien. »

Le feu montait déjà du premier bûcher lorsque Catius passa la torche à Tivan. Leurs regards se croisèrent. Il vit une étincelle de défi dans le regard du renégat, qui ébranla un instant ses pensées. On avait détaché Tivan pour la cérémonie. Envisageait-il de s'enfuir ? Il était encerclé de légionnaires ; la colonie toute entière, petite ville de pierre et de paille, était de nouveau aux mains de l'empire ; la mangrove ne lui offrirait aucun échappatoire. Pourtant Catius se sentit pris au piège d'un plan de plus vaste ampleur, comme si Tivan avait prévu sa capture et que, d'un claquement de doigts, il renverserait la situation à son avantage.

« Je te remercie de ta sollicitude, centurion, dit-il en approchant le flambeau de l'empilement de bois sec. Mais je n'ai rien à dire aux morts. Nous pouvons parier sur les vies supplémentaires dans l'au-delà, nous pouvons y croire ; mais au final, seul compte pour ce monde-ci ce que nous y aurons fait. »

Des étincelles tombèrent du flambeau qu'il tenait en main. Il retardait son office, comme si la torche représentait son temps de parole, à l'instar des bâtons d'encens brûlés lors des séances du Sénat.

« Du reste, s'exclama-t-il, je n'ai qu'une seule certitude, c'est que nous n'avons rien à apprendre aux morts. Mes mots seront mieux employés si je les destine aux vivants. »

Il fit un demi-tour vers le groupe, brandit fièrement sa torche. Les gardes de Catius firent un pas instinctif dans sa direction, la main sur le glaive.

« Citoyens de l'Imperium ! Légionnaires ! Apprenez que votre dieu Aton n'est rien de plus qu'une flamme semblable à cette torche, qui brûle vivement, dans le but d'éblouir votre regard et votre raison. Aton vous consume. Aton est le parasite de cet empire et de cet univers.

— Blasphème ! couina le prêtre, bien incapable d'égaler le charisme de Tivan.

— Je préfère mille fois insulter un dieu que la vérité elle-même, asséna le renégat. Vous dites que je suis kaldarien, citoyens, car vous imaginez que l'on ne peut que remplacer un dieu par un autre. Mais je suis libre de tout dieu ! Vous persistez à croire que de tels hommes ne peuvent pas exister, mais regardez-moi, regardez-moi attentivement ! Ma morale est plus sûre que la vôtre, mon cœur bat plus fort que les vôtres. Je suis gré à Kaldor de m'avoir enseigné les vérités naturelles de l'âme.

— Assez » gronda Catius.

Tivan jeta alors la flamme sur le bûcher d'un geste las, négligent.

Le centurion fut obligé de remarquer que certains, dans l'assistance, avaient suivi avec attention la diatribe de Tivan. Peut-être même hoché la tête. Tous ne souscrivaient pas à la foi aveugle en Aton. Ceux-là n'avaient aucun problème à se représenter le dieu comme un être certes supérieur, immortel peut-être, mais impermanent. Un autocrate imparfait que seule la nécessité d'une clef de voûte rendait légitime. Les mots de Tivan, même sans les convaincre, leur parvenaient.

Il essaya de se faire une idée du nombre de ses légionnaires qui faisaient semblant, pour la forme, d'avoir foi en Aton. Un quart ? Un tiers ? De ses gardes personnels, qui l'encadraient de près, il retint surtout l'attitude d'Othon. Les mots avaient coulé sur ce jeune homme fort de stature, sans arracher la moindre expression à son visage. Non seulement il ne croyait pas en Aton, mais en outre, il avait déjà entendu un discours semblable.


***


« Pourquoi ressens-tu encore le besoin de faire le malin ? »

Tivan s'appuya aux barreaux d'un air nonchalant.

« Mes hommes sont morts. Je suis emprisonné. À notre retour sur Neredia, le Sénat me fera interroger, puis exécuter – de manière spectaculaire, je suppose. Faire le malin, c'est tout ce qu'il me reste. »

Il leva un sourcil étonné.

« Toi aussi, tu as peur de mes paroles ?

— Le Sénat nous a interdit de communiquer avec les prisonniers.

— Pourtant tu es là.

— En tant que centurion, cette légion est sous ma responsabilité. Je consulte des rapports d'inventaire des objets dangereux transportés à bord, des munitions, des armes. Et je te considère comme un objet dangereux.

— Vous avez donc tous peur de la contamination des idées. Vous doutez donc de votre capacité à convaincre...

— La voix de l'Imperium ne porte pas aussi bien jusqu'aux colonies les plus éloignées. Les rébellions kaldariennes commencent ainsi.

— Oh ? Il y en a eu d'autres ? »

Catius serra les poings. Il se sentait toujours lié à cet homme. Sur le terrain des idées, Tivan se trouvait à un bord, lui à l'autre, et il lui arrivait d'imaginer la situation inverse.

« Est-ce à dire, centurion, que la rébellion devrait éclater à Neredia même, pour qu'elle soit pour toi plus qu'un effet de bord, ou le résultat d'une influence extérieure ?

— Cela n'arrivera pas.

— Le déclin de l'empire arrivera bien un jour ou l'autre.

— Je te l'ai dit : ce serait notre ruine et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour l'empêcher. »

— Je te l'ai dit : l'Imperium est déjà une ruine. Il devra se terminer de toute façon. Lorsque le peuple de Neredia se soulèvera par millions, que feras-tu, Catius ? Tu confonds deux Imperii : il y a l'Imperium réel, et la construction abstraite. Toute l'incertitude de tes choix provient de l'ambiguïté de cette définition. Quel Imperium défendras-tu ? Le Sénat en toge blanche, Aton et ses temples de marbre blanc ? Ou la plèbe poussiéreuse, immense, qui lui dira non ? Tu sais, Catius, l'Imperium réalise la transmutation constante du réel en abstrait. Les gens du Sénat édictent des lois, qui disent aux questeurs combien collecter d'impôt ; tous ces impôts sont pour eux des chiffres, qu'il faut aligner avec les dépenses. Pour les plébéiens, l'impôt est une chose réelle, qu'il faut soustraire de son propre pécule, de sa réserve de grain. Mais le Sénat ignore l'existence de la plèbe. Elle est pour lui inférieure aux abstractions qui l'entourent ; ils croient que le réel est dans leurs chiffres et leurs édits. »

Catius croisa les bras. Ils en avaient terminé.

« Nous traverserons bientôt le pont d'Arcs, indiqua-t-il. Dans quelques jours, nous serons à Neredia.

— Que je me prépare, donc. Toi également. Nous serons tous les deux traînés devant la foule. Toi pour recevoir les honneurs, moi pour mon châtiment. »

Plusieurs fois, le centurion rêva que leurs rôles s'inversaient. Jamais il n'avait le courage de crier à l'injustice, à l'erreur, car il savait, au fond de lui, que leurs positions étaient interchangeables.

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