62. Fantastiques


(1600 mots)

E'ptal va pêcher les gros poissons de Rems.
Je vais essayer tous les alcools, distillés ou non, de l'Omnimonde.
Catius va affronter les chicaneries de la politique impériale.
Les solains vont élever leurs moutons.

Et Kaldor ?
À Kaldor la tâche de s'occuper de nos encombrants souvenirs.
Bonne chance, mon ami.

Barfol, La fois où je portais la moustache


« Les amis, vous avez été fantastiques. Je vous invite tous les deux à une partie de cartes à T'schnitza, si vous avez le temps, bien entendu. »

Barfol se laissa choir dans le fauteuil laissé à son intention.

De son bureau initial, détruit dans une explosion thermonucléaire, l'amiral E'ptal n'avait sauvé ni ses documents confidentiels, ni ses diplômes, ni ses titres épinglés au mur, juste la photo de bord de mer où on la voyait prendre la pose en compagnie d'un remsien.

L'Imperator Catius les avait rejoints ; depuis qu'il était entré dans cette pièce, il n'avait pas desserré la mâchoire, à croire que les sandales lui causaient des cors aux pieds. Il échangea un regard lourd avec l'amirale.

« J'ai manqué quelque chose ? » s'enquit Barfol.

Il leur faudrait encore des jours pour parcourir les épaves à la recherche de survivants. Un omnisaure, le dernier actif dans tout l'Omnimonde, rôdait autour de Jupiter en attendant qu'ils aient terminé. Il viendrait ramasser tous les débris, sans un mot, tel un concierge maniant le balai cosmique ; contrairement au concierge, impossible de lui offrir un petit verre en partant.

« Dites-lui, fit Catius.

— Si c'est un compliment sur ma veste, je l'accepte.

— Nous avons encore un problème, avança l'amirale sans sourciller.

— Oui, vous m'avez l'air un peu pâles, tous les deux.

— Il s'agit d'ordres donnés par Rems.

— Ah, donc ça ne concerne que vous, amirale. Je m'en lave les mains.

— J'ai ordre de veiller à ce que les solains soient tous abattus. »

Barfol se leva d'un bond, chercha une arme à sa ceinture, mais il l'avait laissée en arrivant sur le vaisseau. Quel crétin faisait-il ! Cinquante ans d'expérience de la vie depuis sa naissance à T'schnitza, et toujours aussi innocent des principes retors sur lesquels fonctionnait l'univers !

« Calmez-vous, capitaine. On dirait que vos veines vont éclater.

— Après tout ce que nous avons fait ensemble...

— Nous avons œuvré à un objectif commun, rétorqua l'amirale. Libérer l'Omnimonde de la présence d'Aton. Dès l'instant où Aton et Naglfar ont cessé de représenter une menace, l'Armada Magna a cessé d'exister. Vous devez voir la réalité en face. Je ne vous ai pas invités ici pour un conseil de guerre, mais pour une dernière réunion d'anciens alliés.

— Lorsque nous aurons quitté cette pièce, abonda Catius, Rems, Lazarus, l'Imperium et vous-même, capitaine, nous n'aurons pratiquement plus aucun lien. Nous avons entrepris des efforts considérables pour cette guerre ; nous avons subi de nombreuses pertes. Nos planètes respectives ne peuvent pas comprendre l'ampleur des menaces auxquelles nous avons été confrontés. Elles n'attendent pas de nous des explications confuses quant au dévoreur d'étoiles, à Kaldor et aux solains, mais le silence. Et elles exigent de nous de pouvoir dormir tranquilles.

— Primo, Imperator, c'est à vous de décider ce que veut l'empire, car l'empire, c'est vous. Secundo, je cherche encore, mais je devrais trouver d'ici quelques minutes. »

L'amirale E'ptal joignit les mains, pensive. La connaissant, elle devait avoir longuement réfléchi à ce problème avant d'arriver à une conclusion.

« Lorsque nous rentrerons sur Rems, notre armée sera dissoute. Nos vaisseaux seront démantelés. Les plans seront brûlés. La constitution de l'Armada Magna représentait un choc technologique que notre société n'est pas prête à absorber. Toutes ces mesures ont déjà été prises avant notre départ ; ces ordres viennent de très haut. Nos gouvernants ont conscience de jouer avec le feu. Mais ils ne dormiront pas tranquilles sachant qu'il demeure une menace dont le potentiel n'a pas été pleinement évalué.

— C'est ça que sont les solains ? Une nouvelle menace interplanétaire sur la liste ?

— Vous conviendrez qu'ils sont puissants, à la recherche d'un monde où s'installer, déçus de nombreux espoirs ; s'il leur venait à l'esprit de conquérir Neredia ou Rems, ce serait fait en une nuit, sans douleur, certes ! Et nous n'en serions même pas pleinement conscients. »

Barfol fit les cent pas.

« Vous pensez que vous avez les épaules assez solides pour tuer tous les solains ? Comment comptez-vous vous y prendre ?

— Les gouvernants ont simplement formulé des directives, il n'ont pas fourni tout le protocole.

— Qu'en pensera Kaldor ?

— Kaldor a d'autres chats à fouetter. Il n'est pas revenu depuis la fin de la bataille ; alors que les solains sont toujours parmi nous.

— Et moi ? Je m'oppose pleinement à ce projet. Est-ce que ça veut dire que vous allez me mettre aux fers, ou abattre ma flottille ?

— Ne faites pas l'idiot, capitaine. »

E'ptal échangea de nouveau un regard de connivence avec Catius. Décidément, tout se décidait toujours sans lui ; Barfol n'était jamais qu'une perturbation passagère de fin de discussion, prévisible comme la pluie qui tombe toujours à dix-huit heures à la fin du mois d'août.

« Je souhaitais justement recueillir votre avis sur la question, annonça l'amirale.

— Vous l'avez.

— Je ne souhaite pas exécuter ces ordres. Deux options se trouvent devant moi : mentir à ma planète ou accepter les conséquences de mes actes. Je pourrais être jugée ou emprisonnée pour cela. La sécurité de Rems donne tout pouvoir à ceux qui s'en estiment les garants.

— Je devine comment ça va se finir, dit Barfol en posant les poings sur la table. Mentir pour sauver votre peau, ce n'est pas vraiment la question. Si vos gouvernants apprennent que les solains existent encore, ils n'en dormiront pas la nuit. De crainte, ils garderont les plans de vos vaisseaux ; d'ici dix ans, une flotte conquérante s'élancera de Rems et fouillera l'Omnimonde à la recherche des menaces pour votre planète. Il en est de même pour vous, Catius.

— Que faire ? demanda l'Imperator, songeur, comme on peut l'être en déroulant les arcanes de l'histoire future.

— Vous avez dit que vos vaisseaux seraient démantelés, amirale. Je vais aller encore plus loin : le souvenir même de l'Armada Magna sera dissous. Aton, les solains, Kaldor, Naglfar, Shani, Rems, Lazarus, Barfol de T'schnitza, ou T'schnizta selon les sources, notre histoire ne sera jamais contée à personne. Et nous ferons en sorte qu'aucun historien ne mette le nez dedans. Nous emporterons nos mystères dans la tombe et dans le secret des étoiles.

— Vous avez raison, capitaine, fit l'amirale. Je cherchais un moyen de ne pas en arriver là. D'ordinaire, les grandes épopées survivent à leurs héros. »

Le capitaine Barfol fit non de la tête.

« Les aventures auxquelles vous songez sont travesties en récits politiques et philosophiques. On invente toujours deux fois plus qu'il ne s'est passé. C'est encore pire que quand c'est moi qui raconte ! Je pense que notre cas n'est pas unique dans l'histoire. Nul doute que nombre de passés ont été sabordés ainsi. Juste que... eh bien... si la chose est bien faite, impossible de le savoir.

— Vous avez raison, abonda Catius, surpris que Barfol pût parler avec un tel sérieux, un tel aplomb et une telle présence d'esprit.

— Quant à Kaldor...

— Laissons-le pousser son rocher pour d'autres millénaires. C'est le dernier grand dieu de l'Omnimonde. Vos planètes entendront encore parler de lui ; des religions à son nom naîtront et disparaîtront encore.

— Après tout ce que nous avons dit, conclut l'amirale E'ptal, il nous reste un problème à régler. Que faisons-nous des solains ?

— C'est-à-dire ?

— Où iront-ils ? Si Kaldor leur destinait une planète, il semble avoir abandonné l'idée de la construire. Du reste, je ne serais pas tranquille en les laissant au milieu de l'Omnimonde. Pas pour la sécurité de Rems, mais pour la leur. Pour oublier cette histoire, il faut que ses protagonistes entrent dans la légende. Ce sera impossible s'ils demeurent au beau milieu de nous. »

Bientôt rentrée chez moi, si proche du but ! se disait-elle sans doute en jetant un coup d'œil à sa photo sur le mur.

Barfol songea qu'il n'avait pas de tel totem, de souvenir le renvoyant à quelque chose qu'il aurait laissé derrière lui, qu'il souhaiterait retrouver. Voyageur sans attache, il avait toujours gardé près de lui ce qui lui était précieux, quitte à se séparer de tout ce qui risquait de le devenir. Quitte à fuir en pleine nuit, tel un voleur, sitôt que son séjour devenait trop agréable.

Il s'en était fallu de peu qu'il commette la même erreur que Shani.

Un bon arpenteur de mondes se devait d'être souple, lisse, capable de se faufiler partout. Sitôt qu'il s'accrochait à quelque chose, il traînait derrière lui ce souvenir comme un boulet. Ralenti, affaibli, il n'avait d'autre choix que de quitter le métier. Ce qui serait le cas de Barfol, un jour ou l'autre. Mais pas tout de suite.

« Ne vous en faites pas pour les solains » annonça-t-il fièrement.

Il se réfréna de leur raconter son histoire, maintenant, à tous les deux : cela n'allait pas dans le sens qu'ils s'étaient fixés. L'Armada et tous ses protagonistes devait devenir légende et la légende, à son tour, devenir poussière.

« Vous avez une idée en tête ? demanda l'amirale.

— Avez-vous déjà entendu parler de Sol T'schnitza, ou T'schnizta selon les sources ?

— Non, jamais.

— Pourtant ce système existe vraiment. Il faut être assez motivé pour s'y rendre, traverser au moins une vingtaine de ponts d'Arcs depuis le centre de l'Omnimonde, des milliards et des milliards de lieues. Là-bas, une fois arrivé, rien à faire, sinon jouer aux cartes avec des bergers, rien à boire, sinon du lait de chèvre et de l'alcool de sauge sauvage. La belle vie, quoi.

— Vous pensez que la cohabitation entre les humains et les solains se passera bien ? Je n'ai jamais entendu parler d'une planète de l'Omnimonde où cohabitaient plusieurs races semi-humaines.

— Oh, si, Daln, par exemple. Même s'il y a toujours un peu d'électricité dans l'air, ça tient plus ou moins. Et les solains sont des gens aimables et discrets. Ne vous en faites pas pour eux. L'important, c'est qu'ils soient sur un monde paumé qui n'a pas encore inventé la règle de trois, où personne n'a jamais entendu parler d'Aton, ni de quoi que ce soit.

— Entendu, capitaine. »

Les trois protagonistes se levèrent ; d'une poignée de mains ou d'un geste amical, ils scellaient un pacte de silence voué à durer des siècles.

Deux mille ans pour être exact, ce que même Barfol, sobre ou non, n'aurait osé imaginer.

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