59. Un fantassin


(1200 mots)


Les frappes thermo-cinétiques remsiennes sonnèrent le glas de la flotte vampire. Aarto avait espéré y échapper. Il ne sut que faire pour y répondre. Les bras et jambes cotonneux, il se tenait toujours debout au milieu de la passerelle, pris d'assaut par des rapports d'avarie.

Malgré la fermeture des sas automatiques, plus d'un quart du vaisseau s'était dépressurisé. Depuis le dernier passage de Barfol, sa propulsion était hors service.

« Faites au mieux, ordonna Aarto. Je ne me sens pas bien. »

Comme pris d'un souffle au cœur, il tituba hors de la salle. Des équipes de mécaniciens ou de personnel médical traversaient les couloirs en courant, manquant de le heurter à chaque fois.

Le vieux vampire se traîna jusqu'à la cabine de survie et s'y enferma.

Il n'en bougerait plus. Ici au moins se sentait-il en sécurité. La cellule n'était reliée à aucun système du vaisseau ; les alarmes incessantes, les messages d'alerte toujours plus préoccupants ne portaient pas dans cette boîte fermée.

Lilith l'attendait.

« Ils disent qu'il faut évacuer le vaisseau, murmura-t-elle.

— Il vaut donc mieux que je reste ici. »

La solaine croisa les jambes, rabattit les bras en arrière et s'enfonça dans le dossier de son siège, comme si elle attendait de lui quelque chose, une parole, un mouvement, une réponse à son invitation.

« Je m'attendais à ce que tes vaisseaux résistent mieux aux frappes remsiennes, avoua-t-elle. Mais tu as mal analysé la situation. Tu n'étais pas prêt à trahir. Cela te paraissait tellement audacieux que tu as retiré de l'équation l'intelligence de l'amirale E'ptal. Tu pensais pouvoir désorganiser sa flotte. Elle avait envisagé ton mouvement. Il te manquait un coup d'avance.

— Tu ne m'avais pas dit...

— Je ne le savais pas. Que crois-tu ? Je ne suis pas partout à la fois. J'apparais, je disparais comme je veux, mais je reste une seule personne, en un seul endroit. »

Sa main glissa sur la manche de son uniforme avec volupté, comme si rien qu'en l'effleurant, Lilith se nourrissait déjà de lui.

« Mais assez de ces histoires. Nous sommes ici, tous les deux ; cette section du vaisseau va bientôt imploser sous l'effet d'une autre frappe ; l'amirale E'ptal a une dent contre toi. Tu vas bientôt mourir, Aarto. Comme Othon a tué le Collecteur, si personne ne reprend son travail, les âmes des vaincus iront dissoudre leur rage et leur remords dans les confins de l'univers ; or cette rage et ces remords peuvent être utiles. »

Il demeura immobile, hypnotisé par ses yeux noirs ; un insecte pris dans la toile de l'araignée. Elle se glissa contre lui, approcha son visage du sien et l'embrassa doucement. Lorsqu'elle s'écarta de nouveau, ses yeux fixaient Aarto avec langueur.

« C'est donc à moi de collecter les âmes, reprit-elle. C'est à moi de proposer ce pacte. Ô, valeureux guerrier, veux-tu que je t'emmène dans mon Walhalla ? Des millions de frères d'armes t'attendent déjà. Lorsque j'aurai besoin de toi, tu renaîtras sous une autre forme ; le monde est déjà impatient de ton retour.

— Les loups noirs...

— Dans chacun d'eux, il y a une âme en peine. C'est l'armée des morts du Collecteur, glanée sur les champs de bataille fort nombreux qui ont jalonné l'histoire. Ce n'est pas moi qui les ai emprisonnés ainsi. Ce sont tous des vaincus ; ils sont liés par le regret de leur dernière défaite. Moi, je leur offre une nouvelle vie, une victoire, je les libère. »

Insistante, elle s'assit sur ses genoux et passa ses bras autour de son cou moite. Il sentait la chaleur de son corps, la tiédeur de sa respiration ; Aarto avait cessé de croire que Lilith pût être une hallucination ou un mirage.

« Il ne te reste plus beaucoup de temps pour te décider, dit-elle en roulant sa tête contre la sienne. Tu sais ce que je t'offre. Tu n'étais pas le seul candidat, mon beau vampire. Si l'amirale E'ptal m'avait vue comme tu me vois maintenant, elle aurait pris les mêmes décisions que toi. Non, je suis ici pour toi, parce que tu m'attires. Je te trouve attendrissant. »

Il n'arrivait plus à réfléchir. Une boule de feu passa dans le couloir, illuminant le petit hublot blindé. Des chocs secouèrent la cabine de survie.

« Beaucoup de vampires viennent de mourir, susurra Lilith. Mais je ne m'intéresse qu'à toi. Il me faut de vrais guerriers ; la plupart d'entre eux ne sont pas assez forts pour entrer dans mon sanctuaire, pour me rejoindre dans mon Walhalla.

— Une fois là-bas, que deviendrai-je ?

— Un de mes nobles guerriers. Tu pourras te consacrer entièrement à moi, et je me consacrerai à toi en retour. »

Aarto se sentit libéré de son poids, maintenu seulement par les sangles du siège. La cabine dérivait en apesanteur. Des fragments métalliques passèrent devant le hublot, ainsi qu'une main congelée au contact du vide spatial.

« Reste avec moi, ordonna Lilith d'une voix impérieuse, qui n'admettait pas la contradiction.

— Pourquoi ?

— Oh, ce que tu peux être borné. »

Elle l'embrassa de nouveau, plus vivement, une main violemment agrippée à son cou, l'autre à son épaule. Il sentit ses six griffes s'enfoncer dans sa chair. Privé de volonté, à la fois proche de l'extase et de la mort, Aarto était perdu.

« Alors ? murmura-t-elle en écartant son visage une dernière fois. Tu dois accepter mon pacte. »

Aarto ne fut pas le premier à vendre son âme à un démon. Mais lorsque la main de ces gens signe l'acte maudit entérinant leur soumission éternelle, ils omettent le tremblement convulsif qui les agite encore ; ils se disent que ce n'est pas un démon avec qui ils font affaire, que ce n'est pas une vente, que ce n'est pas leur âme qui est en jeu.

« J'accepte, dit-il. Je te rejoins.

— Je t'aime, Aarto » souffla-t-elle dans son oreille.

Elle s'éloigna de lui pour le laisser seul avec la mort. Lilith se fit brume et émergea de la cabine en perdition, évanescente. Elle s'essuya la bouche du revers de la main, encore pleine du goût de cette âme qui ne trouverait plus le repos.

Un bloc de métal à demi écrasé par les chocs précédents entra en collision avec la capsule qui, malgré son blindage, fut pulvérisée. Réduit en une dispersion d'acides aminés, un peu de poudre organique et de cristaux de glace, Aarto pouvait rejoindre son nouveau séjour.

Le corps d'un loup noir serait son Tartare, une torture permanente digne des punitions divines. Dans cet enfer personnel, prisonnier de sa solitude, enchaîné aux désirs de sa reine, il apprendrait ce que méritent les lâches et les traîtres.

Son armée avait gagné un fantassin.

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