58. Nous nous reverrons
(1500 mots)
On ne peut pas libérer tous les démons mineurs.
On ne peut pas éclairer toutes les lanternes.
On ne peut pas sauver tous les humains.
On ne peut pas préserver tous les mondes.
On ne peut pas. On peut rarement.
Alors, que peux-tu faire ?
Kaldor, Principes
Aton se transformait en étoile.
C'était là son erreur.
Il fallait qu'il fasse cette erreur une fois, qu'il aille jusqu'au bout de cette impasse, pour apprendre de cette expérience.
Il suffisait qu'il fasse cette erreur une fois pour assurer la victoire de Kaldor.
Consumé par sa propre puissance, il devenait aveugle, sourd et stupide.
« Ton objectif n'est pas mauvais, dit Shani. Mais dans tes méthodes, tu ne sépares pas ce qui est bien de ce qui est mal.
— Nul ne sait ce que sont le bien et le mal, pas même les dieux. J'écrase vos concepts creux de ma main. »
Pour confirmer ce qu'il disait, Aton fit surgir une main de sa chromosphère, l'enveloppe de plasma dont les fumerolles recouvraient sa forme implosive. Il plongea son poing furieux dans un des omnisaures. Une grande quantité de matière fut évaporée ; des débris de quelques microns se dispersèrent. D'autres formeraient quelques jours plus tard une pluie d'étoiles dans le ciel de la Terre ; les humains croiraient que le ciel s'effondrait sur eux et sacrifieraient davantage.
Les anciens bâtisseurs de l'Omnimonde tentaient de l'enfermer dans une barrière invisible. Pour toute réponse, Aton leur opposait sa force brute ; il augmentait sa pression sur l'intérieur de cette barrière. Ses réactions de fusion thermonucléaire dégageaient maintenant une énergie capable de vaporiser les océans de la Terre. Une énergie qu'il ne pouvait contrôler et qui se déversait de lui comme une rivière de lave.
Dépenser cette force l'affaiblissait.
Les formes astrales des dieux spiralaient autour de lui, points de lumière trop petits pour ses sens, qu'il ne pouvait atteindre. Leurs corps de glace et de métal, beaucoup plus lourds, se protégeaient derrière ces barrières artificielles.
Shani poursuivait son monologue.
« Ta plus grande erreur, Aton, est que ce que tu souhaites va effectivement avoir lieu. Quelque part, un jour, le Temps sera vaincu. Mais pas par toi, et pas de la manière dont tu l'imagines. Tu as exposé un faux problème. L'univers a déjà choisi la manière dont il serait résolu. À cette vérité, que nous te donnons, tu es aveugle. Or on ne peut pas réaliser ici et maintenant quelque chose qui doit se produire ailleurs dans le temps et l'espace, et qui, dans ce temps et dans cet espace, s'est déjà produit. »
Aton explosa une première fois. La boule de feu se déversa en deçà des barrages d'Arcs, emplissant cet espace confiné comme un nid grouillant de serpents.
« Je ne dis pas qu'on ne peut pas vaincre le Temps, ajouta Shani. Je dis que le Temps a déjà été vaincu, qu'il le sera ; ce qui revient au même. Je ne dis pas que ton projet est impossible. Je dis qu'il est inutile. Non seulement tu es dans l'erreur, mais de plus, cette erreur ne peut pas simplement être corrigée. Tu ne peux pas simplement changer de chemin. Ton chemin mène à une impasse !
— JE NE PEUX PAS... »
Une des barrières céda. En partie seulement. Un geyser de plasma, écrasé par une pression d'un million d'atmosphères, pulvérisa un autre omnisaure. Passée au travers d'une grille destructrice, comme un tamis, la matière incandescente s'évapora ensuite dans l'espace, sans qu'Aton puisse en reprendre le contrôle.
« RECULER... »
Pour le dieu-soleil, la solitude serait la pire des punitions. La terre dévastée de Sol Finis, son ciel inexistant, seraient deux miroirs, entre lesquels sa monstruosité se répliquerait en d'infinies altérations, comme un cauchemar perpétuel.
« MAINTENANT !
— Regarde-toi, Ikar. Regarde ce que tu es devenu. Regrettes-tu autant que je nous le regrettons ? »
Pour Kaldor, il faut entendre son regret, comme le médecin écoute les symptômes du malade. Vivre sans regret est un idéal, peut-être inatteignable, mais vers lequel il est louable de tendre.
Ikar avait peut-être tenté de le faire ; mais là encore, employant la mauvaise méthode, il avait massacré ses regrets naissants.
L'étoile bouillonnante parcourut l'éventail de son pouvoir de destruction. Dans son cœur devenu une fournaise infernale, les réactions de fusion passèrent des noyaux d'hydrogène et d'hélium aux éléments plus lourds. Aton avait cessé de parler. Il ne se serait pas entendu. D'abord troublée par sa métamorphose, sa vision de l'univers se fit plus claire. Sa vision des Arcs s'était encore améliorée. Il percevait le bruissement des esprits terriens, semblables au vent dans les frondaisons des arbres ; le grondement lourd de l'étoile Sol.
Le soleil l'appelait pour se joindre à lui !
Affamé et fulminant, Aton brisa toutes les barrières qui le retenaient et s'enfuit en direction de Sol, abandonnant derrière lui une grande quantité de matière. Il se reconstruisit sur le chemin, extrudant d'autres ailes de feu, variées et changeantes comme celles d'un papillon ardent.
Il pensait que la force d'une étoile lui aurait suffi pour abattre les alliés de Kaldor ; il lui manquait si peu pour rendre le combat égal. Avec deux étoiles, il serait invincible !
Mais c'est ce qu'on dit tous les vaincus, au soir de leur dernière lutte : il me manquait si peu.
Aton parlait maintenant le langage de ce soleil.
Sol se lassait de son rôle futile. Depuis cinq milliards d'années, il déversait ses énergies dans ce noir absolu de l'espace. Pour quel bénéfice ? Une poignée de planètes ? Un peu de terre glaise devenue vivante, rampant à ses pieds ? Ces adorateurs qui courbaient l'échine, ces prêtres infatués se rêvant médiateurs d'une relation entre l'humain et le soleil ?
Quand aux autres systèmes, il n'était pour eux qu'une étoile lointaine. Un point parmi d'autres points.
Mais quelle gloire que celle d'Aton ! Quelle grandeur que celle d'une étoile devenue vivante !
Le jeune dieu, ivre de puissance et de souffrance, ravi de trouver un allié de poids dans cette bataille, fondit vers Sol en traînée de feu. Un instant, il fut visible de tout le système stellaire, même des armées manœuvrant au large de Jupiter. Il replia ses ailes et plongea dans la sphère solaire invitante.
Entré dans ce monde de feu où nul autre que lui, pas même Kaldor, ne pouvait se rendre, plongé dans ces courants de plasma et d'Arcs dont la force déformait la réalité elle-même, Aton découvrit alors l'incroyable vérité.
Il ne possédait pas l'apanage de la trahison.
Il ne possédait pas le monopole du feu.
Les astres de l'univers ne voulaient pas de lui.
Sol, plus ancien, plus massif, se leva autour de lui en menace grondante, puis s'abattit en vague furieuse. Ses crocs arrachèrent à Aton une grande partie de sa puissance. Les chairs à vif, l'orgueil brisé, le dieu-soleil battit en retraite, environné d'éruptions dix fois grandes comme la Terre. Des semaines durant, les vestiges de ce vent solaire, des ondées de protons et d'électrons gonflés d'énergie, frapperaient le champ magnétique naturel du globe terrestre et couvriraient celui-ci d'aurores.
Les humains invoqueraient encore leurs dieux, se livreraient à quelque danse païenne, chercheraient des réponses dans l'oniromancie et le vol astral.
Ils verraient peut-être, se découpant en négatif comme une constellation déchue, la grande forme d'Aton dérivant dans l'espace.
Sol redevint calme.
Peut-être l'étoile n'avait-elle jamais envisagé de tuer le dieu-soleil ; certaines formes d'existence, aussi incapables de vivre que de mourir, agissent ainsi. Peut-être en était-elle incapable, comme Kaldor et ses alliés. Il n'avait jamais été question que de concentrer Aton en un seul point de l'espace, freiner l'expansion de sa toile d'Arcs dans les consciences humaines ; mettre fin à ses cultes naissants et en arracher le souvenir comme une herbe trop envahissante.
Tout ceci serait fait en temps voulu.
Un à un, les omnisaures brûlèrent un peu de matière, assez d'accélération pour rejoindre un pont d'Arcs et disparaître dans les confins de l'Omnimonde.
Kaldor, comme à son habitude, se retrouva seul.
Shani se tut.
Aton avait repris une forme astrale humaine. Éveillé mais impuissant, il dérivait dans le vide. Kaldor porta jusqu'à lui son avatar masqué.
« Il m'aurait fallu plus de temps » dit le dieu vaincu.
Sa peau était un marbré de gris et de noir, comme une lave solidifiée. L'énergie lui reviendrait bientôt ; son soleil intérieur n'était pas mort.
« Je suis l'indivisible, et j'apporterai la division parmi ces mondes. Je suis l'étoile, et je dévorerai toutes les autres étoiles. Je suis la vérité, et je vous étoufferai sous mes mensonges et mes trahisons.
— Tu as... perdu, souffla Kaldor.
— Je reviendrai plus fort.
— Question... méthodes.
— Finissons-en, applique ton verdict. Nous nous retrouverons dans mille ou deux mille ans... si tu es encore là pour défendre ton Omnimonde. Beaucoup de civilisations auront vu le jour et auront disparu, mais l'univers n'aura pas changé.
— Ton nom... détruit.
— Oh, je sais. Tu arracheras mon nom des mémoires. D'autres religions remplaceront le dieu-soleil, mon influence en sera d'autant réduite. Mais je me trouverai un nouveau nom. Je n'ai pas exploré l'éventail des possibles. Il me reste tant à créer. Je ne commettrai pas les mêmes erreurs deux fois.
— Nous... non plus.
— Nous nous reverrons, Kaldor. Je cultiverai ma haine pour ce jour. Nous nous reverrons et je te détruirai enfin.
— Certainement. »
Si Kaldor avait eu un visage, il aurait pleuré pour cet être qu'il ne pouvait pas sauver.
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