52. L'armée des morts


(1800 mots)

Je demandai donc à Seryn : les morts, sont-ils morts ou ne sont-ils pas morts ?
Je pensais que la question était bien formulée.
Elle me répondit : ça dépend.


Barfol, La fois où je portais la moustache


Naglfar, un globe grisâtre de cinq cent lieues de diamètre, était entouré d'une barrière plus solide encore que sa croûte organique : une barrière invisible, un fin maillage d'Arcs rougeâtres. Othon, qui volait en tête de la troupe solaine, posa la main sur ce filet à esprits.

La réalité leur était toujours visible ; le déploiement de l'Armada Magna se poursuivait au loin, comme un ballet d'insectes au ralenti. Mais ils évoluaient déjà aux frontières de la Noosphère. Le disque de Jupiter leur apparaissait dans un dégradé de couleurs surnaturelles, sublimé par des émanations chromosphériques. Quant à Naglfar, il se concentrait en un puits de ténèbres, capable d'engloutir l'avenir de l'univers.

« Écoutez-moi bien » dit Othon.

Les solains formaient un unique réseau d'Arcs, comme un filet solide, sur lequel flottaient toutes leurs pensées.

« Naglfar nous attend au-delà de ce mur. Nous allons y entrer. Notre but est d'aller jusqu'à son cœur, d'en libérer Lilith et de détruire ce qu'Aton a construit. »

Il invoqua son bâton de combat. L'arme d'un vieux guerrier, déjà, qui avait servi du temps de Sol Finis. Ni Othon, ni aucun de ses semblables, n'accusait le poids des ans par son apparence ; mais leurs esprits partageaient la conformation des vieux sages.

« Nous serons dans les rêves de Naglfar et nous combattrons ce dont il est constitué.

J'ignore ce que nous allons y trouver. Restons groupés. Nous serons invincibles. »

Il planta une des lames du bâton dans la barrière d'Arcs, qui se déchira comme la peau d'une orange ; des filaments suintaient dans l'ouverture. Othon lâcha son bâton, qui demeura suspendu à côté de lui ; il longea ses bras puissants dans cette peau artificielle et agrandit leur passage.

Ils entrèrent dans les mondes obscurs de Naglfar.

Un vent de poussière les frappa de face ; les solains se drapèrent dans de grands manteaux qui laissaient à peine leurs yeux découverts. Leur magie d'Arcs serait d'un grand secours dans ces rêves, mais si le monstre se révélait aussi puissant qu'intelligent, il pouvait les enfermer ici, les séparer, les tuer un par un selon son bon plaisir.

Ce vent était une première épreuve, une manière de les ralentir et de les disperser.

« Restez groupés » répéta Othon.

Il analysa les alentours et pensa aussitôt aux plaines dévastées de Sol Finis. Comme en leur monde d'autrefois, la lumière ne provenait pas d'une unique source dans le ciel. Un dégradé de tons sépia montait de l'horizon, frappé de zébrures, comme des colonnes herculéennes qui auraient relié les cieux et la terre. Il s'attendit à trouver au loin les sommets de la Barrière, mais d'inconsistantes brumes empêchaient l'existence des montagnes.

Son pied s'enfonça dans un amas de branches sèches. Non, des ossements, si nombreux qu'ils rendaient inutile l'existence du sol. Toutes sortes d'animaux, provenant de milliers de mondes, avaient été réunis ici. De nombreux humains, dont les orbites vides et les crânes rieurs semblaient les moquer, mais aussi des solains pourvus de cornes ; des loups, des chevreuils, des chiens, indistinguables, des varans et des serpents, des oiseaux et des grands requins, dont les côtes saillantes surgissaient de cet océan calcaire comme les carcasses de navires échoués.

La lumière ne provenait pas du ciel. Elle y était aspirée par un gouffre, un soleil noir, un œil unique qui fixait les solains, fier de renverser les codes du réel à son avantage.

Naglfar se nourrissait de ces milliers, de ces millions de morts ; il puisait son énergie mystérieuse dans ces tas d'ossements qui, quel que soit leur nombre, ne seraient toujours qu'une goutte d'eau à l'échelle de l'univers.

« Avançons » proposa Othon.

Comme ils manquaient de trébucher sur ces vestiges organiques, les solains prirent appui sur le fond de l'air, en lévitation à un pouce de hauteur. Le vent s'opposait toujours à chacun de leurs pas. Il ne soufflait pas tant qu'ils demeuraient immobiles. Naglfar disposait de tout son temps.

« Nous n'avons pas fait un mètre, dit Seryn.

— Ce n'est que du vent. Mettons-y fin.

— Nous ne pouvons pas disloquer ce rêve sans risquer d'être éjectés de Naglfar. Nous n'aurons alors pas fait le moindre pas.

— Faut-il donc jouer selon ses règles ?

— Non. Il faut les retourner contre lui. »

Othon s'autorisa un sourire. Ils se comprenaient bien. Il donna quelques ordres brefs ; les solains firent un pas ; le vent les cueillit de nouveau de face ; ils déployèrent alors une torsion d'espace, qui mieux que de fendre le vent comme l'étrave d'un navire, le fit passer derrière eux.

La force que Naglfar déployait pour les stopper servit, quelques instants, à les propulser en avant.

On dit souvent que le temps n'a pas de valeur dans les rêves, ou si peu ; c'est que les relations de causalité ne cheminent pas toutes à la même vitesse, de même que les réflexions des esprits ; ainsi, on a traversé tout un désert, alors qu'on n'a l'impression d'avoir vécu quelques instants à peine. C'est en cela que les rêves ne sont pas vivants.

En quelques secondes, les solains furent assez loin pour changer le rêve. L'étoile sombre gagna en volume ; elle vidait le ciel de sa substance, comme une araignée liquéfie les organes de sa proie et aspire les sucs ainsi formés. Cette fois un ruissellement aqueux courait parmi les os, comme le jaillissement de sources souterraines ; bientôt ces empilements blanchâtres se mirent à flotter. Ils cliquetaient tels des attrape-rêves.

Le vent s'était tu. Les solains marchèrent sur l'eau ; ce n'était guère plus difficile que de s'agripper à l'air. Le concert sinistre des squelettes flottants ôtait toute visibilité aux profondeurs de cet océan improvisé, trop denses, opaques à leur vision d'Arcs. Plus loin, l'eau se soulevait en un geyser fixe, qui semblait attiré par Naglfar.

« Voici les ossements des morts, et voici leurs larmes. »

Un crâne de loup oscillait à la surface des eaux, juste devant Othon.

« Arrêtez-vous » commanda le solain.

Des Arcs couraient partout, presque invisibles derrière la mécanique du rêve. Avec ses effets grandiloquents, Naglfar cachait habilement les commandes secrètes de ses marionnettes. Othon et Seryn suivirent ces toiles du regard. Quelques pas de plus et ils déclencheraient le piège. Ils réveilleraient l'armée des morts.

« Est-ce que nous avons le choix ?

— Non, pas si nous voulons avancer plus loin. »

Seryn soupira. Le disque noir descendait du ciel, comme s'il tombait dans la mer. Naglfar jouait avec leur sens de l'orientation, avec la gravité. Il testait la qualité de leur magie d'Arcs. L'étoile se fondit dans l'océan avec le grondement d'une porte qui s'ouvre. Le roi des ombres les invitait au plus profond de son repaire.

« Alors, au bâton. »

Le mécanisme se mit en marche.

Le loup surgit de l'eau, squelette réassemblé par quelques Arcs, animé d'une volonté simpliste. Othon planta son bâton à la base du crâne, qui éclata avant même que l'animal n'achève son bond. Guidé par la vision d'ensemble que lui conférait son troisième œil, il se retourna aussitôt pour briser un tigre à dents de sabre d'un coup décisif dans la colonne vertébrale. Une seule de ses mains tenait le bâton ; l'autre arrachait les fils de ces marionnettes inconscientes.

Les solains ne combattaient jamais un seul ennemi à la fois. Ils se transportaient en quelques torsions, comme pour se démultiplier, désorientant les instincts mécaniques des fauves reconstitués. Ils volaient. Ils étaient invincibles.

Mais Naglfar disposait de millions de ces créatures.

« Séparons-nous » proposa Néa.

Remontée d'une dizaine de mètres comme une flèche tirée dans le ciel, elle abattit une boule de feu sur toute une horde de ces monstres. La poussière des os désintégrés se dispersait à peine que d'autres surgirent de l'eau, qui prenait une teinte noirâtre.

Dos à dos, Néa et Othon combattirent comme un seul solain à deux têtes, fracassant un squelette à chaque seconde.

« Nous ne devons pas jouer le jeu de Naglfar ! protesta Othon. Nous devons le retourner contre lui !

— Ça ne marche pas toujours.

— C'est un leurre ! Il nous met face à des troupes en surnombre d'un côté, de l'autre il nous appelle à lui : il veut nous diviser, c'est un piège !

— Pas forcément. Peut-être que l'esprit de Lilith est encore là-dessous, sous cette mer de cadavres. »

Othon asséna un coup de biais ; son bâton resta planté dans le crâne d'un mammouth, qui s'effondra dans l'eau. Il dut jouer sur la corde invisible qui le reliait à lui pour récupérer son arme d'Arcs, plutôt que d'en reconstruire une.

Une telle bataille ne devait pas durer. Les solains maîtrisaient leur art à la perfection ; mais plus ils combattaient, plus ils risquaient de dévier de cette voie. À ce moment-là, ils commettraient une erreur et seraient emportés dans les flots.

C'est ce que songeait Othon quand les mâchoires d'un tigre claquèrent tout près de lui.

Les crocs longs comme des sabres s'étaient refermés sur le cou d'un solain, tout juste surgi d'une torsion d'espace. Il battit des bras ; avant qu'Othon puisse le ramener à lui, il avait déjà coulé à à pic, emporté par le poids de son assaillant.

L'esprit de Naglfar, quel que soit sa source, était fort. Immensément fort. Il pesait sur eux pour leur imposer sa volonté. Même conscients de ce piège grossier, les solains n'avaient d'autre choix que de s'y jeter.

« Tu dois y aller ! lui ordonna Seryn en avisant une ouverture dans la ligne de front. Allez-y à deux ! »

Néa apparaissait par intermittence auprès de lui, toujours pour frapper juste. Elle le suivrait toujours.

Le temps du rêve accélérait, Naglfar levant ses morts à un rythme effréné. Des bataillons entiers de hyènes, de lions, de singes et d'humains, qui étaient aux démons de Sol Finis ce que le fossile est au pétrole ; deux expressions d'un même passé, d'un côté la persistance minérale, de l'autre la quintessence d'une énergie sans maître.

« Promets-moi juste une chose, lui souffla Seryn. S'il faut tuer Lilith, fais-le à sa place. »

Alors Othon se rua dans cette marée de squelettes, qui se refermait sur lui comme les eaux de la Mer Rouge. Les feux de cette bataille grandiose brillaient encore dans son dos quand il plongea dans le puits que Naglfar avait ouvert pour eux, en direction de ses plus sombres pensées.

Il craignait de faire sa plus grande erreur.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top