5. Le jeu
(1100 mots)
Le monde entier est devenu ton ennemi.
Songe que si tu abats tous tes ennemis, tu auras anéanti le monde entier.
Tu seras donc seul.
Une fois seul, tu n'auras à maudire plus rien, sinon toi-même.
Une fois seul, tu n'auras à rire de rien, sinon de toi-même.
Tu seras donc l'artisan de ta propre damnation, le bâtisseur de ton propre enfer.
Kaldor, Principes
À chaque nouveau pas, un nouveau monde.
Il se concentra de nouveau en une forme astrale, qu'il détacha sur le plan immanent du rêve en cours. Le sol de pierre volcanique, le mur rouge et noir, la porte d'airain lui revinrent aussitôt en mémoire : le magistère de Khar, lieu d'enseignement des maîtres d'Arcs, où le jeune Ikar avait végété en attendant son transfert à la forteresse de Téralis.
Aton franchit la porte. La cour intérieure du magistère subsistait dans son état originel. Deux vieux arbres en fleurs, leurs branches tordues brisant la symétrie de l'ensemble, surgissaient des graviers aplanis par un entretien régulier. De gauche à droite se faisaient face les fenêtres ternies des deux ailes du bâtiment ; le chemin vers l'autre cour passait devant lui, sous une arche de bois.
Ikar n'était pas « devenu » maître d'Arcs. Dans son souvenir, il avait toujours disposé des compétences qu'on lui demandait d'apprendre et n'avait donc peu ou rien appris. Rien sur Sol Finis ne méritait sa curiosité, sauf peut-être les manifestations de Shani, dont il ignorait alors la véritable nature.
Aton passa sous l'arche. L'illusion était constellée d'imperfections, des inclusions violacées dans la textures, comme des éclats ruinant une statue de maître.
Un autre fragment de Shani l'attendait dans le cercle de duel. La jeune femme était assise à même le sable, à cet endroit précis où s'affrontaient les futurs maîtres d'Arcs pour déterminer leur classement.
À l'idée de devoir encore la tuer, il soupira.
« C'est tout un symbole qui se tient devant moi, avança Aton. Le symbole des peuples asservis à des pratiques rituelles qui supplantent la justice – car toute société constate que l'injustice est nécessaire, et le rôle de ces systèmes est de choisir qui sera sacrifié. »
Certains choisissaient leur avenir, d'autres non ; il le fallait bien pour maintenir à flot la garnison de Téralis, tout en assurant une protection confortable aux nobles de la capitale. L'étrange pensée lui vint de comparer le taux de survie des uns et des autres et de conclure qu'en moyenne, les miraculés de la forteresse solitaire s'en étaient mieux sortis que le reste de la population.
« Au fond, c'est aussi le rôle des dieux : ils sont la justice et peuvent donc résoudre des paradoxes impossibles pour les mortels.
— Trancher le nœud gordien, intervint Shani.
— Je n'ai jamais entendu parler de ce nœud.
— Tu es très ignorant. »
Ainsi assise, sa robe formait comme la corolle d'un lotus blanc. Shani ressemblait à un esprit des peuples animistes, qui aurait vécu dans les signes du printemps.
« Je vais te détruire, dit Aton.
— Je sais. Tu finiras par t'en lasser.
— Tu n'es pas la première à dire cela. J'ai compris ton jeu, Shani. Tu penses me fatiguer de ce labyrinthe de rêves. Tu ne peux pas me détruire, mais tisser tant d'illusions que je finirais par rester en place. »
Ce serait une prison subtile, dont les barreaux ne seraient pas invincibles, mais vivants – aussitôt rompus, ils repousseraient.
« Jusqu'à présent j'ai réussi : tu es encore en place.
— Cela ne fonctionnera pas, pour une simple raison. Ta supposition est que je suis Ikar, le solain que tu as connu. Or je suis Aton, le dévoreur d'étoiles. Je ne connais pas la fatigue, ni la lassitude, et jamais je ne dévierai de mon objectif. »
Elle sourit, ce qui l'irrita tout particulièrement. Shani ne faisait que gagner du temps !
« Tu es un jeune dieu. Tu es encore imbu de ton pouvoir. Tu n'as pas encore appris que l'ennui est le pire ennemi des immortels. Il est comme un parasite capable de dévorer toutes les âmes. Il a englouti tous ceux qui t'ont précédé.
— Si cela est si grave, tu y succomberas toi aussi. Quel âge as-tu, Shani ? De quelle époque reculée nous viens-tu ? Qu'as-tu vécu de cet univers ? »
Son sourire, cette fois, signifiait que ce fragment avait bloqué son discours. Elle ne pouvait pas répondre. Shani ne se souvenait plus d'elle-même. Il ne pouvait reconstituer son adversaire que par fragments, comme s'il enquêtait sur une femme déjà morte en lisant sa correspondance épistolaire. Cela aussi était rageant. Quelle que soit la Shani sur laquelle il pouvait mettre la main, elle ne contenait rien, en tout cas pas assez pour lui faciliter la tâche.
« En vérité, susurra Aton, notre jeu m'amuse. Je me sens devenir plus fort, affûter ma volonté et raffermir mes objectifs. Tu me laisses le temps de désirer plus ardemment cet univers que je m'apprête à conquérir. Dans le même temps, je te vois dépérir. À l'image de tous ceux qui placent leur foi dans le Temps. Cette lutte te draine de tes dernières forces. Pourquoi tout ceci ? Pourquoi le magistère de Khar ? Pour me rappeler Ikar et le temps des solains ? Non, tu ne sais même plus ce qui a présidé à l'édification de ton labyrinthe. Ta propre pensée stratégique a été atomisée. Un jour, tu ne sauras même plus ce que nous faisons et qui tu affrontes. Tu ne seras rien de plus qu'une armée de fantômes inconscients.
— Et tu seras seul, asséna Shani. Seul dans ta prison. »
Une explosion de colère souleva son cœur.
« Je me souviens, dit Shani. Enfant, on me racontait qu'il existait un loup-argent, le dernier de son espèce, qui apparaissait quelquefois lorsque le vent s'éveille. Le loup des tempêtes. J'ai tant désiré son existence qu'un jour il est apparu, au loin. Ainsi j'ai appris l'existence de la magie d'Arcs. »
Ikar étendit le bras jusqu'à elle et frappa au cœur. Il se sentit brisé lui-même.
« Ce souvenir n'est pas le tien, mais le mien !
— Les dieux n'existent pas, dit Shani, suspendue par un dernier fil de lucidité, dont le regard fugace dansait déjà. Mais ceux qui les désirent sont condamnés à les créer, et ce seront des dieux imparfaits, mensongers, maquillant nos propres imperfections. Des dieux comme toi. De faux dieux que nous ne serons jamais lassés de remplacer. Jamais satisfaits. Que crois-tu que tu représentes ? Le changement ? Tu es le dernier d'une longue lignée.
— Silence !
— Au final tu seras seul. C'est ce que tu désires, n'est-ce pas ? Eh bien, si tu parviens à vaincre tous tes ennemis, Ikar, je te prédis que le jour suivant, tu auras disparu.
— Silence ! »
Il frappa de nouveau, brisant la forme astrale de Shani en plusieurs morceaux, avec un son cristallin.
« Au fond, ma présence te permet de vivre encore... »
Il cracha des malédictions sur l'arpenteuse de rêves. Cela ne fit pas disparaître la douleur.
Aton aurait très bien pu ne pas exister.
Il se sentait las. Le poids de sa puissance solaire tailladait ses épaules, pourtant Aton, prisonnier d'une créature aussi misérable que Shani, n'était pas capable d'en faire usage.
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