48. Nous, les stratèges

(1400 mots)


« Amirale E'ptal !

— Aarto, que faites-vous ici ? »

Même les vaisseaux de Rems, comme leurs officiers, avaient une meilleure prestance que ceux de Lazarus. Aarto se sentait toujours intimidé par ces couloirs impeccables, toujours propres, où l'on ne heurtait nul vampire ventripotent occupé à passer un chiffon sur les tubes à néon. Dans ces couloirs, les officiers Remsiens ne marchaient pas – ils glissaient, semblables à des songes, tout en se racontant leurs histoires de pêche dans les archipels de la planète.

« Je vous cherchais...

— Des informations à me transmettre ? Pourquoi ne pas utiliser la radio ?

— Cela ne s'y prêtait pas.

— Venons dans mon bureau » dit-elle avec un sourire.

Autre chose chez les humains de Rems l'intriguait et l'impressionnait : ils semblaient tous avoir le même âge, officiers et troupes compris. Aarto aurait bien été en peine de distinguer les aînés des cadets ; l'amirale aurait pu avoir trente, quarante ou cinquante ans, ils semblaient tous surgis d'un temps à part. Peut-être que la pêche dans les lagons, mieux que la chasse à mains nues dans les steppes, participe à la conversation des forces vitales.

L'amirale E'ptal avait un bureau aussi bien rangé que celui d'un médecin. Des diplômes en langue remsienne étaient épinglés sur un panneau de bois, entre deux affiches de spectacles de cabaret. Une grande photo en couleurs, aux tons naturels défraîchis par les années, montrait une palmeraie bordée par une plage de sable fin. Deux humains souriants faisaient face à l'objectif.

« Je vous écoute, Aarto. »

Chaque fois qu'elle prononçait son nom, l'amirale semblait buter sur le titre absent. La flotte lazaréenne n'était pas organisée en grades, mais en fonctions ; Aarto n'était pas un général à étoiles et barrettes, juste le vampire à qui on avait décidé de confier les rênes.

« Aton est revenu de Stella Ostium.

— Aton revient, Aton repart...

— Vous savez que l'Aton qui se trouvait sur Neredia n'était qu'une parcelle infime de sa volonté. Le dieu-soleil, dans son intégralité, était enfermé dans un labyrinthe. Il semblerait qu'il en soit sorti. Le véritable Aton est libre et se trouve dans l'Omnimonde.

— Ceci veut dire que la guerre va bientôt prendre fin.

— Vous prenez cette nouvelle à la légère ?

— Pas du tout. Où se trouve désormais Kaldor ?

— Il revient de Stella Ostium. Mais il y a plus. D'après les solains, le premier consul Catius vient de prendre Sol Ferval. La colonie a signé un accord avec lui. Il a pris le contrôle d'une deuxième légion.

— La situation a donc évolué conformément aux plans de Kaldor, dit l'amirale.

— Qu'entendez-vous par là ? »

Elle jeta un regard de biais sur la photo du mur.

« Lorsque nous nous sommes lancés dans cette campagne, nous pensions que l'Imperium serait notre adversaire principal, l'outil entre les mains d'Aton. Kaldor n'a pas vraiment démenti cette analyse première, car notre méprise permettait de souder l'Armada autour d'un ennemi clair. Mais le but de Kaldor n'a jamais été d'affronter l'empire de face. N'oubliez pas : il veut minimiser les pertes. C'est fait. Jamais l'Armada Magna n'aura eu à ouvrir le feu sur lui, pourtant l'Imperium a cessé d'être un ennemi.

— Reste donc le dieu-soleil. Que peut-il ? De quelles forces dispose-t-il ? Nous ignorons tout de Naglfar...

— Kaldor et les solains le savent mieux que nous.

— Mais vous-même, amirale, qu'avez-vous appris ?

— Nous sommes peut-être dans l'incapacité de vaincre Aton. »

Elle contempla intensément la photo fixée au mur. Ces souvenirs de sable blanc et de mer turquoise pouvaient presque paraître déplacés, dans l'univers gris et métallique des flottes spatiales. Une puissante nostalgie de leur monde natal animait les remsiens. Face à ces élans romantiques, ces regards vagues de passion insatisfaite, Aarto croyait lire des romans lazaréens, empreints de sentiments magnifiques mais fictionnels. L'amirale E'ptal incarnait pour lui cette fraîcheur, cette grâce, au point qu'elle avait rallumé quelque flamme dans son esprit pourtant bien chargé de préoccupations. Certes, Aarto n'était plus tout jeune, mais aucune de ses dernières conquêtes ne le lui avait reproché ! Quant à savoir si l'amirale... il se mordit la langue avant que ses pensées n'aillent plus loin.

« Kaldor a joué de manière formidable, reprit E'ptal. Nos gouvernements respectifs s'y sont même laissés prendre. Il a laissé croire que la lutte concernerait l'Imperium, un ennemi fait de matière, définissable par ses planètes conquises, par le tonnage de ses vaisseaux, par le nombre d'hommes dont il dispose. Nous avons donc levé des forces à mesure de cet ennemi. S'il était venu à nous en ne parlant que d'Aton, en agitant les mains de manière évasive, incapable de mesurer l'étendue de ses pouvoirs, nous n'aurions pas bougé le petit doigt. Vampires comme humains, nous aurions refusé de lutter contre un adversaire qui ne peut être mesuré. Or nous voilà face à la réalité : le grand ennemi est Aton, il est là, entouré de son aura de mystère, immensurable même selon les standards de Kaldor et des solains. Seul un fou se jetterait tête baissée dans une telle bataille. Je ne vois qu'un seul fou dans cette Armada, le fameux capitaine Barfol de T'schnitza. Que ferons-nous ?

— Que pouvons-nous faire ?

— Les choix sont nombreux. Nous enfuir. Changer de camp.

— Rejoindre Aton ? Vous n'y pensez pas ? »

Il craignait qu'un solain arrive à ce moment précis et les juge coupables de quelque trahison.

« Nous sommes des stratèges. Nous devons considérer tous les choix qui s'offrent à nous et sélectionner le meilleur au regard de nos objectifs. Or, je vous le rappelle, nos objectifs sont antinomiques de ceux de Kaldor : il veut combattre les vues d'Aton, nous voulons préserver nos planètes respectives. Imaginez que nous passions le pacte suivant : nous coupons les ponts d'Arcs qui nous relient à l'Imperium et nous laissons Aton libre de dévorer toutes ses étoiles.

— Cela causerait la mort de millions d'humains.

— Ne faites pas l'enfant, Aarto. Vous qui dirigez les forces vampires, vous ne pouvez pas avoir été choisi par hasard. Laissez-moi vous conter vos états de service. Vous étiez à la retraite, mais vous êtes encore assez jeune : je devine une retraite anticipée. Votre carrière n'a toutefois pas été entachée de blâme ou de retrait de médaille. C'est donc que vous avez fait peur à ceux qui vous employaient. Vous avez été capable de prendre une décision inhumaine, qui allait contre tous les principes de Kaldor, pour le seul bien de ceux qu'on vous a chargés de protégé. Vous avez fait tirer sur la foule ? Vous avez décidé de bombarder la ville assiégée ? Vous avez lancé un assaut suicidaire ? Qu'importe. Vous avez pris une décision dont nul autre n'était capable.

— Et vous ?

— La même chose que vous. Je n'ai jamais su s'il fallait regretter ou non.

— Vous vous trompez au moins sur un point : quoi qu'il arrive, je ne trahirai jamais Kaldor.

— Je n'ai jamais dit ça. »

Quelqu'un frappa à la porte de l'amirale, un aide qui leur annonça que Kaldor venait de rejoindre la flotte.

« Venez, proposa-t-elle, allons le voir. »

Ils rejoignirent une salle de réunion où convergeait un grand nombre d'officiers remsiens.

La masse de Kaldor était dix fois supérieure à celle des vaisseaux de la grande flotte. Cette machine consciente, de la taille d'un grand astéroïde, fonctionnait selon des principes étrangers à la physique des humains et des vampires, impensables pour leur intellect. Des manipulations de haute volée de la matière et de l'énergie, où la science se confondait avec la magie, où l'esprit réaffirmait son statut de maître des choses. La physique des Arcs. La magie d'Arcs qui permettait aux solains de traverser l'espace tels des lucioles, à Kaldor d'être Kaldor et à Aton d'être un dieu.

Les vampires et les humains de l'Armada avaient été confrontés à ces impossibilités depuis trop peu pour éprouver plus que le vertige ; ils n'avaient pas eu le temps de se laisser tenter par ces pouvoirs hors de leur portée.

Cet astre vivant, cette armature métallique recouverte d'une croûte de glace, flottait devant eux comme un cachalot solitaire, prêt à replonger dans des fonds inconnus. Kaldor avait coupé tous ses propulseurs. Il s'était arrêté ici pour parler avec les solains, avec E'ptal et Aarto, peut-être. Kaldor parlait peu, souvent par énigmes.

« J'ai une hypothèse, avança l'amirale. Je pense que malgré les apparences, Kaldor est très proche de nous. Son intellect comprend et conceptualise les choses comme nous. Sa vie mentale se déroule simplement de l'autre côté d'une barrière mentale, celle du langage, celle du temps qui est différent pour lui et pour nous. Je crois que c'est un être millénaire pressé par le temps. Voilà tout. »

Troublé, plus par la remsienne elle-même que par son discours, Aarto croisa les bras de façon neutre.

« Ne repensez pas à ce que nous venons de dire, Aarto. Agissez comme vous l'entendez et comme l'exigent les termes de notre alliance. Faites au mieux. Voilà tout. »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top