40. Carthage est détruite


(1000 mots)

Après la bataille, Shani revint me visiter.
Je crus ne pas la reconnaître.
Qui es-tu ? demandai-je. Es-tu Shani, l'arpenteuse de mondes ?
Qu'est-ce qu'un arpenteur de mondes ? rétorqua-t-elle. Je suis Shani, la médiatrice de Kaldor.

Caelus, Notes


Entré seul dans le système Stella Ostium, Kaldor détacha sa forme astrale et descendit jusqu'à la surface de la planète.

Son ciel sans atmosphère ne diffusait aucune lumière. Seules de lointaines étoiles perçaient cette obscurité uniforme, creusant des ombres alanguies dans les vestiges qui recouvraient la planète. Le système Arès n'était plus visible. La constellation de satellites artificiels avait été balayée au passage d'Aton.

« Te voilà » dit Arès.

Contrairement à leurs attentes communes, le gardien de la porte n'avait pas rendu l'âme lorsque celle-ci avait été fracassée de l'extérieur. Il fallait croire que l'existence d'Arès, liée à la bonne activité des satellites, ne leur était pas consubstantielle.

Sans but, le dieu abandonné errait depuis soixante ans à la surface d'Ostium, incapable peut-être de transiter par la Noosphère, peut-être fatigué de mener cette existence et n'aspirant qu'au repos de l'ermite.

« J'ai appelé ta venue. Tu es venu. Il faut croire que nos entrevues ont fini par tracer, entre nous deux, quelque lien. »

Le colosse humain fit un geste du bras, invitant Kaldor à le suivre.

C'était ici que le dieu-sage avait ramassé les âmes des solains, remontés du puits et tombés de sa margelle. Il s'était reconnu dans ce peuple sans attache et leurs destins se trouvaient maintenant liés.

Kaldor ne voulait rien d'autre que bien agir. Avait-il bien agi ? Malheureusement, il n'avait aucun maître, aucun professeur qui puisse juger de ses actions, pour lui suggérer d'autres pistes.

« Elle est par ici. Mais je doute que tu parviennes à lui faire dire quelque chose. »

Une forme astrale presque transparente était suspendue dans le vide. Seul quelqu'un qui avait connu Shani depuis des millénaires pouvait la reconnaître dans cette chrysalide blanchâtre.

« Elle errait dans le système. C'est moi qui l'a traînée jusqu'ici. »

Kaldor leva les bras vers l'apparition fantomatique. Ses mains gantées, d'un gris uniforme, quittaient rarement les replis de sa longue robe. Il disposa quelques coutures d'Arcs pour empêcher la créature de se briser. Toute l'existence de Shani s'était réduite à quelques fils. Elle n'avait jamais été aussi proche de disparaître ; Stella Ostium était un bel endroit pour cela, silencieux, coupé de tout, sans témoin.

« Penses-tu pouvoir la raccommoder ? La sauver ? »

Il y a de nombreuses manières d'exister, songea Kaldor.

À Shani, certaines seraient désormais à jamais impossibles.

Après un instant d'hésitation, Kaldor se décida à poser un doigt sur son front. Shani se réveilla ; aussitôt son corps astral se sépara en plusieurs formes superposées, manquant de se rompre. Elle existait en plusieurs exemplaires simultanés ; toute son existence avait été passée au travers d'un tamis ou d'un miroir.

« Nous... reconnaître ? demanda Kaldor.

— Les temps ont passé ; Carthage est détruite. »

Arès secoua la tête d'un air fataliste ; il n'est jamais agréable d'assister à la déchéance d'un demi-dieu.

« Aton s'est libéré, souffla Shani, traversée par un éclair de lucidité.

— Bien... agir...

— Tu vois bien qu'elle n'a pas bien agi ! s'emporta Arès. Vous affrontez un dieu, et vous vous dispersez ! Soixante ans passés à se laisser ronger par le dévoreur d'étoiles, tout ça pour quoi ? Qu'avez-vous attendu ? Que l'empire de Justitia s'effondre tout seul ? Vous auriez pu l'abattre dès le premier jour !

— Nous ne serions pas... plus forts... »

Shani replongea dans ces pensées parasites qui jouaient avec les derniers feux de son attention.

« D'autres Carthage seront détruites, murmura-t-elle, telle une Pythie parlant par paraboles.

— Écouter... nous... vivre...

— J'ai tout perdu, et pourtant je suis encore là. Pourquoi n'ai-je pas disparu ? »

Il existait un moyen. Kaldor chercha ses mots pour lui expliquer ; Arès, qui avait déjà compris, le prit de vitesse.

« Écoute, Shani. Ton dieu souhaite te sauver. Il veut que tu entres en symbiose avec lui et que tu maintiennes ton existence sur le plan astral. Il veut que tu deviennes sa médiatrice. Si ce pacte a lieu, tu porteras sa parole aux mortels et ils te reconnaîtront toujours comme le bras droit de Kaldor. Acceptes-tu, ou refuses-tu cet échange ? Tu seras à jamais dépendante de sa propre existence.

— Je ne suis plus rien. J'aurais déjà dû mourir, j'ai oublié, voilà tout. J'aurais dû prendre exemple sur Carthage. Mais voilà, Carthage est détruite...

— Par tous les fleuves d'Océanos ! Écoute-moi, arpenteuse ! Tu as perdu une bataille contre le dévoreur d'étoiles. Il t'a tout pris, sauf la vie. Relève-toi ! Tu seras celle qui l'aura approché de plus près, combattu le plus longtemps, tu es celle qui le connais le mieux. Tu es la mieux placée pour l'anéantir !

— Si Aton devient le dieu unique, Carthage ne sera plus jamais détruite. Tout l'univers sera un océan unique. Un immense océan. Les mers agitées de nos civilisations impermanentes viendront se fondre dans cet océan.

— Aton ne peut pas devenir le dieu unique, cracha Arès.

— Pourquoi ? Tu lui en veux parce qu'il t'a battu ? C'est ton orgueil qui est en jeu, n'est-ce pas ? Mais j'ai plus perdu que toi. J'ai tout perdu. J'ai même perdu son nom. Il ne me reste que Carthage... mais Carthage est détruite, et plus personne ne se souvient de la magicienne.

— Eh bien, disparais, si tel est ton désir, s'exclama Arès. Abandonne l'Omnimonde à son sort. Laisse les solains s'étouffer avec leurs étoiles, Kaldor avec sa morale, et laisse-moi... je suis lassé de t'entendre. »

Il baissa la main droite au sol, comme s'il arrachait quelque chose de la terre ; il arma son bras droit d'une lance et la propulsa en direction de Shani, alors qu'un tremblement aurait suffi à la désintégrer sur place.

« Assez, Arès. »

Kaldor arrêta l'objet d'un geste. Ainsi suspendue dans l'air, cette lance de fer ressemblait moins à une menace qu'un jouet hors de sa boîte. Privé du système satellitaire, Arès ne parlait plus avec Kaldor d'égal à égal ; il ne faisait pas le poids face aux volontés du dieu.

« Si tu le désires » grogna-t-il avant de dissoudre sa présence.

Kaldor crut que Shani revenait à ses esprits, mais elle n'ouvrit la bouche que pour articuler « Carthage » et se taire de nouveau.

Il devait prendre la décision à sa place, sans bénéficier de son assentiment.

Carthage était détruite, mais Shani devait être sauvée !

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