38. Armada Magna
(1400 mots)
Balfor fut le Hannibal de son temps.
Lorsque sa traversée des Alpes fut complète, le « capitaine » et ses hommes avaient déjà vécu le pire ; les batailles à venir leur paraissaient trop faciles en comparaison des sacrifices déjà consentis.
Caelus
À l'instar des humains de Stella Rems, les vampires de Sol Lazarus ne possédaient pas, soixante ans plus tôt, la technologie nécessaire à la traversée des ponts d'Arcs stellaires. Ils n'imaginaient donc pas qu'il pût exister, à portée de vaisseau, une race semi-humaine tout à fait semblable à la leur et qui avait vécu une histoire tout à fait similaire.
C'était comme se découvrir un cousin caché, songea Aarto.
Combien de cousins inconnus leur restait-il parmi les dix mille planètes habitées de l'Omnimonde ?
Sans parler de peuples comme les solains, situés au-delà des horizons accessibles par la traversée des ponts d'Arcs.
Le vampire soupira en songeant à eux. La moitié des rapports qui s'empilaient devant lui sur cette table métallique, classés par ordre d'importance, avaient été fournis à l'Armada Magna par les espions solains. Ces mages redoutables avaient infiltré nombre de colonies de l'Imperium. Il se murmurait même que certains avaient rejoint Sol Neredia au nez et à la barbe d'Aton, qui régnait là-bas en majesté. Mais il se murmurait beaucoup de choses contradictoires.
Aarto rajusta ses lunettes et signa une série d'ordres de transfert. Victime d'un violent mal de tête, il s'interrompit pour une courte pause, se leva pour se dégourdir les jambes. Il avait proposé la tenue d'un nouveau conseil de guerre, mais ses invités tardaient à se manifester.
Il se pencha pour regarder dans la lucarne, petite vitre blindée placée à hauteur d'homme, un peu trop bas pour lui. L'Armada Magna ressemblait à un gros banc de poissons plats. Les boucliers thermiques des vaisseaux brillaient par vagues, comme des rangées d'écailles.
Aarto soupira. D'âge avancé pour un vampire, il avait été tiré de la retraite comme un corps exhumé de son cercueil ; le Concile de Lazarus estimait son expérience idéale pour mener les unités vampires lors des batailles de l'Armada. En vérité, les candidats avaient manqué. Combattre aux côtés de Kaldor pour sauver l'Omnimonde d'un dieu fou était perçu sur les mondes alliés comme un si grand honneur qu'il en devenait abstrait ; une charge monumentale, une responsabilité trop vaste pour un seul vampire.
« Monsieur, l'amirale E'ptal est arrivé.
— Merci, faites-la entrer. »
L'humaine était plus petite qu'Aarto, mais cela ne tenait pas à la différence de leurs espèces, seulement la constitution du vampire. Du reste, Aarto tenait les Remsiens en grande estime. Très policés, quitte à laisser la procédure empiéter sur le bon sens, ils étaient d'ordinaire moins fougueux que les vampires, plus maniérés et plus subtils. Il se demandait si tous les humains étaient ainsi.
Les vampires affectaient les longues nuits des régions froides de Lazarus ; leur teint pâle, que les humains comparaient à celui de fantômes, s'accommodait mal des fantaisies de Sol Lazarus. Dans la demi-pénombre perpétuelle de leurs forêts domaniales, les nobles s'adonnaient aux plaisirs de la chasse, parfois du duel d'honneur, avec pour seule arme ces canines hypertrophiées qui faisaient leur fierté.
Le Concile de la planète chapeautait toute une pyramide féodale fort complexe, menée par quelques grands familles. Chacune avait contribué pour une part à l'Armada. Les serfs avaient été enrôlés, les usines construites, les vaisseaux assemblés, les officiers formés sur les derniers personnels des seigneurs locaux. Nombre d'entre eux, hormis le fait d'inscrire leurs noms dans les registres de l'Histoire, s'attendaient à quelque retombée positive de cette campagne ; peut-être l'annexion de nouvelles planètes, par exemple des colonies de l'Imperium, qu'ils imaginaient riches en ressources.
En revanche, Aarto ignorait tout des raisons de l'engagement des Remsiens et de leur organisation interne. La flotte de Rems était taillée dans un seul bloc de granite, menée par un bataillon d'officiers tous semblables, tous sortis du même moule, le teint mat, les yeux noirs, les cheveux ras, qui parlaient tous avec nostalgie de matinées ensoleillées, à pêcher le poisson dans les îles australes de Rems.
L'amirale le salua avec un symbole de salut habituel. Pour se comprendre, les officiers et les interprètes de la flotte parlaient un sabir à mi-chemin entre les langues usuelles de Rems et de Lazarus, contributeurs principaux de l'Armada ; la troupe se débrouillait avec un éventail réduit de gestes de la main, appris des solains.
« Vous êtes pensif, Aarto.
— Je suis moi-même, voilà tout. »
L'amirale balaya la table du regard. Les piles de dossiers en attente s'étaient étalées comme une algue invasive colonisant un bassin à poissons.
« Ils ne sont pas encore arrivés, conclut-elle, avec cette tendance à la lapalissade habituelle chez les individus procéduriers.
— Non, en effet, dit Aarto avec cette tendance naturelle à répondre aux lapalissades par d'autres évidences.
— Avez-vous invité le capitaine Barfol à nous rejoindre ? »
Chez ses collègues imprévus de Rems, Aarto admirait la constance, le professionnalisme, la qualité du matériel. L'uniforme d'E'ptal, à la teinte impeccable, témoignait du travail régulier d'une machine. Le sien, d'un brun délavé, avait été reprisé à la main par des enfants aux doigts gourds, dans la cave d'un manoir, dans les steppes centrales de Lazarus. Il faut dire que tandis que les hautes familles dépensaient généreusement leurs deniers pour l'effort de guerre, tout un cercle de fournisseurs s'enrichissait à leurs dépens.
« Le capitaine Barfol ne me semble pas être quelqu'un de très fiable.
— Vous trouvez ?
— Je veux dire... nous sommes entre gens sérieux, amirale E'ptal, vous savez comme moi que Stella T'schnitza... par Kaldor, ce nom... n'est pas un fameux contributeur de l'Armada.
— Vous pensez donc que, derrière Kaldor, il n'y a que vous et moi ? »
Méfiant, il ne sut que répondre. E'ptal l'encourageait à aller au bout de son raisonnement. Les Remsiens poussaient parfois ce vice jusqu'à en paraître obtus.
« Nous dirigeons à nous deux quatre vingt-dix pour cent du tonnage.
— Mais cela ne fait pas tout, l'admonesta E'ptal. Le capitaine Barfol dirige une escadre d'une certaine valeur stratégique.
— Je soupçonne que nous lui servons de mécaniciens gratuits. Pas une seule bataille à ce jour, et la moitié de ses chasseurs sont hors d'usage ; le coût des pièces de rechange s'est accumulé jusqu'à dépasser celui d'une de nos frégates.
— Pourtant, le capitaine dispose d'une qualité unique. Vous ne l'avez pas vu ?
— De quelle sorte ?
— Il est prêt à mourir pour Kaldor. »
L'amirale E'ptal s'assit. Aarto n'avait vu nulle part un regard aussi perçant que le sien, sinon chez les solains. Ces derniers avaient démontré leur capacité à lire dans les pensées ; ce n'était, en théorie, pas le cas d'Ep'tal, mais elle compensait par une logique déductive à toute épreuve.
En effet, Barfol était prêt à mourir pour Kaldor, dieu de la sagesse, de la morale et de la justice. Surgi d'une planète éloignée de l'Omnimonde, il avait traversé vingt systèmes avec sa flotte misérable, dont les vaisseaux hors d'âge se perçaient de toutes parts comme de vieux rafiots. Selon ses propres dires, le capitaine, dont le grade semblait inventé, avait perdu la moitié de ses navires sur le chemin. L'Armada n'avait même aucune preuve qu'il appartînt à une armée régulière. Ni que Stella T'schnitza existât vraiment au lieu indiqué. Les solains n'en avaient pas apporté confirmation.
« C'est vrai, reconnut Aarto. Il est prêt à mourir pour Kaldor, alors que nous autres défendons nos planètes respectives.
— Barfol est le seul d'entre nous à défendre son dieu, confirma l'amirale. Imaginez que les solains nous ordonnent de séparer nos flottes ; que d'un côté, les Lazaréens devraient servir d'appât et subir de lourdes pertes, tandis que les Remsiens attaqueraient au cœur de l'empire des forteresses sans défense. Le Concile pourrait refuser de tels ordres. Kaldor le sait, cette Armada est fragile, elle ne durera que tant qu'existera un ennemi commun. En revanche, Barfol se jetterait au cœur de la bataille si on le lui demandait, il mourrait pour Kaldor et tous ses soldats mourraient pour lui.
— Une dévotion admirable, reconnut Aarto.
— Une dévotion qui confine au ridicule, mais qui peut servir les intérêts communs de Sol Rems et Sol Lazarus. »
Un courant d'air fit s'envoler une des feuilles estampillées « secret militaire » et elle se tut aussitôt. Il n'y avait pas de vent sur les frégates de l'Armada Magna, hormis le bourdonnement régulier de la ventilation automatique. Un solain se joignait à eux.
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