37. Donne-moi son nom !


(1300 mots)

La sortie d'Aton du labyrinthe de rêves où il se trouvait enfermé précipita la bataille. Je n'en ai pas consigné les détails ; c'est que je me tenais en retrait, prêt à agir, ma présence eût-elle été nécessaire.

Caelus, Histoire de l'Omnimonde


À chaque nouveau pas, un nouveau monde.

Désormais, Aton savait quoi faire. À chaque étape, il fouillait les environs à la recherche de Shani, soulevant chaque pierre sous laquelle elle aurait pu se terrer. Dans ces rêves toujours plus étroits, vides et abstraits, l'arpenteuse peinait à l'éviter.

À chaque fois, il agrandissait son emprise sur elle.

Donne-moi son nom !

Elle ne répondrait pas la première fois, ni la deuxième, ni la millième. Mais qu'importe. Entré ici fougueux comme l'orage, Aton était devenu patient. Shani lui avait appris cette qualité essentielle des arpenteurs.

Donne-moi son nom !

Il ne faisait pas cela pour elle, ni pour la préservation de ce souvenir. Aton avait un plan.

En les plongeant dans son labyrinthe de rêves, Shani les avait tous deux coupés du monde. Le moindre accès vers la Noosphère de l'Omnimonde, le plus futile trou de souris, aurait permis à Aton de s'échapper. C'est pourquoi ces mondes génériques n'étaient ni nommés ni datés. Puisés dans les souvenirs infinis de l'arpenteuse, ils avaient été lavés de leurs noms, de leurs référencements extérieurs, comme un poisson que l'on écaille patiemment. Hormis les souvenirs de Sol Finis, qui ne menaient à rien d'autre qu'un puits sans fond empli de démons et de regrets.

À mesure qu'elle se séparait en fragments, Shani avait perdu tous ces souvenirs. Elle se sacrifiait pour freiner l'avancée d'Aton.

Donne-moi son nom ! répétait-il à ces visages muets, vaguement mélancoliques, qui parfois ne le regardaient même plus.

Il avait l'impression de courir dans une forêt de Shani, cherchant la dernière capable de parler, de répondre à son appel – la clé pour lui permettre de s'enfuir !

Un nom, le nom d'une personne depuis longtemps disparue, le nom d'une ville rayée des cartes, le nom d'un monde... encore présent !

Donne-moi son nom !

Il continua de courir, ravageant ces mondes l'un après l'autre avec lassitude, comme on feuillette les pages d'un livre. Et les mondes n'eurent bientôt plus rien de mondes, ce n'étaient que des cases vides, des structures d'Arcs sans consistance, dont les lumières anisotropes dispersaient Shani – et lui-même – en millions de mirages, compliquant sa recherche.

Donne-moi son nom !

Il crut devenir fou, à répéter sans cesse cette question, sa quête réduite à une obsession primitive.

Son nom !

Le nom de qui, d'ailleurs ?

Peut-être s'agissait-il là du plan de Shani ; le pousser à l'obsession d'un nom, jusqu'à ce qu'il oublie le sien propre – il n'y aurait plus d'Aton ! Des fragments d'un Ikar, des souffles d'une Shani engloutis dans l'oubli – ainsi qu'une étoile en fin de vie.

Il ne pouvait le permettre, il ne le permit pas ; si Shani avait cru pouvoir le pousser dans ce précipice, Aton résista à son piège.

Son nom !

Il retrouva ce souvenir un millier de fois.

« Je dois partir. Mais je ne serai pas long. Je reviendrai. »

L'homme aux cheveux noirs s'était tourné vers la ville, l'esprit déjà absorbé par ses prochains voyages.

La femme anonyme était assise dans une chaise, dont les dorures avaient la patine des maisonnées anciennes, propriétés de vieilles familles. Aton examinait chaque détail de ce souvenir, de cet ultime souvenir de Shani avant son départ ; à chaque fois qu'il remarquait quelque chose de nouveau, cela lui était enlevé. Rappelée un millier de fois, rejouée à l'infini entre deux miroirs, la scène perdait toutes ses saveurs. Les fruits dans la corbeille d'osier devinrent des aplats de couleurs violacées, le ciel grelottait de vibrations stratosphériques. Les murs de pierre ne tenaient plus en place ; ils oscillaient, comme portés par le vent, parfois se rapprochaient d'Aton comme d'inquiétants gardiens, traversaient les protagonistes inconscients, disparaissaient au loin.

Plusieurs fois, Aton brisa ces figures humaines et fouilla dans leurs fragments, à la recherche du moindre indice ; mais ces marionnettes ne contenaient rien de plus que leur discours et leurs attitudes ; elles n'avaient pas de pensées.

Plusieurs fois, il noya cette chambre sous une tempête de feu, excédé de voir deux squelettes encore figés dans leurs rôles, comme un lancinant rappel du Temps victorieux.

Assez de ces mirages !

« Je dois partir. Mais je ne serai pas long. Je reviendrai. »

À l'évidence, il avait manqué quelque chose. Shani avait arraché, de son souvenir, un détail primordial. Il fouilla tous les meubles dans l'indifférence des deux amants, dispersant des vêtements, des flacons vides, des peignes et des ceintures. Que manquait-il ?

Il s'approcha de la femme assise jusqu'à sentir son souffle.

« Je dois partir. Mais je ne serai pas long. Je reviendrai. »

Elle avait entrouvert les lèvres !

La conversation n'était pas terminée !

Aton ouvrit de nouveau cette marionnette humaine, analysant l'information qui transitait par les Arcs. Tel le découvreur déterrant des fossiles épars, il trouva la promesse d'une phrase, guère plus des pensées que des mots, guère plus des intentions que des pensées. Cela lui suffisait !

Je t'attendrai ici.

Mais quel ici ? Quelle ville ? Quelle planète ? Il crut sentir un tressaillement dans les fils, comme si le souvenir ressentait une forme de douleur, une réaction réflexe face au traitement infligé.

Je t'attendrai à Carthage.

Alors Aton sut qu'il avait gagné. Il jeta la tête en arrière, rit aux éclats et pulvérisa le monde qui l'entourait.

Un sol et un ciel symétriques, faits d'un maillage blanc uniforme, s'assemblèrent pour combler le vide. Une structure habituelle dans les interstices de la Noosphère.

Shani, vaincue, l'attendait. Il ne se rendait compte que maintenant de tout ce qu'elle avait perdu. Son apparence initiale s'était diluée en un visage générique ; une poignée de cheveux noirs, une robe blanche pour toutes certitudes. Ses souvenirs, son histoire étaient anéantis, perdus à jamais dans les limbes de la Noosphère, détachés en d'infinis fragments déconnectés de toute réalité. En se dissociant ainsi, Shani avait engendré une multitude de petits démons, qui erreraient longtemps parmi les rêves.

Elle se tenait debout, silencieuse, muette, plus lasse qu'inquiète. Ce combat invisible et sans témoin l'avait épuisée. Contrainte, l'arpenteuse rendait les armes. Elle ne pouvait plus empêcher Aton de s'enfuir de ses rêves, de suivre le chemin qu'il avait choisi, de prendre ce qu'il avait décidé de prendre ; de dévorer les étoiles de l'Omnimonde.

« Alors, comment s'appelait-elle ?

— Circé. »

Aton déroula toute la série de noms, qu'il égrena comme un supplice.

« Circé, la magicienne, vivait à Carthage. Je sais maintenant où se trouve son monde. Je vais m'y rendre. Veux-tu le revoir ? Veux-tu me rejoindre – me suivre ?

— Je ne te suivrai pas.

— Tu espères encore me convaincre, c'est cela ? Tu veux m'agonir des notions dévoyées de bien et de mal, prétendre que mon projet est une folie et que Kaldor ne désire que la paix ? Mais tous deux, vous vous méprenez sur ma nature. Je suis arrivé jusqu'ici parce que je n'hésitais jamais.

— Que vas-tu faire sur ce monde ?

— Oh, rien. Je n'ai besoin de rien. Comme de coutume, les humains m'élèveront des temples en quelques années, me sacrifieront des bataillons de bœufs bien gras et de vierges bien vertueuses ; ils se battront entre eux pour savoir qui honore le mieux Aton, le dieu-soleil.

— Tu permettras ces folies ?

— S'ils ne tuent pas pour moi, ils tueront pour autre chose. Après tes millénaires de voyages, tu devrais les connaître. Je suis un moindre mal. Chacune de leurs pensées, consacrée au grand Aton, étendra un peu plus une toile d'Arcs qui englobera tous les mondes, et dont je me servirai pour rassembler l'univers sous mon empire exclusif.

— Tu n'as donc pas changé d'idée.

— Te souviens-tu d'Ikar ? Je ne crains rien. Je ne regrette rien. Ces qualités sont essentielles lorsqu'on devient un dieu. »

D'un geste, Ikar étendit une barrière infranchissable entre eux. Si Shani avait eu le projet de le suivre, elle n'aurait pas pu.

« Reprends ton rôle, arpenteuse. Tu as transmis sans cesse des messages des dieux. Eh bien transmets un message à Kaldor. Qu'il vienne à moi. Je l'attendrai en cette planète. »

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