35. Je sais pourquoi tu es venue
(1700 mots)
Le lieu abstrait dans lequel Aton recevait ses sujets, caverne creusée dans l'espace par ses ruminations solitaires, avait cessé d'être. L'ancienne salle de règne de Justitia, détruite par son accès de colère, était redevenue une coupole de marbre désormais effondrée.
Le dieu-soleil se tenait au centre, un genou posé à terre. Il attendait. Des geysers de lave bouillonnaient dans son dos ; bientôt des filaments solides en émergèrent, dont les ramifications s'étendaient sans cesse. Aton se dotait d'ailes afin d'atteindre l'objet présent de son désir. Sol Neredia.
Néa écarta les fumées qui encerclaient la scène circulaire, jonchée de débris de verre fondu, de bois incandescent et de calcaire fragmenté. Ce coup de vent surprit le dieu-soleil, qui leva une main en protection. Ces doigts crispés étaient la preuve de sa torture permanente. Aton, même dans cette plus petite expression de lui-même, vivait un calvaire. L'étoile ne cessait de percer sa forme humaine à jour, menaçant de prendre le dessus dans leur symbiose destructrice.
Ikar, qui ne craignait rien, avait conclu que cette douleur ne pesait pas grand-chose face à son projet fantastique.
« Regrettes-tu ton choix ? » lança-t-elle.
Les ailes étaient presque complètes. Tel ce papillon surgi de la chrysalide, Aton les ouvrit grandes afin que leur structure se stabilise.
« Je ne sais pas ce qu'est le regret » proclama-t-il d'une voix grondante.
L'ancien solain se retourna vers elle. Sa bouche n'était qu'une fente dans un masque de charbon, ses yeux deux puits ouverts sur les tourments de son âme. Jugeant sans doute que ses cornes le gênaient, il les arracha de son crâne et les fracassa du pied.
« Ainsi, tu étais là, à Amor. Qu'attendais-tu ? Tu aurais pu renverser le Sénat en une nuit. L'Imperium aurait été plongé dans un chaos que j'aurais eu grand-peine à corriger.
— Tu l'aurais remplacé par un autre empire.
— Catius n'est pas revenu. Vous l'avez retourné contre moi. Ah ! J'avais un glaive et un bouclier ; vous m'avez pris le bouclier, j'ai gardé le glaive. Que n'avez-vous anéanti Naglfar avant qu'il ne soit complété !
— Tu as emprisonné Lilith sur Naglfar. Tu t'en sers comme otage. Est-ce que c'est ce que tu as fait ? Réponds-moi ! Réponds-moi, Ikar ! »
Il sourit, quelques éclats craquèrent au coin de sa bouche déformée.
« Mieux que cela. Lilith est partie intégrante de l'arme. Il est maintenant trop tard pour l'en libérer.
— Pourtant, je le ferai.
— Ce qu'un dieu a fait, un mortel ne peut le défaire.
— Un feu brûle en toi, Aton. Tu crois en souffrir et tu crois qu'il te rend fort. Mais c'est sans commune mesure avec le mien ! Je souffrirai toujours davantage de tes crimes et je serai toujours plus forte que toi. Tu ne peux pas nous battre. Il est grand temps de te l'apprendre. Quelqu'un doit briser tes vanités et je serai ravie de le faire.
— Nous ? Tu es seule. Tu cherches juste à gagner du temps. »
Moqueur, Aton négligea sa présence et se ramassa pour prendre son élan. Il s'envola d'une dizaine de mètres ; Néa tissa sur son chemin une toile d'Arcs invisible, qui le rabattit au sol comme un moucheron surpris par un coup de vent. Le dieu-soleil replia ses ailes en urgence et roula à terre, laissant une traînée de suie sur son chemin. Dans un cri de rage, il écrasa son bras droit à terre pour le briser ; une décharge de matière incandescente traversa Néa. Mais elle avait déjà transporté son corps ailleurs, ne laissant derrière elle qu'une doublure immatérielle.
« C'est cela que tu veux ? s'exclama Aton. Il me suffit de plonger la main dans mon cœur pour réduire cette planète en cendres. Je ne suis qu'un millionième de moi-même, mais il y a dans une seule étoile de quoi anéantir un million de planètes !
— Je t'en empêcherai.
— Toi ? Tu as manqué de mourir lors de la transmigration, tuée par ton propre peuple. Mais tu avais réussi à les sauver, à ce moment-là. Désormais tu es entachée d'autres échecs.
— Les Sermanéens nous ont envoyé de nombreux fléaux, mais tu es le dernier d'entre eux, celui qu'ils n'avaient ni commandé, ni prévu, un fléau produit par Sol Finis et qui a englouti ses créateurs. À force de nous agonir de malédictions, la flamme a pris, tenace, et s'est retournée contre eux.
— Tu prétends que je ne suis qu'un produit des Sermanéens ?
— Tout ce que nous avons fait jusqu'à présent n'était que la conséquence de leurs actions et de leurs décisions. Si nous parvenons à mettre cette histoire derrière nous, nous donnerons naissance à un nouveau monde, une nouvelle ère. Nous connaîtrons enfin la liberté.
— Voilà ce que Kaldor a mis dans vos têtes. Mais nul n'est libre, dans cet univers. »
Libéré de sa gangue protectrice, son bras fondait et coulait comme le métal en fusion échappé du creuset. Une vague de feu roula sur Néa, puis une deuxième ; elle multipliait les boucliers transparents, rompant les Arcs de l'espace pour bloquer les émissions électromagnétiques transportant cette énergie. Mais la magie d'Aton bruissait de multiples consciences, enchâssées dans la structure des Arcs, des âmes volées aux démons où empruntées au Collecteur, que le dieu-soleil employait comme esclaves. Et ces troupes marchaient vers elle comme des fourmis bâtissant des ponts de leurs propres cadavres, prêtes à s'intégrer dans la maille d'Arcs ambiante pour la reconstruire.
À leur rencontre, les deux vagues montèrent en tornade, dont elle était le centre. Dans cet océan de flammes, son domaine, Aton apparut démultiplié.
« Que peux-tu encore perdre, Néa ? Sol Finis a été englouti. La transmigration a échoué pour nombre d'entre vous ; vous n'êtes plus qu'une poignée de solains survivants. J'ai assemblé Naglfar autour de l'âme de ta consœur Lilith ! Que te reste-t-il ? »
Des lames de bronze incandescent surgirent du mur de flammes, qu'elles traversaient de biais. Néa s'envola, multipliant les torsions d'espace pour leur échapper. Retombée au sol, elle ne put éviter la dernière ; deux épées d'air solidifié apparurent dans le prolongement de ses mains ; sa parade dévia la lame, qui entailla son épaule au passage.
D'un geste, Aton mit fin à ses flammes comme s'il ordonnait à ses chiens de regagner leur repaire.
Néa porta une main à son épaule, cousant quelques Arcs dans l'urgence pour raccommoder sa chair.
« Regarde-moi, Néa. Ce corps est fait de plasma stellaire. Toi, tu n'es que matière organique. Une chose impermanente vient me parler de liberté ! Si tu ambitionnes de demeurer éternellement sous cette forme, sache que tu t'illusionnes : la mort viendra tôt ou tard collecter son dû. »
Aton laissa le magma couler de son bras et lui fit prendre la forme d'une épée. Néa appela un bâton de combat, l'arme favorite des solains.
« Je sais pourquoi tu es venue » annonça-t-il au premier coup.
La solaine ne répondait pas, trop concentrée sur ses esquives. Aton se moquait de ses contre-attaques. Non que son corps fût indestructible ; mais chaque coup ne faisait que gratter des éclats de charbon de sa surface et révéler davantage son océan intérieur. Même entourée de multiples barrières, la solaine interagissait avec la maille d'Arcs de l'univers, et cette maille vibrait sous l'effet d'une chaleur insupportable. Ses pieds nus glissaient dans des flaques de verre fondu, où surnageaient les cendres du calcaire éclaté.
« Tu n'es pas ici pour sauver l'empire ! » asséna Aton.
Il abattait cette épée soudée à son corps avec de grands gestes, creusant chaque fois un profond sillon dans le sol en ébullition. Néa remarqua à peine que sa tunique prenait feu et que ses mains se couvraient de cloques.
« Tu n'es pas ici pour me stopper ! gronda-t-il, plus fort à chaque coup. Tu es ici parce que tu crois pouvoir sauver Lilith ! »
Il manqua de la couper en deux ; Néa démultiplia la masse inertielle de la lame, la bloquant sur sa course. Elle rompit la toile de la gravité ; les pierres semblaient prendre vie. Elle et Aton s'envolèrent, encerclés de fumerolles.
« Or Lilith ne peut pas être sauvée – Naglfar est terminé ! »
Aton refit ce qu'elle avait défait. Néa fut projetée au sol et s'écrasa dans la lave incandescente. La dédaignant, le dieu-soleil concentra son regard sur Sol Neredia, brûlant de désir, car il s'imaginait encore qu'assouvir sa faim lui permettrait de réduire les douleurs de son existence.
Tout être vivant plongé dans ce bouillon aurait été carbonisé en un instant. Néa était protégée par un empilement de barrières, comme un blindage invisible. Elle se releva fumante, le visage parsemé de petites coupures.
« Ignores-tu qui elle est... Lilith...
— Instruis-moi.
— Ce n'est pas seulement une enfant... de la transmigration... c'est ma propre fille.
— Dans ce cas, tu es une protectrice incompétente, Néa. Tu échoues partout parce que tu persistes à choisir des buts inatteignables. De tous les solains que tu devrais protéger, tu choisis celle qui ne peut pas être sauvée. Ne vois-tu pas que l'univers se moque de toi ?
— Tant qu'il me restera un souffle de vie... je viendrai la sauver.
— Mais, justement, il ne te reste rien. »
Pour s'épargner une nuisance supplémentaire, Aton leva une barrière. D'abord invisible, le mur inertiel fut bientôt dessiné par les cendres qui venaient s'y coller.
Néa reprit son souffle.
Que mon poing soit d'acier, décida-t-elle avant de frapper dans la barrière.
Aton battit des ailes. Il ne se déplaçait pas dans l'air, mais par bonds sur la maille d'Arcs de l'univers. En un instant, il fut à plusieurs dizaines de lieues, fugace comme le rayon vert. Le dévoreur d'étoiles avait pris sa décision ; un soleil se trouvait à sa portée.
Néa écrasa ses deux poings dans le mur. Cela ne servait à rien. La densité de cet assemblage brouillait sa science des torsions ; impossible de se transporter de l'autre côté.
Reste à espérer qu'Othon intervienne.
Lors de la transmigration, les solains s'étaient imaginés des étoiles lointaines prêtes à les accueillir ; en arrivant dans l'Omnimonde, ils avaient découvert qu'aucun paradis ne les attendait, qu'ils devraient tout bâtir de leurs mains. Néa se représentait souvent ce monde à venir. Elle partageait les espoirs et les rêves du groupe des solains. Mais il y avait plus important encore.
Aton avait raison sur un point : elle était venue sauver Lilith. C'était son plus grand espoir.
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