26. Naglfar
(1400 mots)
Je ferai au mieux, dis-tu.
Si tes actes rejoignent ta pensée, tu seras déjà devenu kaldarien !
Les choses vont vite, n'est-ce pas ?
Eusébus Maxt, Traité de kaldarisme
Il régnait dans la canonnière un silence coupable, comme si les doutes de Catius s'étaient transmis aux hommes de la Troisième Légion qui l'accompagnaient.
Officiellement, il escortaient un percepteur impérial sur une planète voisine. Un magistrat du Sénat était bien monté à bord de la canonnière ; il n'avait su qu'après le départ qu'il servait de prétexte et demeurerait enfermé dans sa cabine tout au long du trajet.
La trajectoire du vaisseau laissait peu de doutes à l'équipage. Ignorant que le dieu Kaldor, à l'instant même, effectuait un trajet semblable, le consul les emmenait dans les ombres périphériques du système Neredia, où leur vaisseau isolé ressemblait à un sous-marin guettant le moindre bruit suspect. C'est donc qu'il se trouvait là-bas une installation secrète de l'empire, inconnue du Sénat lui-même...
Catius avait réduit l'équipage à son strict minimum. Il avait constitué de mémoire la liste de ses hommes les plus fidèles et les moins réceptifs à la religion d'Aton. Il avait tout fait comme s'il s'apprêtait réellement à trahir le dieu-soleil, même si une telle décision effleurait à peine son esprit.
Les solains, songeait Catius, avaient infiltré l'empire depuis l'arrivée d'Aton dans l'Omnimonde et sa victoire facile contre Justitia. Mais le dieu veillait jalousement sur le secret de Naglfar. Seule l'entremise du consul leur avait permis de connaître son emplacement exact. Aton avait déversé ses plans dans un puits de mystères ; Naglfar sommeillait au plus profond.
Que faire pour protéger Eucher ? Pour empêcher Neredia d'être prise sous les feux de la bataille ? Que penser de cette rébellion prédite par les solains ? Tivan était donc encore en vie ? Où se trouvait-il ? Quel rôle jouait-il dans les plans de Kaldor ?
Catius secoua la tête. Les pilotes suivaient de loin ses ruminations silencieuses, attendant d'en savoir plus sur leur destination. Qu'il était lent à comprendre ! Tivan avait déjà joué son rôle. Il avait instillé le doute. Avec cette dernière campagne, une victoire âpre et amère, Catius avait questionné les décisions du Sénat et d'Aton. Il secouait les chaînes qui le maintenaient au service de l'empire. Il était fin prêt pour se retourner contre ses maîtres.
La seule pensée de trahir l'empire le terrifiait toujours, mais il avait accepté la nécessité d'un tel retournement.
Je devrai prendre certaines décisions difficiles, songea-t-il. N'importe quel devin de pacotille aurait conclu à cette évidence.
« Premier consul, je vois quelque chose sur notre radar de proue, indiqua un pilote.
— De quelle taille est l'objet ? De quelle forme ?
— Vu d'ici, plutôt sphérique, avec comme des... protubérances artificielles.
— Ce n'est donc pas un astéroïde.
— Non, sa forme ne correspond pas. Et c'est trop petit pour être une planète-naine.
— À quelle distance sommes-nous ?
— Cent mille lieues. Nous nous rapprochons vite.
— Préparez une trajectoire d'approche. La canonnière devra rester fixe par rapport à l'objet. Affrétez une navette avec une équipe de dix hommes et des scaphandres pressurisés. »
À cette distance, il aurait fallu toute l'énergie de la canonnière pour éclairer le chantier de Naglfar. Les légionnaires étaient comme des hommes plongés dans un monde inconnu, une nuit perpétuelle dans laquelle ils tendaient une main armée mais tremblante, devinant la présence de monstres redoutables.
« Est-ce bien prudent, consul ?
— Je n'ai plus le loisir de penser à la prudence. »
Depuis le départ de Neredia, Catius imposait le silence radio à la canonnière. Il en fut de même pour la navette qui décolla une heure plus tard. Ils n'avaient pas prévenu Naglfar de leur approche, comme s'ils visitaient une tombe plutôt qu'une station en activité. Tels étaient les ordres d'Aton. Le consul supposait que les ouvriers du chantier, quels qu'ils soient, les verraient et guideraient la navette vers une station d'amarrage.
« Tout semble abandonné, dit le pilote.
— Calez-vous sur sa vitesse et approchez jusqu'à une lieue.
— À cette distance, nous risquons de nous écraser.
— J'ai vu pire en entraînement » l'encouragea Catius.
Il flottait suspendu aux barres de maintien ; ses hommes, sanglés à l'arrière, vérifiaient la bonne tenue de leurs scaphandres. Confier des vies humaines à des machineries aussi sommaires aurait paru irresponsable à nombre de civilisations stellaires, mais les projets de l'empire valaient mieux que la vie de ses légionnaires.
Avec quelques tremblements dans les mains, le pilote fit pivoter les poignées de contrôle et la navette s'approcha doucement de Naglfar.
L'objet céleste entra dans le champ de ses phares. Sa surface rocheuse s'étendait à perte de vue, comme s'ils avaient atteint le fond des océans.
« C'est un astéroïde, remarqua un légionnaire.
— Son camouflage est donc parfait, avança Catius.
— Êtes-vous sûr de vous, consul ?
— Je tiens mes ordres d'Aton lui-même.
— C'est peut-être un test de loyauté. »
La remarque fit mouche. Catius protesta d'un grognement.
« J'ai passé tous leurs tests, rétorqua-t-il.
— Je suis à une lieue, dit le pilote. Je ne peux pas aller plus loin. »
Il jura ses grands dieux – Aton y compris – et fit une embardée. Une aiguille de plusieurs kilomètres, plantée dans la roche comme le piquant d'un oursin, venait de surgir sur son écran. Son passage dans le champ des projecteurs fut bref, mais Catius y vit une barre métallique d'un seul tenant, comme la hampe d'un drapeau.
« Ce doit être une porte d'accès, proposa-t-il. Approchez-nous de la pointe. Nous allons faire une sortie dans l'espace.
— Je ne peux pas aller à moins d'une demi-lieue.
— Nous prendrons des propulseurs à gaz. Il y a largement assez d'autonomie pour ce trajet.
— Et s'il n'y aucun accès ?
— Nous reviendrons vers vous. »
Le vol dans l'espace fut bref, mais plus d'une fois, Catius sentit les mâchoires de l'inconnu se refermer sur lui. Les projecteurs de la navette éclairaient une petite surface métallique où Catius fut soulagé d'apercevoir la fenêtre carrée d'un sas.
Les scaphandres n'étaient pas pourvus de liaisons radio, mais il devina la surprise du groupe face à une porte aussi mal placée. Catius l'avait déjà deviné : Naglfar était l'objet céleste tout entier, hormis ces aiguilles plantées à sa surface, comme les chaînes sur la créature qui avait dévoré Tivan. Impossible de traverser sa croûte sans passer par ces tunnels métalliques. Il devait y avoir une bonne raison pour ne pas s'approcher davantage de la surface.
Retrouvant avec bonheur le contact d'une surface matérielle, Catius fit jouer la commande manuelle du sas, qui les admit à l'intérieur. Une gravité artificielle cloua leurs pieds aux sol.
La chambre de décompression était une pièce cubique aux murs lisses, sans aspérité. Cette technologie, plus avancée que celle de l'empire, avait peu servi. Combien de scientifiques, de techniciens avaient œuvré à ce chantier secret ?
Il ne devra rester aucun survivant humain quand tu l'auras quitté.
Combien d'ouvriers Catius devrait-il tuer ?
Après quelques secondes d'attente, le mur coulissa sans un bruit. Un système automatique ? Quelqu'un les invitait-il à rejoindre les ombres au sein de Naglfar ? Son cœur accéléra. Cela ressemblait à un piège.
« Enlevez vos casques et laissez-les ici. L'atmosphère est respirable. »
Un personnage de théâtre leur barrait la route, vêtu d'une robe criarde, passementée de fioritures rouges et dorées. Il se tenait légèrement voûté, les mains jointes. Son visage était un masque blanchi à la céruse. À l'évidence, ces curieux traits rouges des deux côtés de son nez et au-dessus de ses sourcils n'étaient pas un maquillage.
« Qui êtes-vous ? s'exclama Catius.
— Je suis le Collecteur.
— Je suis...
— Le consul Catius Decius Flaminius, désormais l'homme le plus célèbre et le plus puissant de l'empire. Vous êtes venu pour l'inspection. Ce n'était pas nécessaire.
— Aton me l'a demandé.
— Oh. Je vois. Venez, l'ascenseur est par ici. »
La cage de fer grillagée ne leur apprit pas plus sur Naglfar. Au-dessous s'étendaient des lieues interminables de vide, qu'ils traversèrent en quelques instants.
« Aton m'a expliqué ses plans, tenta Catius. Mais pas votre rôle. Pourtant, vous êtes bien un de ses servants, n'est-ce pas ?
— Nous avons un accord d'intérêt mutuel, susurra le Collecteur.
— De quelle nature ?
— Eh bien, j'ai supervisé la construction de Naglfar, et il m'a laissé en vie. »
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