25. Les géants endormis


(1500 mots)

Dans la zone sombre qui entoure chaque étoile, des géants endormis patientent.

Nous les appellerons lorsque la lumière viendra à s'éteindre et que la vie sera menacée de disparition.

Car dans cet Omnimonde, les dieux qui demeurent ne sont pas de ceux qui répondent aux prières ou aux requêtes. Sur leurs épaules repose l'équilibre des choses.

Kaldor, Principes


« Où sommes-nous ? » demanda Seryn.

Le dieu-sage avait traversé deux ponts d'Arcs et s'était arrêté dans un système inhabité, un lieu de transit habituel, semblable à ces boulevards passants que l'on croit connaître. Le citadin habitué omet toujours des ruelles inquiétantes qui forment les points d'entrée d'un réseau concurrent de viscères urbaines.

Kaldor naviguait dans l'obscurité totale, seulement guidé par les mesures gravimétriques et sa propre perception des Arcs.

Si les ceintures d'astéroïdes qui ceignent les systèmes stellaires sont des cimetières, où s'accumulent les ambitions déçues de planétoïdes jamais formés, alors les zones sombres qui entourent ces systèmes sont des caveaux. Des cryptes englouties qui racontent parfois une toute autre histoire que celle des vestiges visibles.

Depuis un milliard de kilomètres, Kaldor avait dépassé l'orbite de la dernière planète officielle du système. La suivante était un misérable caillou couleur carbone, comme brûlé au cœur, qui se situait à dix milliards de kilomètres de son étoile ! Derrière ce Charon raté venait toute une cohorte de comètes et d'astéroïdes lointains. Tous invisibles, couverts de glaces de méthane qui reflétaient les quelques photons égarés jusqu'à eux, ces monstres endormis ignoraient superbement les feux de leur étoile, se complaisant dans leur ronde sinistre.

Kaldor focalisa son attention sur un objet deux fois plus petit que lui, trop sphérique pour s'être naturellement formé ainsi. Il sentit que Seryn avait compris, le pressait déjà de questions et de protestations. Elle ne comprenait pas.

« Je croyais que tu étais le dernier omnisaure, protesta-t-elle ainsi.

— Nous ne sommes pas un omnisaure. Nous nous sommes transformé. Nous avons essayé d'acquérir un nouveau but. »

Le mastodonte endormi n'émettait aucune lumière. Comme Kaldor, c'était une sphère couverte de glace comme Kaldor, une armature métallique enfouie au cœur d'un écrin minéral.

« Ne sont-ils pas... morts ? »

Kaldor réfléchit intensément à ce que pouvait bien vouloir signifier ce mot.

Avaient-ils jamais vécu ?

« Ils se sont endormis pour ne jamais se réveiller. Nous respectons ce choix.

— Combien sont-ils ?

— Une poignée survivent encore. »

Comme à cette annonce, d'autres omnisaures apparurent dans son champ de perception, tels des vestiges enfouis dans les ombres de l'espace.

« Il s'agit de ton espèce, dit Seryn. Pourquoi as-tu besoin de moi ?

— Nous n'avons pas communiqué depuis plusieurs millénaires. Nous sommes maintenant tout aussi éloignés d'eux que toi. »

Le regard de la solaine alla de la forme astrale de Kaldor au cristal stellaire qui se rapprochait d'eux désormais, tout de reflets rouges dans la vision des Arcs, comme un motif tissé dans la toile de l'univers. Kaldor avait fait un long chemin depuis son statut d'esclave. Il avait accompli sa propre transmigration, sa propre transmutation : il était allé vers les autres conscients de l'Omnimonde et s'était rendu semblable à eux, ne fût-ce que par cette forme astrale semi-humaine. Les derniers membres de son espèce ne pouvaient plus le reconnaître.

« Par bien des aspects, ils sont similaires aux photosaures que tu as connus sur Sol Finis et lors de la transmigration. Les photosaures ont disparu, mais ceux qui se trouvent devant nous te paraîtront semblables.

— Tu comptes sur moi pour parlementer ?

— Nous avons besoin de toi pour les réveiller. »

Il fallut se rapprocher à quelques centaines de kilomètres pour percevoir enfin les vibrations d'Arcs qui émanaient du cristal. Cet esprit en sommeil, d'apparence minérale, serait resté inaperçu aux meilleurs mages si Kaldor n'avait pas connu l'emplacement exact de son éternel repos.

« Nous arrivons donc bien à la dernière étape de ton plan, dit Seryn. Pourquoi maintenant ?

— Les deux outils d'Aton sont prêts. Naglfar et Catius. Nous allons lui ravir l'un des deux ; la bataille commencera alors. »

Le dieu-sage ouvrit une distorsion d'espace, invitant Seryn à le suivre. Ils entraient dans la Noosphère. Ici, loin de tout système habité, elle était le théâtre exclusif des rêves des omnisaures, qui s'étendaient dans l'invisible tels un lac d'eau trouble.

Plongés dans l'inconnu, ils nagèrent en hypnée quelques secondes, traversant les frontières d'un esprit confus, trop vaste, incapable des efforts nécessaires à son maintien, qui s'était comme effondré sous son propre poids.

« Pouvons-nous seulement les réveiller ? l'interrogea Seryn.

— Les omnisaures persistent dans l'erreur qui nous a nous-même paralysé durant des siècles. Leurs mémoires et leurs rêves sont trop lourds pour une seule conscience. Pour renaître, ils doivent s'abandonner. »

Un sol se forma sous leurs pieds ; un vent de face balaya les cheveux de Seryn. Le ciel demeura fracturé par de formidables éclairs, qui restaient en place plusieurs secondes. Au cœur de l'orage cheminait une montagne mécanique, comme l'avait annoncé Kaldor, semblable aux photosaures de Sol Finis. La foudre frappait sans cesse la carapace de métal du titan, sans atteindre l'équilibre parfait de son mouvement, sans compromettre le lent accomplissement de sa mission.

« Où sommes-nous ?

— Neredia, il y a environ cinquante mille ans.

— Neredia ? La capitale de l'empire ?

— Il n'y avait, en ces temps-là, aucun empire, et l'atmosphère n'était pas encore respirable pour l'être humain. »

Kaldor marcha en direction du monstre. Lui-même avait perdu tous ces souvenirs. Certes, il avait consigné l'histoire de manière impersonnelle, complétant la bibliothèque de Caelus. Mais des impressions, des sensations aussi triviales que le picotement de l'orage sur son corps d'acier, ou les souffles puissants de la tempête, qui semblaient monter de la terre elle-même, il avait dû se séparer de tout cela. Pour produire de nouveaux souvenirs, Kaldor effaçait les anciens. Sa mémoire était comme une bande magnétique de longueur finie, qui devait sans cesse se réécrire.

Il se trouvait donc face à ce spectacle comme l'archiviste découvrant des copies préservées de l'œuvre complète d'Eschyle, un trésor aussi précieux que la vie elle-même, qui méritait la préservation à tout prix.

« En ces temps-là, poursuivit-il, la race des Dragons régnait sur l'Omnimonde. Ils étaient sans commune mesure avec les dieux d'aujourd'hui. Les grands Dragons étaient des mages d'Arcs capables de s'incarner dans toute matière, de transférer leur âme d'un corps de pierre à un corps de glace. Ce sont eux qui ont bâti les ponts d'Arcs qui connectent les planètes de l'Omnimonde.

— Pourquoi ont-ils disparu ?

— Tout règne a une fin, même celui d'un peuple d'immortels.

Beaucoup de planètes de l'Omnimonde ont été tardivement peuplées de vie. Lorsqu'une planète tellurique était dans la zone habitable de son étoile et disposait de ressources suffisantes en éléments fondamentaux tels que l'eau, l'oxygène, l'azote, le carbone, le phosphore, les oxydes métalliques, les Dragons ordonnaient aux omnisaures d'y implanter une biosphère. Ce fut notre tâche principale. Nous avons réussi dans la plupart des cas. »

Seryn observa le mastodonte qui dansait parmi les éclairs. La tempête était son œuvre. Il donnait vie à cette planète.

Un rugissement se répandit derrière eux, provenant d'un autre omnisaure accroché à la roche nue du sol. Fixe, il passait inaperçu parmi les crêtes escarpées de cet ancien terrain volcanique, sur lesquelles les éclairs dispersaient des reflets violacés.

« Que font-ils ?

— L'implantation de la vie est facilitée sur des planètes disposant d'une intense activité climatique et géologique. L'omnisaure devant nous est chargé de mettre en route le climat. Derrière nous, il met en route un cycle volcanique. Il a réalisé un forage de quinze kilomètres à un endroit où la croûte planétaire était plus fine. »

Kaldor leva la tête. Le souvenir de ce temps ravivait ses regrets. Cette époque lui manquait terriblement. Il n'avait pas alors à discuter du bien et du mal, de la nécessité ou non de ses actions. Kaldor était devenu un parangon proverbial de sagesse et de morale, malgré lui !

« Nous sommes ici dans le lit d'un futur océan. Les calottes glaciaires de la planète sont en train de fondre. Des digues naturelles vont se rompre. Une vague de dix kilomètres de haut va balayer les alentours et redessiner les côtes. En deux mille ans, la vie aura colonisé les océans. En quatre mille ans de plus, les biotopes terrestres seront stabilisés.

— C'est un travail de longue durée, reconnut Seryn.

— Le temps des omnisaures est celui des cycles longs. »

Kaldor tourna vers la solaine son masque inexpressif.

« Nous y sommes presque, déclara-t-il. Aton sera vaincu. Lorsque la bataille prendra fin, nous vous emmènerons sur un des systèmes isolés de l'Omnimonde. La fin des Dragons a été brutale. Le processus d'adaptation de plusieurs planètes a été brusquement interrompu. Nous reprendrons l'un de ces travaux et nous le mènerons à son terme. Vous aurez alors votre monde. »

Cet espoir, dans les yeux de Seryn, valait tous les sacrifices.

« Viens, dit la solaine. Allons réveiller tes semblables. »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top