22. Si l'empire tient encore...
(1500 mots)
« Te voilà déjà ! » s'exclama Lucius en voyant son ami émerger de la salle de règne.
Il y avait du sang sur ses sandales. Thaddeus était étalé en travers du couloir, la bouche et les yeux grand ouverts, les bras écartés, comme une victime sacrificielle.
« Ce n'est rien, dit le jeune sénateur. La garde prétorienne a fait son travail.
— Qu'est-il arrivé ?
— Une tentative de coup d'État. Dès l'instant où tu as passé cette porte, Thaddeus a essayé de me faire assassiner. Rien d'inattendu, ni d'inhabituel. J'avais prévu. Mes prétoriens attendaient sagement le signal pour intervenir. Quel abruti ! Il aurait plutôt fallu empoisonner le dîner des sénateurs.
— Sommes-nous en danger ? Que dois-je faire ?
— Détends-toi, Catius. La prêtrise d'Aton n'est pas farouche ; il suffit de couper la tête et le reste rentre dans l'ordre. Désormais le clergé obéira au Sénat, donc à moi.
— Entendu.
— Personne ne peut plus te toucher. Tu as été béni par le Deus Imperator en personne. Tu es transfiguré, Catius. Pas seulement auprès des plébéiens ; les patriciens sont encore plus superstitieux que la populace. Pour tous, tu es un dieu vivant. »
Lucius posa une main amicale sur son épaule.
« Ce fut une journée épuisante, mon ami. Rentre chez toi, prends un bon bain, joue avec ton Eucher. Tu ne sais pas te reposer ; dès demain, je prends ton éducation en main. Je te retrouverai chez toi et je t'apprendrai l'oisiveté. »
L'indifférence de Lucius aux corps des conspirateurs poussés dans l'escalier, fracassés contre les marches, dont gouttaient des filets de sang, rappela à Catius que son ami vivait dans un monde plus violent encore que ses champs de bataille, coutumier des assassinats politiques comme des combats de gladiateurs.
Sur le chemin de son Domus, Catius se sentit alourdi. Non par le poids de ses responsabilités, car il y était habitué ; la vie de milliers d'hommes reposait déjà entre ses mains, alors pourquoi pas l'avenir de millions ! Mais par celui de ses fautes. Cette rencontre avec Aton avait scellé un pacte implicite qui engageait tout l'Imperium à suivre les folies du dieu-soleil.
Je suis plus puissant que jamais, songea Catius, mais plus sûrement prisonnier que Tivan dans les geôles de l'arène.
Le souvenir de cette mort avait un goût amer. Ce n'était pas la violence de cette exécution qui était écœurante, mais son inutilité. Un spectacle servi au bon peuple d'Amor. Rien de plus. Catius protégeait l'empire ! Mais l'empire, lui, que protégeait-il ? Amor était une jungle de passions et d'intérêts contradictoires, tenue ensemble par quelques bouts de ficelle. L'Imperium avait peur, comme ce vieux lion qui prend peur du passage des ans, qui dévore les lionceaux au jour de leur naissance – il suffira d'un seul survivant !
Eucher l'attendait à l'entrée, assis sur les marches. Sitôt aperçu le premier consul, il accourut à lui, l'entoura de ses bras et resta ainsi fermement agrippé, silencieux. En présence de son père, trop impressionné par cet homme grand, aux mains puissantes, taillé par les luttes, Eucher parlait peu. Le jeune garçon de neuf ans, au boucles blondes abondantes, le visage enfoui dans sa tunique de cérémonie, lui arrivait déjà un peu en-dessous de l'épaule.
À la mort de sa femme, emportée par la maladie de l'eau – l'empoisonnement le plus courant chez les patriciens – le garçon s'était retrouvé seul, encadré par les gouvernantes et les précepteurs que lui envoyait Lucius. Catius venait juste de devenir centurion, un poste dont on ne pouvait démissionner sans trahir le Sénat. Il ne savait pas quoi faire, il ne savait pas s'y prendre et il avait donc renoncé à élever son fils. La relation qui les unissait encore était la preuve que les liens familiaux peuvent subsister malgré toutes les séparations.
Eucher n'en voulait pas à Catius pour ses absences. Comme l'avait dit Néa, il intériorisait ses peurs, craignant que les astres lointains ne lui enlèvent le peu de parents qu'il lui restait encore.
Le garçon entreprit de raconter trois mois de sa vie à Amor, ce qui lui fit prendre conscience de la dureté et l'intensité de cette campagne ; les jeunes ont une meilleure perception de l'écoulement du temps. J'aurais dû t'accompagner, disait Eucher. Un jour, mon fils, tu me remplaceras peut-être sur la tête de pont, et tu affronteras les dangers qui menacent l'empire – mais pour l'heure, te savoir ici me rassure, je ne souhaite rien de plus que ta sécurité, c'est pour cela que je me bats encore.
Ne suis-je pas hypocrite ? songea-t-il. Comment Eucher pourrait-il être en sécurité alors qu'Aton se trouve ici même, à Neredia, et que la guerre s'apprête à enflammer l'empire ?
Ils prirent un dîner léger. Des gardes prétoriens venaient d'apporter à Catius une pile de documents ; des plans de bataille, des ordres de missions, des lettres de l'état-major impérial et du Sénat. Luttant contre la fatigue, le consul gagna ses quartiers, s'attabla à son bureau et entreprit d'annoter la paperasse à la lumière d'une lampe à huile.
« Avez-vous passé une bonne journée ? »
Néa était face à lui, adossée au mur, comme si elle pouvait aller et venir en les traversant.
« Sortez immédiatement, protesta-t-il en retournant aussitôt un courrier confidentiel. Je ne vous avais pas vue, mais cela ne veut pas dire que vous avez le droit d'être ici.
— Vous regrettez encore l'exécution de Tivan.
— Toute mort inutile est regrettable, soupira Catius en croisant les bras et en rabattant la tête en arrière.
— Vous regrettez aussi de ne pas pouvoir vous opposer à Aton. »
Elle disparut dans l'angle du couloir. Catius bondit de sa chaise et dégaina son glaive. Trop habitué aux complots des hommes, il entrait maintenant dans la lutte des dieux ! Quel ignare faisait-il, incapable de voir le grand Kaldor à l'œuvre, lui qui s'était promis de détruire l'Imperium !
Néa l'attendait dans l'atrium. Elle n'était pas seule : le légionnaire Othon se tenait à ses côtés. Leurs regards jumeaux le frappèrent ; on aurait dit les deux côtés d'un miroir.
« Je comprends, s'exclama Catius en agitant son glaive. Sortez de cette maison. Je ne parlerai pas.
— Nous sommes ici au calme, rétorqua Néa. Nous en avons besoin pour discuter.
— Discuter ? De quoi ? Que me voulez-vous ? Est-ce Kaldor qui vous envoie ?
— Ne parlez pas si fort, consul, vous allez réveiller Eucher. »
Othon désigna le glaive du doigt. Une goutte de métal dévalait le fil de la lame. L'arme fondait comme du beurre au soleil. Elle se figea de nouveau, la pointe aplatie, le tranchant émoussé, une simple barre de bronze plus inoffensive qu'un tison.
« Tivan ne vous a pas tué, consul. Nous n'en ferons pas davantage, pour la même raison. Ce serait inutile. Vous seriez remplacé par des hommes plus violents et plus cruels. À cet instant, vous êtes le meilleur ennemi que nous pouvions espérer. »
Des masses transparentes apparurent à côté de la fontaine dans un souffle d'air ; des bancs d'air solidifié. Ils y prirent place.
« Si vous souhaitiez me tuer ou me contraindre, vous l'auriez déjà fait, sans nul doute, reconnut Catius. Et vous méritiez cette occasion : je suis un sot.
— Nous avons berné de nombreux humains avant vous, indiqua Othon.
— Vous êtes des solains. »
Le mot dit, les deux individus laissèrent s'envoler leur illusion d'humanité. Dans cette peau rouge brique imberbe, sans ride et sans âge, ces cornes enroulées sur leur crâne, ces mains à six doigts, Catius reconnut une des formes du Deus.
« Vous copiez les apparences d'Aton.
— Le dévoreur d'étoiles a été l'un d'entre nous, rétorqua Othon.
— Impossible, siffla Catius.
— Pourquoi ?
— Vous êtes presque humains. On ne peut pas être ainsi et devenir un dieu.
— Eh bien, déduisez-en qu'Aton n'est pas un dieu ; rien qu'un solain comme nous aveuglé par son pouvoir. »
Ils avaient tout leur temps. Ils ne semblaient pas pressés de révéler la véritable raison de leur présence.
« Vous êtes difficile à lire, diagnostiqua Néa. D'ordinaire, les pensées des hommes sont plus claires que les vôtres. Mais vous avez empilé les plans, les questions, les réflexions. Et Aton a laissé quelque chose sur vous. Une sorte de bouclier passif, pour vous protéger des effets de la magie d'Arcs.
— Que désirez-vous ? l'interrogea Othon.
— L'exact opposé de votre engeance et de votre dieu. Je veux préserver l'Imperium.
— Je vois. Vous pensez donc que nous souhaitons abattre l'empire.
— D'une manière ou d'une autre, vous y viendrez. Même si ce n'est pas en vaporisant Neredia depuis l'espace, ce sera en introduisant le kaldarisme dans nos colonies lointaines, en poussant les plébéiens à la révolte ou à la guerre civile.
— C'est amusant, dit Othon.
— Non, ce n'est pas amusant ! C'est un fait !
— Si l'empire ne s'est pas déjà effondré, premier consul, c'est bien grâce à Kaldor... »
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