2. ATON
(1700 mots)
Shani connaissait le paradoxe d'Achille et la Tortue, cher aux zététiciens.
Les disciples du fameux philosophe grec Zénon d'Élée disaient : Achille, demi-dieu, fait la course avec une tortue (si cela devait vraiment avoir lieu, ce ne serait pas la chose la plus étrange entraperçue dans les séjours mortels). La tortue part avec, disons, un pied d'avance. Achille, plus rapide, peut-il la dépasser ?
Impossible, disaient ces formidables rhéteurs. Lorsqu'Achille a parcouru la distance qui le séparait de la tortue, la tortue a elle aussi avancé ; mettons, d'un demi-pied. Il reste donc un demi-pied à franchir. Or, lorsqu'Achille a parcouru ce demi-pied, la tortue en a parcouru un quart, etc.
Il n'y a pas de paradoxe : la distance a beau se réduire à l'infini, tel se réduit le temps nécessaire à Achille pour rejoindre la tortue. Les mathématiciens observèrent plus tard que un, plus un demi, plus un quart, plus un huitième, et cette somme infinie de fractions, est exactement égal à deux. Achille atteint donc la tortue en un temps fini.
Les arpenteurs de mondes sont des philosophes très cultivés, car la Noosphère, théâtre des illusions et de l'imaginaire, est un lieu où la pensée occupe une importance vitale (on ne peut pas se contenter d'une armure de fer). Shani était familière avec les raisonnements des zététiciens.
Au début de son combat contre Aton, elle annonça : je ferai en sorte que tu ne me détruises jamais. Tu anéantiras une moitié de moi-même, puis un quart, puis un huitième... et ne cessant de me multiplier, je t'arrêterai toujours.
Cela était tout aussi faux. Tôt ou tard, la force de Shani tomberait en-dessous de celle d'un insecte, et Aton pourrait émerger de sa lutte victorieux, sans même faire attention aux scarabées essayant de s'accrocher à ses pieds.
Caelus
« Prends place » répéta-t-il.
Un imposteur, songea immédiatement Shani, sans céder à sa requête.
Il avait la forme d'un solain ; un être semblable à un humain, au cuir rougeâtre imberbe et couvert de fines cicatrices. Deux cornes sur le crâne, enroulées vers l'avant, à l'envers de celles d'un bélier ; des mains à six doigts et deux pouces symétriques.
Des représentations de tels êtres se trouvaient enfouies dans l'inconscient collectif de l'univers. En toute logique, puisque les solains étaient la création des Sermanéens exilés, relégués à des millions d'années-lumière de toute autre étoile. Longtemps après la fermeture de la porte de Stella Ostium, ces humanités voisines d'apparence et d'esprit avaient eu l'intuition l'une de l'autre.
« C'est vrai, avoua Aton, cette enveloppe solaine n'est plus à la mesure de mon être. Mais de la même manière, tu n'es pas humaine, Shani, et pourtant te voilà ainsi devant moi. Nous sommes de semblables imposteurs, tout comme nous avons été semblables au temps de Sol Finis. »
Constatant qu'elle ne le rejoignait pas, Aton se leva et ordonna à la table de disparaître. Elle rentra dans le sol et se fondit dans les dalles de pierre.
« Te souviens-tu de moi ? Je me nommais Ikar. Nos buts étaient semblables : quitter Sol Finis. Nous avions choisi deux voies contraires. Finalement, il a fallu le concours de nos intelligences. Tu as traversé la Noosphère et trouvé le chemin qui menait à la porte. J'ai brisé le sceau maudit qui nous maintenait prisonniers.
— J'ai fait cela pour sauver les solains. Toi, tu ne désires que le pouvoir. Je ne cesserai pas de lutter.
— Depuis combien de temps sommes-nous ici ? »
Elle ne sut que répondre à la question. Le temps avait-il un sens, aussi loin dans la Noosphère ?
« Je vais te le dire, Shani. Cela fait maintenant deux générations humaines que nous nous affrontons. Au fond, la situation n'a guère changé. Comme à notre tout premier duel, dans la cour du magistère de Khar, je finirai tôt ou tard par gagner. Chaque seconde qui passe déforme un peu plus ton identité. Je t'ai déjà tuée un millier de fois, à chaque fois tu n'as fait que te séparer en plus nombreux fragments. Un millier, un millions de fragments de Shani. Tout cela pour quoi ? Pour me maintenir prisonnier ?
— Je n'ai jamais voulu cela...
— Oui, tu ne voulais que sauver ta peau, quitter l'enfer de Sol Finis. Les solains t'ont suivie, mais ce n'était qu'un pur hasard. Tu peux t'enorgueillir de les avoir sauvés. Toi et le magnanime Kaldor, vous auriez pu causer une guerre sans précédent dans cet univers.
— Pourquoi ?
— La déesse Justitia attendait un tel prétexte, souviens-toi.
— Justitia... qu'est-elle devenue ?
— Un mirage. Qui donc règne sur son Imperium humain, dans ce cas, me demandes-tu ? Moi.
— C'est impossible. Tu es ici. »
La forme solaine ne restait pas bien longtemps en place, comme un vêtement taillé trop court. À chaque mouvement, des craquelures apparaissaient sur sa peau et sa tunique, desquelles perçait une lumière éblouissante.
« La majeure partie de moi est ici, en effet. Il m'a suffi de détacher un fragment de volonté pour prendre le contrôle de l'empire. Il ne dispose pas de ma puissance, ce n'est qu'un piètre Aton, mais largement suffisant pour prendre la place de la déesse disparue.
— Pourquoi prendre le contrôle de l'Imperium ?
— Faute d'être libre, il me faut des serviteurs. C'est un moindre mal.
— Que cherches-tu vraiment, Ikar ? »
Elle l'avait appelé par son nom solain. Cela le fit sourire.
« Nous avons eu cette conversation des milliers de fois. On dirait que tu essaies de me faire changer d'avis. C'est touchant, Shani. »
Aton s'assit de nouveau dans son siège, tel un roi fatigué écoutant les doléances.
« Ma rencontre avec les Sermanéens m'a beaucoup éclairé sur la nature de notre univers, et confirmé les intuitions de ma jeunesse de solain. L'univers se meurt. À petite échelle, nous avons l'impression de cycles immuables, de renouvellements perpétuels, mais c'est une vision trompeuse, car locale. La vie ne peut croître qu'en consommant l'énergie des étoiles ; cette énergie se disperse. Il est impossible de revenir en arrière. Cette loi fondamentale définit l'écoulement du temps.
— C'est une vision à trop long terme...
— Les dieux qui se disent immortels, tels Justitia et Kaldor, semblent s'accommoder de cette fin inéluctable. Ils ne sont donc pas immortels. Ce sont des imposteurs. Impossible aux humains de les reconnaître comme tels, car leurs vies sont encore plus courtes ; de simples pulsations à l'échelle des temps cosmiques. J'ambitionne de devenir le premier dieu. D'ici deux ou trois mille ans, j'aurai fédéré cette réalité, absorbé toute la matière et l'énergie que contient cet univers, et je serai en mesure de réécrire ses lois – donc, de mettre fin à la tyrannie du Temps. »
La tête lui tournait. Arpenteuse de mondes, voyageuse des rêves, Shani avait connu les grandes ambitions de nombreux dieux, qu'il s'agisse de déplacer une planète ou d'en changer l'atmosphère, de puiser l'énergie d'une étoile, de concevoir de nouvelles races pseudo-humaines, de planter ou d'abolir des civilisations. Rien à la mesure d'Aton, qui crachait sur ces immortels insipides, tout juste bons à cultiver leur jardin. Lui seul avait tourné vers les étoiles et les galaxies un œil avide, prêt à les engloutir pour grossir sa force, asseoir sa domination et réaliser son projet.
« Rien ne permet de dire que cette idée aboutira, protesta Shani.
— C'est vrai. Je me situe à une échelle encore jamais atteinte. Depuis sa formation, les dieux de cet univers n'ont cessé de décroître ; peut-être qu'un jour, ils n'existeront plus, et des civilisations humaines feront sans effort ce que les Kaldor et Justitia pensaient impossible. Mais moi, je suis le seul qui mérite ce titre. Je suis le seul à marcher sur une terre inconnue. Tu ne peux prouver que mon idée n'aboutira pas, car nous sommes dans le champ du spéculatif. De même, nous sommes au-delà du bien et du mal tel que Kaldor se les imagine, lui qui ne parvient même pas à donner une morale claire pour la conduite mortelle.
— Ce que tu veux faire...
— Aujourd'hui, et tant que ses lois assassines pèseront sur nous, l'univers veut que toute existence procède d'un déséquilibre. Toute vie doit se nourrir d'autres vies. La stabilité d'un système repose sur l'anéantissement d'autres systèmes. Nous sommes comme ces hordes barbares dont la société entière repose sur les raids de villages d'agriculteurs paisibles. Nous ne durerons que tant qu'il y aura de semblables villages autour de nous – voilà pourquoi les civilisations isolées disparaissent, après avoir consommé les ressources qui se trouvaient à leur portée. Cet affrontement permanent des choses est la racine de toute souffrance ; car un système doit se maintenir coûte que coûte ; les gagnants connaissent la félicité et les perdants la douleur, mais les rôles se renversent sans cesse. »
Ses yeux s'illuminèrent. Il se rapprocha de Shani.
« Lorsque j'aurai aboli le temps, je résoudrai ce paradoxe. Plus rien ne devra être détruit pour que nous puissions vivre. Plus aucun être ne devra souffrir. Pour autant, les choses ne cesseront pas d'exister. L'univers deviendra mon rêve et, dans ce rêve, nous aurons tous droit à la félicité.
— Même cette vision des choses est trop simpliste. Ce n'est pas en t'opposant frontalement à ces lois que tu atteindras toi-même la paix. En voulant résoudre trop vite les contraintes, tu en crées de nouvelles. Que se passe-t-il si le temps ne peut être vaincu ?
— Alors l'univers sera tout de même libéré de sa souffrance.
— Ce n'est pas l'univers que tu souhaites libérer, Aton. C'est toi. C'est toi qui souffres. Cette étoile que tu as dévorée, l'étoile de Sol Finis, te brûle de l'intérieur. »
Elle vit alors la main, le bras d'Ikar imploser, la peau se racornir en copeaux de charbon, comme des scories flottant sur un lac de lave. Ce bras s'étendit dans sa direction, la frappa au cœur, la traversa. Sa robe prenait feu. Shani se vit prise au piège de son corps astral ; plus effrayant encore que de se voir blessée, elle ne sentit qu'un lointain picotement courir sur sa peau. Car elle n'était qu'un millième de Shani et ne ressentait qu'un millième de sa douleur. Ainsi l'arpenteuse de rêves avait-elle résisté au fauve dont elle partageait la cage, depuis déjà deux générations humaines.
« Je ne me lasserai jamais de te détruire, souffla Aton. Je sais que tu faiblis. Il me tarde de sortir de ce labyrinthe. Alors je n'aurai plus besoin de l'Imperium, plus besoin des humains, j'irai directement au-devant de Kaldor et je l'anéantirai. »
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