15. Que protège l'empire ?
(1300 mots)
Qu'est-ce que l'empire ?
Une structure devenue si vaste, si puissante, qu'elle en a gagné une identité propre.
L'empire n'est plus réductible à la somme de ses composantes atomiques ; il dispose d'une énergie, d'un mouvement supérieurs. Même constitué d'humains, il est inhumain par nature, et capable des plus grandes réalisations et des crimes les plus atroces.
Que protège l'empire ?
Si l'empire n'a plus rien à protéger que lui-même, c'est qu'il est peut-être trop tard.
Caelus, Notes
Levé aux aurores, Catius crut être le premier debout dans la maisonnée. Mais Néa l'attendait dans la cuisine. Elle s'était assise, contrairement à l'usage. En présence du maître, les domestiques n'avaient pas ce droit. A fortiori les vestales, que les patriciens considéraient comme de simples objets vivants.
Sa présence le fit penser à une chouette, ou tout prédateur nocturne capable de se poster immobile sur une branche d'arbre des heures durant, attendant que sa proie se présente.
« Qui es-tu ? lança-t-il. Si tu n'es pas une espionne de Lucius, soit – cela laisse six cent sénateurs, peut-être deux mille questeurs influents et ambitieux.
— Et vous, consul ? Avez-vous vos propres espions ?
— Que me veux-tu ? »
Néa décroisa les bras. Sans se lever, elle lui passa un pichet de lait et quelques galettes de blé.
« Vous êtes une personne importante, Catius Decius Flaminius. Votre position, dans l'espace et dans le temps, votre rôle dans la machinerie de l'Imperium, les actions et les décisions qui vous ont menées jusqu'ici, la somme de ces éléments fait de vous une personne importante.
— C'est ce qu'ils disent tous.
— Votre ami Lucius et les autres sénateurs voient en vous quelque chose d'important, certes ; mais ce qu'ils voient, je l'ignore, et ce qu'ils ignorent, je le vois. »
Catius se retint de hausser le ton, car Eucher devait être encore endormi.
« Je comprends, dit-il. Cela fait partie de tes attributions. Lucius a jugé que je renverrais au bout de deux jours une domestique qui refuserait de lever les yeux et de me parler.
— Vous avez un esprit analytique. Vous observez le monde qui vous entoure et, à partir de ces observations partielles, vous essayez d'en déduire des lois à valeur explicative et prédictive. Vous essayez de comprendre afin de prévoir. Cela fait de vous un excellent stratège. Néanmoins, passé un certain seuil, les données disponibles ne suffisent pas à dégager des tendances. Les dépendances externes, sans aucune observation, ne peuvent pas être analysées. »
Catius baissa les bras.
« Tu es kaldarienne, asséna-t-il.
— Qu'est-ce qui vous fait croire cela ?
— Ta manière de parler. »
Il se leva de table, guère rassasié, vaguement inquiet. Il ne comprenait pas l'objet de cette conversation. Il ne pourrait s'en ouvrir à personne ! Lucius lui-même aurait des soupçons s'il apprenait la présence de kaldariens dans sa propre maisonnée... il faudrait donc renvoyer la vestale au plus tôt.
« Je ne resterai pas très longtemps, dit-elle, comme si elle avait la capacité de compléter sa pensée à haute voix. Une longue journée vous attend, consul. Vous ne savez pas encore qui vous êtes, et moi non plus. Pourtant le temps presse. Des décisions nous attendent. Des choix difficiles.
— Je sais qui je suis.
— Non, vous n'êtes pas complet. Un homme n'est que la somme de ses actions, consul, or je suis encore incapable de prévoir vos actions futures. Un homme n'est que ce en quoi il a foi, or... en quoi croyez-vous ? Que défendez-vous ? »
Ces yeux clairs scrutateurs le suivirent alors que Catius, à grand pas, partait préparer sa tenue de cérémonie.
Seul devant le miroir, il revêtit sa cape violette, son casque à plumes, ses jambières d'or. Il détestait ce genre d'attirail ; l'épaisseur de la tunique était, sous le soleil d'Amor, à la limite du supportable. Mais sa femme avait toujours aimé le voir quitter la demeure en cette tenue, tout comme Eucher, car elle rendait son retour certain – contrairement à l'attirail de guerre.
Ses sandales claquèrent sur le chemin dallé qui traversait ses jardins. Un voile rougissant montait derrière la maisonnée endormie, comme cernée par les flammes. L'heure était propice aux fantasmagories. Catius crut voir le visage de son unique enfant surgir dans l'embrasure d'une fenêtre ouverte.
L'escouade prétorienne chargée de sa sécurité était déjà prête. Sur le chemin du Sénat, le soleil se leva sur Amor. Aton donnait sa bénédiction à ce jour de célébrations.
Aujourd'hui, Tivan et ses hommes connaîtraient le sort des traîtres.
Catius, qui marchait en tête des gardes, les força à un détour. Leurs pas soulevèrent une fine poussière tandis qu'ils quittaient les quartiers centraux d'Amor. Les hautes tours de la prison Septima surgirent bientôt devant eux. Sans se faire annoncer, Catius marcha jusqu'au poste de garde qui interdisait l'accès du périmètre. Il demanda un responsable. Un homme encore peu réveillé accourut, lui expliqua longuement que Tivan avait déjà été transféré en direction du Sénat. À la réaction de Catius, l'officier prétexta une affaire urgente pour s'enfuir ; sa silhouette rougeâtre s'effaça dans les reflets de l'aube, tandis que cet insistant soleil grossissait dans le ciel d'Amor.
Catius se résigna à reprendre le chemin du Sénat. Une foule de patriciens s'amassait déjà aux portes du bâtiment ; il reconnut parmi eux des juristes, des administrateurs, des percepteurs d'impôts, des centurions de la garde prétorienne. Tous voulurent se jeter sur lui, le féliciter pour sa nomination ; le plus souvent, Catius dut les repousser sèchement, disant qu'il n'avait pas le temps et qu'il les reverrait plus tard.
Lucius l'attendait à l'intérieur. Une sueur désagréable inondait déjà son front ; Catius ôta son casque et déclara qu'il n'en aurait pas besoin.
« Comme tu l'entends, s'amusa son ami. Ta première bataille était à Stella Nemus, ta deuxième ici. Tu es vainqueur. À partir de moment, tout ce que tu feras, tout ce que tu diras sera interprété positivement. Les sénateurs loueront ta présence d'esprit et les plébéiens s'émerveilleront de ta prestance.
— Pour combien de temps ?
— Tant que cela leur plaira. »
Lucius se mit en devoir de lui expliquer les détails de la procession. Nous avons pensé à des chars, ajouta-t-il, mais il aurait fallu démolir plusieurs rues d'Amor pour les acheminer jusqu'ici. À pied, ce sera tout aussi bien. Tu marcheras en tête, ta garde à tes côtés...
« Et mes hommes ?
— Les légionnaires ? Sans doute dans le public, pourquoi ?
— Pourquoi ne partagent-ils pas ma victoire ?
— Parce que ce n'était pas le rôle de la légion. Ces troupes d'élite doivent rester une légende. Nos défenseurs invisibles, se battant sur des planètes lointaines.
— Dis plutôt que les patriciens ne supporteraient pas de voir des gens de la plèbe, et que le peuple de Neredia serait effrayé par les humains de nos autres colonies.
— En tout cas, tu seras le messager de tous ces hommes, tu leur rendras hommage durant ton discours. Je disais... après toi viendront les prisonniers, puis un autre régiment de prétoriens. Vous marcherez jusqu'à l'arène. Les prisonniers seront installés dans les sous-sols. Tu prendras place dans la tribune. Tu prononceras ton discours. Le chef de cérémonie se chargera du reste. Il ouvrira avec un combat de gladiateurs classiques, puis les prisonniers seront mis à mort.
— Est-ce vraiment nécessaire ?
— Tu divagues, Catius. Tu as vraiment besoin de repos.
— Je suis sérieux.
— Eh bien, l'empire a besoin de montrer à ses ennemis qu'il ne transige pas, à ses traîtres qu'il ne pardonne pas. »
Catius soupira. L'heure pressait déjà, la foule au dehors s'impatientait, les gardes chargés du dispositif attendaient les ordres. Le manque de temps est une excuse commode pour fermer les yeux, aussi vieille que l'humain lui-même.
« Dis-moi, Lucius, que défendons-nous ?
— L'empire, lança-t-il sans hésiter.
— Et que défend l'empire ? »
Comme son ami demeurait interdit, il ajouta :
« Que protège l'empire ? Qu'est-ce que l'empire, en fin de compte ? Et je ne parle pas d'un peu de vieille pierre et de livres de comptes !
— Ce n'est peut-être pas à toi de poser ces questions.
— Bien. Chaque chose étant à sa place, je commence à comprendre mon rôle. »
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