13. Eucher

(1700 mots)


Lorsque Catius franchit les portes dorées du Sénat, une foule innombrable se pressa à son encontre. Toute Amor racontait déjà ses exploits. On parlait de l'exécution du lendemain qui, disait-on, serait spectaculaire.

Ces plébéiens ne lui voulaient guère de mal, mais les soldats de la garde prétorienne qui encadraient Catius les repoussèrent du dos de leur glaive. Le consul aurait préféré être entouré de légionnaires, des hommes de toutes les tranches de la société impériale, unis par le sens du devoir, à la formation longue et intransigeante. Ils tuaient sur ordre de l'Imperium, à des milliards de lieues d'Amor, sur des planètes colonisées ou étrangères ; ils savaient ce qu'était le véritable danger, dans quelle situation la violence devenait nécessaire. Les prétoriens au masque de bronze, aux jambières rutilantes, cape blanche et plastron d'acier, ne savaient pas aussi bien qu'eux ce qu'était l'empire. Aveugles à ces forces immenses, car ils se trouvaient en leur point de convergence, ils exerçaient une répression machinale à l'égard des plébéiens sortis de leur rôle social, tout aussi inutile qu'un coup de pied dans l'eau d'un fleuve en crue.

Sur le chemin de sa maison, le consul profita toutefois d'un anonymat relatif. La procession du lendemain aurait aussi pour rôle de montrer son visage au peuple.

Il faisait déjà nuit lorsque Catius rejoignit son Domus. Revenir ici, après ces impensables voyages, ces rotations entre les astres, lui faisait toujours un effet étrange.

C'était une maison patricienne ordinaire, héritée de ses parents, construite en étoile autour d'un atrium central. Un domaine de plusieurs hectares l'entourait, terrain herbeux parsemé d'arbres fruitiers, avec son propre puits, cerné d'un mur d'enceinte massif. Une unité de vingt hommes s'assurerait désormais de sa sécurité. Catius avait donné des ordres très stricts. Personne, sauf en cas de péril, ne mettrait le pied dans sa maison.

Le consul ne s'était jamais entouré d'un bataillon de domestiques, comme d'usage chez les patriciens. Souvent absent, il donnait rarement une réception. Sa maison était de dimensions modestes, son domaine requérait peu de labeur. Il possédait quelques terres à l'extérieur d'Amor, dont il avait laissé la gestion au comptable de Lucius. Catius n'était pas ici pour vivre la vie d'un notable, mais pour se reposer.

Seules deux personnes l'attendaient donc sur le pas de la porte. Trey, la vieille cuisinière de sa famille et Néa, la nouvelle vestale.

« Le petit dort déjà » dit Trey en déposant un biscuit dans la paume de sa main.

Catius ôta ses sandales et traversa l'entrée. Il déposa l'offrande devant le laraire pour remercier les divinités familiales de son retour sans encombre. Cet autel s'était, avec le temps, enrichit de tout un panthéon de petites statues. Il aimait à penser que l'esprit de ses ancêtres, s'il s'était encore attaché aux pierres de ces vieux murs, l'observait derrière les yeux de jade de ces figurines souriantes.

« Allons-nous le réveiller ? » demanda Trey.

Sa surdité avançant, elle parlait de plus en plus fort. Avec une longévité exceptionnelle pour une domestique, Trey faisait partie des murs. Elle avait un attachement très fort, réciproque, pour Eucher – il te ressemble, maître, disait-elle souvent. Le petit avait changé dix fois de gouvernante, son père était souvent absent, mais Trey répondait toujours à l'appel.

« Ce n'est pas nécessaire, dit Catius. Vous ne l'avez pas prévenu de mon retour, n'est-ce pas ?

— Cela t'aurait porté malheur, confirma Trey.

— Alors, je le verrai demain soir.

— Souhaites-tu quelque chose à boire, maître ?

— De l'eau. Pas de vin. J'ai besoin d'avoir le sommeil léger et les idées claires.

— Entendu. »

La vieille femme disparut.

« Tu as pris ton service ici, nota Catius à l'adresse de Néa. Une remarque particulière ?

— Eucher est un enfant merveilleux.

— Eh bien, s'il s'est assagi... toutes celles qui t'ont précédées, ses précepteurs, tous s'accordent à dire que c'est un garçon turbulent, dissipé, qui refuse les ordres.

— Ce n'est pas forcément une mauvaise chose.

— Que veux-tu dire ?

— De ce que j'ai observé, Eucher possède des valeurs morales. Elles seules l'accompagneront durant sa vie d'adulte – pas les ordres de son précepteur. S'il les cultive et qu'il les préserve, il deviendra un jeune homme d'une grande droiture.

— Hum... si tu l'affirmes. »

Il entendit un bruit étouffé provenant de la cuisine. Trey se montrait parfois assez distraite.

« As-tu déjà travaillé avec des enfants ? dit-il à la vestale.

— Il y avait très peu d'enfants là d'où je viens.

— Oui ou non ?

— Oui. J'ai beaucoup appris d'eux. Dites-moi, maître, maintenant que vous avez été nommé consul, aurez-vous plus de temps à consacrer à Eucher ?

— Je l'espère, je l'espère. Cet enfant a avant tout besoin d'une bonne éducation, et j'envisage d'engager un précepteur à plein temps. Peut-être un maître d'armes. Je pense qu'il est en âge.

— Je ne parle pas de cela. Pensez à ce qui l'accompagnera dans sa vie d'adulte. Il pourra toujours prendre des leçons de maniement des armes. Il n'aura pas toujours de père présent à ses côtés.

— Dans cette maison, Néa, tu as une certaine place. Il est important que tu restes à cette place.

— C'est vrai. Il est important que les choses soient bien ordonnées. »

Lorsque Trey reparut, Catius leur donna aussitôt leur congé. Il se levait aux aurores le lendemain. Une dure journée l'attendait.


***


Soldat dans l'âme, même en sa maison, Catius ne dormait que d'une oreille. Les pleurs d'Eucher ne le réveillèrent pas ; il se tenait déjà alerte et se leva quasiment sans bruit. L'atrium, petite cour hexagonale sans plafond autour duquel était bâtie la demeure, respirait les ombres de la nuit. Les poissons du bassin se laissaient flotter à mi-profondeur. Un oiseau nocturne se posa sur la statue qui dominait la mare artificielle.

À mi-chemin, Catius s'interrompit : les cris avaient décru, puis cessé. Il se tourna vers les quartiers des domestiques. Si Trey s'était levée pour calmer l'enfant, elle aurait rallumé les bougies à son passage, sa vue ayant baissé avec l'âge.

Il arrivait parfois à Catius de se réveiller en pleine nuit, en sueur, avec la certitude d'être poursuivi ou menacé de mort. Il frottait ses mains spasmodiquement, persuadé qu'elles étaient couvertes de sang, saisissait un poignard placé sous son matelas et frappait convulsivement les ombres menaçantes. Dans ces moments, il revenait aux plus rudes de ses combats, aux moments où sa vie n'avait été suspendue qu'à un seul réflexe.

Aussi Catius ne méprisait-il pas les terreurs nocturnes de son enfant, comme le lui aurait conseillé un Lucius, persuadé que l'esprit humain obéit aux lois de la raison, que les tempêtes de notre âme ne sont que le résultat d'un manque de volonté chronique, et non de maladies intérieures. Cette opinion était assez répandue parmi les disciples de Cratos, ordre médical le plus vénérable de l'empire, qui soutenaient que toute maladie du corps résultait d'une piètre administration de soi-même, et pouvait être vaincue avec un peu de volonté.

Néanmoins, il n'avait pas l'habitude de se lever ainsi, la gouvernante aurait déjà dû intervenir.

Hormis à l'entrée, la demeure ne comportait aucune porte. Chacun de ses membres savait où se situait son domaine, à quels lieux il avait droit et à quel moment. En approchant de la chambre d'Eucher, Catius entendit le tintement d'un murmure. Deux voix se répondaient comme des échos voisins.

« Il y en avait beaucoup, dit Eucher. Comme des araignées.

— Et ils venaient vers toi.

— Ils m'entouraient. Et ils criaient. Et je n'arrivais pas à respirer. »

Un soupir.

« Tu n'as pas à avoir peur, Eucher. Les êtres que tu rencontres dans tes rêves ne sont pas des démons. Ils ne peuvent pas te faire de mal. Ils ne le veulent pas non plus.

— Pourquoi ils se jettent sur moi ?

— Ils sont aveugles. La seule chose qu'ils peuvent voir de toi, c'est un peu de lumière, qui surgit dans la nuit perpétuelle de leur monde. C'est pour ça qu'ils sont attirés par ta présence, comme les insectes autour des lampes. Cela m'arrive, moi aussi, Eucher. J'ai déjà fait un rêve comme le tien. Je cheminais dans un océan de ténèbres. La terre remuait sous mes pas, comme une masse liquide. J'entendis des plaintes. Et je vis des mains sèches, squelettiques, surgir alors de l'uniformité sombre, qui se tendaient vers moi. Et j'avais peur. Je ne voyais pas la lumière.

En fait, c'était moi, la seule source de lumière. Les mains qui m'entouraient étaient celles des autres êtres, qui ne voyaient que cela, qui essayaient de se raccrocher à moi. Ces voix que j'entendais, c'étaient leurs prières.

C'est eux qui ont peur. Ils ont peur de l'obscurité, comme nous. Et tu n'as pas à avoir peur d'eux.

Je sais que ce n'est pas facile, de surmonter cette peur. Mais tu es un garçon courageux, Eucher. Tu y parviendras. N'oublie pas que tu es le seul à pouvoir les aider. »

Catius entendit un froissement d'étoffe. Néa, en chemise de nuit, sortit de la chambre. Pieds nus sur les dalles de pierre, elle ne faisait pas le moindre son en marchant, elle-même semblable à un songe.

« Tu as d'étranges façons, murmura le consul.

— Les cauchemars d'Eucher sont une projection de ses peurs. Je connais ces monstres qui l'entourent. C'est lui-même, déformé par le miroir des rêves.

— D'où vient cette peur ?

— Il a perdu sa mère. Son père part souvent à la guerre. L'origine de ses peurs est triviale. Dans ses cauchemars, Eucher est seul. Livré à lui-même, comme il le serait si vous veniez à ne pas revenir de campagne. »

Néa semblait porter un jugement, mais elle n'en laissait transparaître pas plus, comme si c'était à Catius de la déchiffrer.

« Tu n'es pas une vestale.

— Pourquoi ?

— Les vestales sont des êtres soumis. Ce n'est pas ton cas.

— Est-ce une mauvaise chose ?

— Dans ton cas, je ne saurais dire.

— Vous pensez que je suis une espionne de Lucius ?

— As-tu eu des enfants ? »

Un cercle de lumière lunaire balayait l'atrium. L'œil s'y trouvait piégé dans cette habitude nocturne : on croit y voir comme en plein jour, mais on invente la moitié des détails. Catius ne savait pas quelle était l'expression du visage de Néa – il l'imaginait seulement.

« J'ai veillé sur les rêves de nombreux enfants avant lui.

— As-tu été mère ?

— Une fois. Mais je n'ai pas toujours été là pour elle. Et je n'ai pas toujours pu la protéger. Ne commettez pas la même erreur que moi, premier consul.

— Ne me dis pas ce que je dois faire.

— Reposez-vous. Demain sera une longue journée. »

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