1. À chaque pas, un nouveau monde


(1000 mots)


Shani prit une grande inspiration.

Un alizé enjoué secoua ses cheveux en rythme avec les herbes folles qui dansaient à ses pieds. Il tira en avant les pans de sa robe immaculée. Le ciel était d'un indigo épais, un dégradé semblable au crépuscule sur Sol Finis. En s'affadissant à l'horizon, il laissait croire qu'aux confins du monde, la lumière n'avait pas encore disparu. Mais ce monde-ci n'admettait pas de confins, pas de limites fixes. Pour s'en convaincre, Shani tendit le bras. Le tissu blanc s'agitait autour de son bras maigre comme un vol de colombes.

Elle porta la main à sa tête. Pas de cornes. Cet autre réflexe lui parut idiot. Lors de sa dernière réincarnation sur Sol Finis, elle avait perdu cet attribut propre aux solains. Une manière de se distancier d'eux, tandis que son identité véritable remontait à la surface.

Elle scruta les alentours. Un décor idyllique ; les premiers jours de l'été, le vent qui suit l'averse et emporte l'odeur de l'herbe mouillée. Mais un simple décor, une construction de l'esprit qu'il fallait analyser, décortiquer dans ses moindres détails. Il fallait voir plus. Ne pas s'endormir dans son propre rêve, ne pas céder à l'illusion, ne pas se contenter de ce champ de vision approximatif, de ces souffles éoliens et de ces vibrations.

Il est normal qu'un corps humain soit limité par sa perception. Mais l'esprit libéré de cette contrainte est comme l'animal enfermé trop longtemps en cage qui, confronté au monde extérieur, recommence à tourner en rond.

Shani se força à scruter la toile d'Arcs qui l'entourait. Son esprit parcourait les mailles, cherchait les anomalies, les traces suspectes, les liens douteux. Il n'était pas rare de se redécouvrir soi-même, confronté à ses propres rêves, ou cauchemars. Bien naïve celle qui croirait toutes les instances de sa pensée unies et indivisibles comme une armée en marche ; vu de près, cela ressemble plutôt à une assemblée législative en période électorale.

Shani ne trouva rien d'énigmatique dans cette colline herbeuse, énième variation d'un havre de paix parcouru par des millions avant elle. Jusqu'à ce rideau flou, cette voix sur le côté, qui retentit telle le lointain susurrement du glockenspiel.

« Cet univers favorise les imposteurs. »

Elle connaissait cette voix obséquieuse et inamicale, cette silhouette un peu voûtée, ce maquillage de plâtre et ces vêtements de bouffon. Ces mains gantées de velours, toujours jointes, comme si elles s'occupaient en conciliabules.

« Vous êtes le Collecteur, dit-elle en levant les bras à mi-hauteur, inquiète.

— Oh, vous vous souvenez de moi ? C'est admirable.

— Vous êtes le seul dieu qui fait encore commerce des âmes. »

Il haussa les épaules, ce qu'elle ne sut interpréter, puisque son visage blanchi ne laissait rien paraître.

« Si commerce il y a, c'est que je ne suis pas le seul... ah, mais qu'importe, vous le savez bien, ce que vous dites est inexact : nous ne sommes pas vraiment des dieux. Vous êtes une arpenteuse de rêves, je suis un collecteur d'âmes, même Aton n'est qu'un jeune soleil aveuglé par sa propre lumière.

— Qui est Aton ? »

Le Collecteur fit quelques pas.

« Oh, vous vous demandez si je suis réel, venu vous visiter dans vos rêves, ou si je fais partie de ces rêves. Voire encore, si vous ne vous rappelez pas une discussion que nous aurions eue autrefois. Impossible de le savoir ! Car cet univers favorise les imposteurs. Il s'agit, en quelque sorte, de sa loi fondamentale.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu'est-ce que la réalité ? Eh bien, ce qui est indistinguable du réel. Si je suis moi-même un rêve trop semblable au réel, alors je suis réel. Il n'y a aucun moyen d'échapper à ce paradoxe. C'est ainsi qu'on arrive aux prétentions des dieux. Sommes-nous des dieux ? Eh bien, nous en sommes indistinguables. Personne ne se situe au-dessus de nous, et que quelqu'un prouve le contraire ! Voilà ce que nous disons aux mortels. « Il n'y a pas d'autre dieu au-dessus de moi, il n'y a pas d'autre dieu que moi. » Ils entendent cela et ils ont raison de le croire.

— Vos sophismes ne m'intéressent pas. La vérité existe et il est toujours possible de séparer ce qui est imaginé de ce qui est réel.

— La vérité est une invention récente de Kaldor pour tenir son cap. Quant à ce que vous dites, ceux qui le répètent toujours confondent l'habitude et la certitude. Ils connaissent fort peu du réel et fort peu du rêve, et différencient les deux car c'est un piètre réel, et ce sont de piètres rêves. Mais vous, présentement, Shani, où êtes-vous ? C'est une question plus délicate. Vous avez sombré. Vous avez empilé les rêves et connecté ceux-ci sous la forme d'un immense labyrinthe. Vous avez construit votre propre prison, en plein milieu d'un système planétaire inhabité, à distance raisonnable de toute conscience susceptible de venir frapper à votre porte.

— Pourquoi aurais-je fait cela ?

— Si vous étiez Shani, vous le sauriez. Êtes-vous réellement Shani ? Question difficile à trancher. Seul la distinguabilité prévaut. Vous êtes Shani, tant que personne ne vient à le discuter, tout comme je suis le Collecteur.

— Qui est Aton ?

— Votre compagnon de cellule. Vous ne savez plus ? Votre esprit est dispersé. Il y a des fragments de vous éparpillés tout au long du labyrinthe ; chacun voit, pense comme Shani et se croit Shani. Il y a des souvenirs de vous sur ce chemin et, quelquefois, quand vous passez à côté d'eux, vous ne les reconnaissez pas et ils ne vous reconnaissent pas. Vous avez commencé à vous désintégrer. Je n'ai jamais vu tel phénomène. Vous vous êtes comme... agrandie, pour faire barrière de votre esprit ; mais cette enveloppe s'effondre. Vous devez battre en retraite.

— Je ne peux pas...

— Il finira par gagner de toute façon. Vous ne faites qu'acheter un peu plus de temps à des gens qui ne savent pas s'en servir.

— Laissez-moi. Je sais ce que je dois faire.

— Non, vous ne savez rien. Je collecterai tantôt les fragments de votre âme. »

La divinité mineure se fit disparaître, laissant Shani seule.

Elle cligna des yeux, un autre monde.

Un dallage de marbre blanc, une table faite d'une seule pièce d'onyx ; encerclée de statues figées dans d'étranges positions, comme les victimes de la gorgone. La mise en scène se voulait rassurante, mais n'y parvenait point.

« Prends place, Our-Shani, arpenteuse de mondes. Je t'attendais. »

À quelques mètres d'elle, en bout de table, se trouvait Aton.

Le dieu-soleil.

Le dévoreur d'étoiles.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top