8. Les mages
22 juin – 1100 mots
Il n'y a qu'une seule vérité.
Mais l'avantage des mensonges est qu'ils sont nombreux, et qu'ils donnent donc l'impression du choix.
Kaldor, Principes
Livenn était déjà réveillée, peut-être depuis l'aube. Nadira se trouvait encore à son chevet, l'air plus sombre que la veille, moins souriante, comme si elle présageait déjà de sérieuses difficultés.
« Viens, ordonna-t-elle. Tu dois affronter leurs regards. »
Elle fit vêtir Livenn de la tenue des élèves, une simple tunique ocre, sans manches, qui avait déjà servi. Des symboles lourds de sens étaient peints sur la poitrine. Elle n'osa pas demander ce qu'ils signifiaient. Dans la Bordure du royaume, le magistère était un mythe, au même titre que les golems et les dragons. Les mages d'Arcs eux-mêmes étaient plus souvent moqués pour leur manque de sens commun que loués pour leur science et leur pouvoir. Sol Finis avait plus besoin de fermiers courageux que de moines-guerriers inflexibles. Quoi d'autre les menaçait plus que la famine et la sécheresse ?
Tête basse, la jeune solaine suivit Nadira dans le couloir. Sa tutrice marchait résolument, parfaite dans son impeccable tenue blanche.
« Maître Kojia, salua-t-elle en passant devant un solain plus âgé qu'elle, solidement bâti, qui croisait les bras dans un air d'expectative.
— Ne vous affichez pas avec ce symbole, Nadira » la sermonna-t-il.
Pour toute réponse, elle fit disparaître la boucle dorée sur son cœur d'un geste de la main. La peinture s'écailla et tomba en poussière.
« Cela vous satisfait-il, Maître ? »
Le solain se contenta de froncer les sourcils. Il écrasa Livenn de son regard de juge, qui semblait déjà lui chercher des ennuis. Tu n'es pas à ta place ici, pensait-il. Je désapprouve les actions de Nadira. Je trouverai tôt ou tard une raison de vous renvoyer toutes les deux.
« Que me veut-il ? s'inquiéta-t-elle aussitôt passé le Maître récalcitrant.
— Je ne suis pas maîtresse d'Arcs, indiqua Nadira, mais Wei me laisse quand même participer à la vie du magistère. Cela ne leur plaît pas. Pas à lui, en tout cas. »
Il lui semblait qu'il y avait quelque chose de plus derrière, la jalousie de ceux qui, malgré leur titre, se savent largement dépassés.
« Dis-moi, Livenn, t'es-tu jamais sentie à ta place quelque part ?
— La maison de mes parents, hâta-t-elle sans y réfléchir, comme s'il s'agissait là de son seul souvenir, donc de sa réponse par défaut.
— Il n'y en aura pas d'autre. Et c'est bien, en un sens. Tu ne seras jamais chez toi entre ces murs, tu te sentiras toujours emprisonnée – tu voudras toujours partir. »
Livenn acquiesça silencieusement. Après tout, Sol Finis tout entier n'était-il pas une prison, un étau qui se refermait sur ses derniers habitants ? Qui pouvait ressentir autre chose que la furieuse envie de quitter ce monde, de s'envoler pour les Étoiles ? Innocente Livenn, qui devait se confronter à la réalité du monde ; apprendre que même face aux plus grands périls, beaucoup ne savent pas reculer et demeurent interdits.
« Ils ne t'aimeront pas, ajouta précipitamment Nadira, comme l'énième avertissement du parent qui s'apprête à voir son enfant quitter le nid familial. Ils t'ont liée à moi, et ils me trouvent étrange ; tu ne seras pour eux qu'une extension de mon étrangeté.
— Cela ne fait rien.
— Un jour, tu seras seule.
— Je l'ai déjà été.
— C'est vrai. Tu as déjà affronté de grandes épreuves. »
Elles sortirent dans la petite cour intérieure, lovée entre les deux ailes du magistère. Les élèves-mages se trouvaient là en rangs, debout sur les graviers, mains jointes dans un symbole d'harmonie. Le regard dans le vague, ils semblaient occupés à quelque exercice méditatif ; mais ce n'était que l'attente précédant l'arrivée de Maître Wei.
Nadira installa Livenn entre les deux groupes. Le dernier été de Sol Finis s'étant achevé dans une oraison diaprée, les saisons n'avaient désormais plus cours. Les arbres perdaient leurs feuilles et pourraient très bien ne jamais les regagner. Elles tombaient une par une à ses pieds, comme les pages d'un livre que l'on déchire, et la solaine sans cornes se prit à penser que la fin du monde se préparait – on la répétait comme au théâtre.
Les portes d'airain du magistère se trouvaient derrière elle. Deux colosses du même métal, patinés par l'usage du temps et rayés par un siècle d'accidents, avaient les mains fermées sur les battants. De simples marionnettes qui obéissaient, sinon à tous les Maîtres du magistère, du moins à Wei.
Le petit solain chétif émergea de derrière un groupe, sorti de nulle part, comme s'il faisait lui-même partie intégrante des murs. Il semblait encore plus chauve, maigre et voûté que l'avant-veille.
« Nous te souhaitons la bienvenue, Livenn, au magistère de Khar. »
Le regard vaguement expectatif des élèves et celui, plus dur, plus circonspect, de leurs professeurs, emplissait l'atmosphère d'Arcs convergeant vers elle. Elle aurait pu se sentir noyée dans ce tourbillon d'attentes si Nadira, présente à ses côtés, n'avait pas joué le rôle de paratonnerre. Immobile, bras croisés dans sa tenue blanche, elle ressemblait encore à un ange protecteur de Hela, venu mettre fin aux doutes des solains et confirmer Livenn dans son nouveau statut.
« Je suppose que tu ne sais rien de nous, que Nadira ne t'a rien dit. »
Difficile de séparer l'ironie de la malice, la malice de la ruse, la ruse du piège, pour un solain qui souriait en permanence. Si les élèves écoutaient son discours avec un ennui palpable, Livenn savait déjà qu'ils se trompaient sur maître Wei.
« Eh bien, tous les maîtres d'Arcs de Sol Finis sont sortis d'ici. Chaque élève qui se tient devant toi deviendra un maître. Certains restent ici un cycle, d'autres dix, et il n'appartient qu'au tableau des avancements de décider du jour de votre départ. »
La mention du tableau fut la seule à même de provoquer une réaction chez les élèves nettement plus préoccupés par leur déjeuner. En un instant, Livenn visualisa une carte des amitiés et rivalités, brisées et reformées au gré des affrontements amicaux qui déterminaient le niveau des élèves de Khar.
« Veux-tu dire quelques mots ? l'invita Wei.
— J'espère simplement que je trouverai ma place ici. »
Mais tu le sais déjà, sembla répondre Wei, qu'ici ce ne sera pas ta place, au mieux un lieu de passage, dans lequel tu laisseras une trace, comme des milliers avant toi. Ce n'est pas même souhaitable. Ta place ne se situe pas sur Sol Finis, mais dans l'inconnu des Étoiles. Et c'est seulement en allant chercher ce futur inconcevable que tu pourras réaliser ta raison d'être...
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