64. Stella Medius
Chacun d'entre nous mérite un havre de paix, un lieu où se réfugier lorsque gronde la tempête, même pour quelques instants ; qu'il s'agisse d'un temple, d'une taverne, des bras d'un amant – ou simplement d'un rêve. La forme véritable de ce lieu, sa corporéité, n'a aucune importance, tant qu'il permet à l'esprit de se laver de ses doutes et de ses craintes ; d'en repartir serein et concentré sur sa mission.
Qui assiste impuissant à la destruction de son havre, celui-là sera perdu pour l'univers ; il divaguera sans but en faisant siens les sophismes du mal, qui disent que puisque ce qui avait de l'importance pour moi n'existe plus, rien n'a plus d'importance, et tout peut être détruit. Il est rare que ces âmes retrouvent la paix, et ce ne peut être qu'au bout de millénaires d'errance hasardeuse.
Mais quelqu'un qui n'a pour seul projet que de franchir les portes et avaler les distances ; quelqu'un qui ne possède nulle maison, physique ou astrale, quelqu'un pour qui tous les souvenirs ont la même saveur, ne peut être qu'un démon, ou un arpenteur de rêves.
Ainsi était Our-Shani, si semblable aux spectres qu'elle croisait sur son chemin, que ses pas ne faisaient nulle vague dans les immensités de l'espace et de la Noosphère.
Dans sa remontée de Sol Finis en direction du Cercle de Lumière, des Étoiles lointaines dont la perspective seule avait maintenu une étincelle d'espoir dans le cœur des solains promis à l'enfer, de nombreux spectres se tournaient vers elle. Ils la reconnaissaient. L'interpellant par son nom, jaloux de la voir en vie, ils cherchaient à se moquer d'elle.
Shani se trouvait au terme de la Noosphère de Sol Finis, dans une région de l'espace si sombre que tous les rêves s'y étaient dissous en une seule nappe de ténèbres, un océan bruissant d'une seule conscience cruelle. Entourée d'un cocon protecteur, elle flottait au-dessus de cette nappe de bitume, dont les vagues semblaient mimer au ralenti le mouvement d'une eau agitée, d'où surgissaient parfois les ossements d'une forme astrale en décomposition.
Elle recherchait la porte de sortie de ce cloaque, le moyen de monter à nouveau, de se rapprocher de la délivrance – et de tirer avec elle les solains, car telle était sa mission.
Shani avait toujours voyagé seule, jamais guidé d'autres âmes comme elle le faisait désormais. Elle brillait de cette responsabilité nouvelle. Les moqueries des démons mineurs résonnaient dans le vide, car ils la savaient inatteignable – cette errance au plus loin de l'univers avait construit, d'une arpenteuse de rêves, une nouvelle déesse.
Elle perçut des formes minérales qui phosphoraient sous le couvert nuageux et, dans ces crêtes montagneuses, crut d'abord reconnaître les ossements de Léviathan, le premier Fléau envoyé par les Sermanéens pour affaiblir les solains, et réinstaurer dans leurs cœurs la crainte légitime des dieux. Mais elle vit les membres longilignes plantés dans les sables bitumeux du fond océanique, comme les poteaux d'une jetée dévorée par le vent et le sel. Des photosaures s'étaient échoués ici – les tous premiers habitants de Sol Finis, les premiers aussi à avoir abandonné leurs corps pour s'élancer dans l'inconnu. Elle se trouvait sur le chemin de leur transmigration, donc, sur le bon chemin, et contemplait les débris astraux de ceux qui n'avaient pu suivre la horde en marche.
Il fallait monter, encore, et nulle part Shani ne voyait un accès stable, où elle pourrait grimper à la toile d'Arcs telle une alpiniste des esprits. Elle se prit à penser qu'il n'y en avait peut-être aucun. Il est toujours plus facile de descendre que de monter. Les âmes tombées de l'univers atterrissaient ultimement aux Confins de Sol Finis, où elles grossissaient la horde des démons mineurs. Quand les photosaures avaient tenté d'accomplir l'ascension, peut-être étaient-ils restés bloqués à ce niveau, jusqu'à ce que les vapeurs de l'océan finissent par empoisonner leurs formes astrales et que, infectés par le doute et le désespoir, ils s'arrêtent ici.
Non, se dit-elle, ils sont trop peu nombreux.
Et comme pour contre-argumenter, l'océan dévoila de nombreux autres corps, qui formaient toute une chaîne de montagnes silencieuses.
Non, se répéta-t-elle, les photosaures ont eu des millénaires pour préparer leur transmigration, au contraire des solains. Ils ne sont pas partis en horde pour s'évanouir ici comme un troupeau sans tête.
L'inquiétude menaçait à tout moment de l'atteindre, un parmi tous les poisons par lesquels les démons mineurs essayaient de la clouer ici, lui promettant, dans ces eaux troubles, l'éternel repos.
En une torsion de cet espace lâche et inconsistant, Shani fut tout près des montagnes. Elle ne touchait toujours pas la surface de l'eau, mais son passage y laissait des rides alanguies, comme si tous les yeux de l'océan la suivaient à la trace. Elle était la seule source de lumière à des milliers d'années-lumière à la ronde, excepté les corps des photosaures en décomposition.
Shani s'approcha des carapaces de métal pourrissantes, gangrenées d'une glaise noire qui semblait monter à leur assaut, comme une mousse carnivore. Il s'agissait de formes astrales, donc moins que des corps physiques, mais le cauchemar les dévorait avec la même voracité et la même application qu'un prédateur affamé, qui n'avait rien d'autre pour se repaître que les proies qui passaient, tous les mille ans, à sa portée.
« Parlez-moi » murmura-t-elle, espérant que les vibrations de sa présence éveilleraient quelque écho chez les monstres endormis.
Elle fut surprise de les découvrir aussi creux que la mue d'un crustacé, et s'interrogea longuement sur la véritable nature de ces vestiges. Plus d'une fois, un démon aventureux émergea de l'eau pour la happer, s'imaginant avoir affaire à une proie trop facile ; plus d'une fois, elle brûla l'esprit adverse au cœur, l'obligeant à regagner son repaire en proférant mille malédictions sans effet.
Durant son temps sur Sol Finis, Shani avait été une version affaiblie d'elle-même, comme un portrait aux couleurs affadies par une lumière trop maigre. En remontant la Noosphère, elle retrouvait ses réflexes, sa dextérité avec la magie d'Arcs ; les démons savaient qu'il fallait frapper tôt, vite saisir leur chance.
« Tu es une fuyarde » susurra l'un d'entre eux à son passage.
Juché sur un rocher, il ressemblait à un loup, ébréché comme une vieille porcelaine. Son pelage luisait et oscillait alors même qu'il n'y avait aucun vent, pas plus que d'air, dans ce rêve. Un de ses yeux manquait, avec la moitié de sa mâchoire, dont l'autre moitié claquait dans le vide.
« Tu te dis arpenteuse, et tu prends à cœur ce métier qui serait d'explorer, d'aller trouver et d'aller quérir en quelque point de la Toile d'Arcs universelle. C'est mensonge. Tu n'as toujours fait que fuir. »
Premier de tous à acquérir son attention, il prit confiance et poursuivit son discours de manigances.
« Tu te penses au-dessus de nous, mais tu es comme nous, Shani. Tu dis que nous n'avons pas de nom, mais as porté de trop nombreux noms pour te prévaloir d'un seul. Tu dis que nous errons aux confins de l'espace et de la raison, mais tu erres toi aussi parmi nous.
— Que serais-je en train de fuir ?
— Tu as toujours été en train de fuir quelque chose, mais tu n'as jamais pu t'échapper, car ce que tu fuis fait partie de toi. »
Shani hésita à frapper cette silhouette découpée sur l'opalescence laiteuse, une marée de spores qui émanait toujours du photosaure. Les démons se nourrissaient de sa colère, et leurs provocations n'étaient là que pour lui donner corps. Elle ne devait pas écouter. Pas même entendre.
En se recentrant sur son avancée dans le brouillard, elle sentit enfin le murmure d'un écho, qui émanait d'une des silhouettes. Un photosaure ne s'était pas tout à fait éteint. En deux torsions, Shani se porta à lui, évitant les rochers et concrétions enfoncées dans le liquide opaque.
Au long de ses voyages à travers l'univers, dans toutes les strates de la Noosphère, Shani avait rencontré de nombreux géants endormis. Leur arracher la moindre pensée, faire résonner la moindre étincelle de conscience dans ces esprits si vastes qu'ils s'étaient oubliés, était un travail de titan. Cette œuvre absorbait la vie entière de moines et d'alchimistes, qui fondaient des congrégations transgénérationnelles dans le seul but d'accéder à une vérité supérieure. Pour ceux qui avaient le malheur de réussir, ils découvraient souvent que cette vérité se trouvait déjà à leur portée. Trop rares étaient ceux, dans cet univers, qui avaient pris conscience de l'impuissance de ceux qu'ils nommaient trop hâtivement « dieux ». La décroissance, la mort et l'oubli guettaient tous les êtres sans distinction ; la sagesse était tout aussi difficile à ceux capables de déplacer les étoiles, qu'à ceux qui rampaient encore sur leur planète d'origine.
De tous ces géants dispersés en d'infinies cartes de noèmes, dont les rêves formaient des mondes sans consistance, le photosaure lui apparut comme le plus important, car lui portait quelque chose qu'elle désirait ardemment et que nul autre ne pouvait lui offrir : la direction des Étoiles.
« Parle-moi » dit-elle au spectre, craignant qu'à tout moment il ne s'arrache à ses vestiges et se dissolve dans les eaux qui réclamaient son corps ancien.
Il n'employait pas de mots, cela aurait été trop simple. Sa conscience ne s'était exercée à la communication qu'avec les autres photosaures. Sa pensée portait des concepts, des symboles, et Shani devait enregistrer ces formes en espérant leur donner un sens. Avec des gestes assurés, elle amplifia les déformations d'Arcs, faisant de ces infimes pensées de véritables explosions de lumière. Certains motifs se répétaient plus souvent que d'autres.
Elle avait déjà croisé un photosaure sur le chemin, l'agrégation de leurs souvenirs restés en arrière, et se prit à penser qu'il pouvait traduire pour elle ces pensées confuses. Ne se trouvait-elle pas dans la Noosphère, où la mémoire d'une chose et la chose elle-même se confondent ?
Un autre monde se trouvait devant. Lors de leur traversée, les photosaures avaient dû bâtir eux-mêmes le pont qui accueillerait leurs âmes migrantes. Un monde intermédiaire, comme une arche se déplaçant en direction du Cercle de Lumière.
Certains avaient dû demeurer en arrière. Ces formes astrales réclamées par l'océan, c'étaient tous les photosaures qui ne s'étaient pas résolus à abandonner leurs corps à Sol Finis. Déchirés entre la nécessité du voyage et la crainte de l'inconnu, entre le désir de partir et celui de rester, leur hésitation avait été fatale. Leurs esprits s'étaient englués d'un côté, tandis que leurs corps devenaient des pantins sans âme, de tristes pantins qui ne se souvenaient que d'avoir échoué.
Ces photosaures étaient restés en arrière de la horde, mais ils lui montraient le chemin.
Au-delà de l'océan, à quelques torsions d'espace, se trouvait Stella Medius.
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