6. Khar


22 juin – 1800 mots


Des lieux comme Khar ne sont pas faits seulement de bois, de pierre et de métal. Leur existence dépasse le séjour du réel. Chaque vie passée entre leurs murs a laissé une trace. Ces âmes fort nombreuses ont tracé des sillons, comme les ravins creusés par l'érosion. Leurs échos, leurs rêves, leurs fantômes sont restés entre deux murs. C'est pourquoi on entend murmurer les vieilles pierres.

Caelus, Le Monde Solitaire


Sol Finis, Deux cent jours avant la transmigration


« On raconte l'histoire d'un prince qui vivait dans un palais, au milieu du désert. Il souhaitait plus que tout explorer le monde et voir la mer. – Vous ne pouvez pas partir, dit son ministre. Si vous partez, que deviendra le royaume ? Nous disparaîtrons dans les sables. – Allons, dit le prince. Et le moment venu, la nuit tombée, il partit. Il traversa le désert. Ce fut une longue épreuve, qui fit de lui un vieillard, mais il atteignit la mer. Les pêcheurs qui se trouvaient là virent arriver cet individu hirsute, barbu, édenté, à la peau tannée par le soleil. De surprise, ils lâchèrent leurs filets et s'exclamèrent : qui es-tu ? – Je suis le prince d'un royaume qui se trouve au milieu du désert, clama-t-il, et je voulais voir le monde. Ils ne surent que répondre. Car il n'y avait jamais eu de royaume au milieu du désert, pour eux du moins, et ce vieillard qui se présentait à eux avait tout d'un fou...

— Que veux-tu dire par là ?

— Toute réalité, toute illusion dépend de ses spectateurs. Tant que tu demeures en ta prison, il n'y a pas d'extérieur. Tant qu'il n'y a pas de témoin, il n'y a pas de monde. »

Nadira attrapa une petite pierre et la fit léviter au-dessus de sa main.

« L'univers est une gigantesque toile où les choses sont reliées par des causalités, des forces, ou par le Temps lui-même. Cette pierre existe parce que le reste de l'univers sent sa présence. Les lois physiques l'ont incluse en leur sein. Chacune de ses particules connaît l'emplacement de ses voisines. Moi-même, je ne la vois pas, mais je la sens d'une autre manière. Mais si je décide que cette pierre ne subit plus son poids, si je décide qu'elle se fracture, ma volonté contredit l'univers, et si je suis plus forte que la nécessité des lois et des causes, alors je peux les vaincre. Je peux déformer la toile d'Arcs du monde. Je peux déplacer ces rochers, les faire disparaître ou revenir. Je peux survivre sous un soleil de plomb, sans eau pendant des jours, parce que j'en ai décidé ainsi. Même lorsque mon corps aura commencé à se dessécher sur place, je serai encore là, parce que mon esprit aura refusé de partir. »

Elle lui lança la pierre. Livenn arrêta le projectile un mètre avant elle, mais ne put le maintenir dans son état de repos. Le caillou lui échappa et s'en alla rouler sur les marches du Chemin de prière.

« Lorsque je t'ai trouvée, Livenn, tu aurais dû être morte depuis longtemps. »

La froideur de cette remarque la cloua sur place. Nadira ne s'était donc intéressée à elle que parce qu'elle était une anomalie de Sol Finis ? Parce qu'un reliquat de la puissance des Sermanéens faisait d'elle une mage d'Arcs, un outil utile pour atteindre les Étoiles ?

Livenn s'arrêta. Un poids s'était abattu sur elle, sur ses épaules, sur son estomac, qui la plaquait maintenant au sol. Elle voulait pleurer, mais il n'y avait pas encore assez d'eau dans son corps. Durant tout ce temps, elle avait marché alors que son cœur battait un coup par minute. Nadira avait levé une morte-vivante.

« Tu n'es pas morte, dit-elle comme pour la rassurer. Tu survivras.

— Qu'est-ce qui m'est arrivé ?

— Tu ne marchais pas parce que tes muscles se contractaient, mais parce que ton esprit ordonnait à ton corps de se mouvoir. Voilà l'inconvénient d'être une mage d'Arcs comme toi, Livenn : tu passeras toute ton existence à séparer la vérité du mensonge, à faire le tri entre les illusions.

— Le monde n'est qu'une illusion...

— Non, le monde n'est que ce qu'il est, et ne se prétend pas autre. Une illusion, c'est quelque chose qui ment. Tu es capable d'accéder, comme moi, à la réalité des choses. Tu es capable de faire mieux que capturer les formes, les couleurs, les goûts, les odeurs : tu peux voir les Arcs. Tu peux lire dans les pensées et entrer dans l'esprit de chaque chose – y compris le tien propre. Tu es capable de voler et de traverser l'espace. Un jour, tu monteras jusqu'aux Étoiles lointaines. Ce jour-là, peut-être que Sol Finis sera sauvé. »

Nadira s'agenouilla devant elle.

« Tous les rêves et les souvenirs existent, mais il s'agit de réalités floues, moins distinctes, moins fortes que celle-ci. Ton esprit a prise sur ces mondes. Tes ennemis également. Apprends de tes rêves, Livenn, de tes cauchemars. Un jour, tu te tiendras à l'orée des Étoiles lointaines. Mais si tu ne relèves pas la tête, tu ne verras pas la lumière ; si tu lâches prise, tes démons balaieront tous tes espoirs.

— Que dois-je faire ?

— Suis-moi. »


***


Le magistère de Khar surplombait les marches avec constance, assurance, et une certaine sincérité. Impossible de savoir quels mystères se déroulaient derrière ses portes de métal et ses hauts murs de roche volcanique. On l'aurait dit abandonné depuis peu.

« Connais-tu l'histoire de ce lieu ?

— Pas vraiment, avoua Livenn.

— Avant le Fléau, la capitale de Sol Finis, Méra, se trouvait à quelques lieues à notre gauche. Elle a été détruite. Cent mille solains sont morts en un instant. Un million d'autres dans les années suivantes, anéantis par la famine ou la maladie. Nous ne pouvons pas mesurer la souffrance des disparus à l'aune de celle des survivants.

Après cette tragédie, les mages d'Arcs ont décidé qu'il était temps d'unir nos forces. De relever le défi des Sermanéens, le défi de ce monde. Nous devions être plus efficaces, agir plus vite, former un plus grand nombre de jeunes mages.

— Est-ce que ça a fonctionné ?

— Je ne saurais dire. Après tout, nous sommes encore là, sur cette terre qui meurt. Nous vivons encore. Mais nous ne sommes pas partis. »

Nadira posa la main sur le lourd battant et attendit que Livenn se rapproche d'elle.

« J'ai entendu parler du Fléau... tenta la jeune solaine. Léviathan. Il a été envoyé par les dieux. »

Nadira hocha la tête.

« Sais-tu pourquoi ?

— Non...

— Parce que nous sommes leurs créatures. Nous sommes à eux. Les Sermanéens ne veulent pas que nous quittions Sol Finis. »

Sur cette phrase, la porte titanesque s'ouvrit. Il aurait fallu dix solains pour la tirer sur ses gonds, mais Livenn n'entendait aucune respiration, aucune pensée. Une mécanique purement minérale était à l'œuvre, dont Nadira tirait les ficelles avec facilité.

Qui ne se serait pas émerveillé devant un tel pouvoir, devant l'ouverture de si nombreux possibles ? Lucide, Livenn savait déjà que de nouvelles faiblesses se trouvaient au cœur de cet ascendant sur les choses. Des dangers innombrables la guettaient sur ce chemin vers les Étoiles. La magie d'Arcs ne le rendrait pas plus facile.

« Es-tu déterminée à sauver le Peuple Solitaire ? » demanda Nadira.

Elle laissa passer du temps avant de répondre, moins par hésitation que pour empeser sa voix de solennité.

« Oui.

— Alors, tu seras mon élève, Livenn. Faisons comme cela. »

Elles entrèrent à pas discrets, comme des anges de brume. Les portes se refermèrent derrière elles, actionnées par quelque mécanisme caché. Le magistère de Khar était économe de lumière ; seuls quelques flambeaux donnaient ses contours à la bâtisse symétrique, dont les deux ailes encadraient une première cour intérieure. Quelques arbres endormis, mais vivants, s'enracinaient dans ce sol ingrat, d'une dureté volcanique, recouvert de gravillons. Livenn accueillit leur présence avec un espoir renouvelé.

« Bonsoir, Maître Wei » murmura la solaine aveugle.

Un être chétif s'avançait dans la pénombre indigo. Sa main crépita de quelque lumière, pour révéler ses propres traits. Il s'agissait d'un très vieux solain, au visage parcheminé, aux cornes enroulées sur trois tours au moins. Cent cinquante, deux cent années ?

« Voici Maître Wei, dit Nadira. L'un des tous premiers élèves du magistère et son principal actuel.

— Où étiez-vous ? demanda ce dernier, souriant, comme s'il s'apprêtait à leur proposer un thé d'ormeil.

— J'étais sur la Bordure. À deux cent lieues des Confins. Je suis allée assister à notre dernier été.

— On dirait que vous avez trouvé quelqu'un sur le chemin. »

Livenn ignorait tout de Wei, sauf les évidences qu'il faisait transparaître, son attitude affable et bonhomme, les bras croisés dans le dos, légèrement voûté, penché en avant, les yeux plissés comme pour mieux voir.

« As-tu un nom ?

— Livenn. »

Ce nom faisait toute la différence. Sans lui, elle n'aurait été qu'une ombre parmi d'autres ombres, un rêve ramassé sur le bord de la route, dont Nadira aurait pu se défaire sans remords.

Aux mages d'Arcs, aucune vérité n'est inaccessible, aussi pouvaient-ils deviner son nom rien qu'en l'observant. L'attention de leur esprit, le troisième œil, supplantait largement les sens habituels, comme en témoignait la solaine aveugle. Mais se nommer était manière de se souhaiter la bienvenue, d'entamer une conversation, de briser la glace.

« Eh bien, Livenn, il me semble que tu as beaucoup vécu aujourd'hui, et que tu as besoin de repos. »

C'était comme un ordre. L'instant suivant, la jeune solaine replongea dans ses rêves.

Elle retourna à la maison au milieu du pré. Elle erra dans ses alentours en vérifiant qu'il ne manquait rien. Il lui appartenait maintenant de faire vivre cette mémoire. Une responsabilité au moins aussi grande que les aspirations de Nadira, que l'injonction d'accomplir l'impensable, de braver les dieux et d'atteindre les Étoiles, comme elle appelait ces petits points de lumière censés matérialiser d'autres mondes.

Livenn ne voulait décevoir personne.

Elle se déçut pourtant elle-même, car parvenue dans la pièce où se trouvait ses parents, elle se découvrit incapable de leur redonner un visage, une voix. Ils restaient là, indistinguables, l'un assis, l'autre debout, les bras le long du corps. Livenn pourrait secouer autant qu'elle le voulait ces marionnettes, elles reviendraient à leur position initiale, comme des statues molles. Elle pouvait leur crier de se réveiller. Mais que crierait-elle ? Ils n'avaient déjà plus de nom.

Elle recula sur le chemin de pierre. La maison disparut sous un vent glacial, qui saisissait ses os entre ses dents acérées, pour les briser un par un.

Tant de choses, dans cet univers impitoyable, n'existaient que pour anéantir sa volonté. Dans chaque ombre était tapis un démon ; sous chaque pierre, un insecte venimeux. Le ciel pleurait des larmes de sang ; la terre tombait malade. Si elle n'y prenait pas garde, ses rêves seraient bientôt le reflet de ses cauchemars éveillés.

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