59. La transmigration
La transmigration des solains marqua, pour l'Omnimonde, le début d'une nouvelle ère.
Caelus
En média : le thème des étoiles / de la transmigration.
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Traversant le palais sous quantité de regards, Ikar-Aton semblait drainer la lumière, qui le poursuivait comme une vague rougissante. Elle coulait maintenant du ciel ; elle était toute entière à lui, et Sol Finis ne pouvait s'en remettre qu'à son nouveau dieu.
Seryn, Wei et Othon l'attendirent dans la salle d'audience du prince Eil. L'atmosphère et les vitraux semblaient prendre feu.
« Que veux-tu ? » l'interpella la primagister.
Une telle aura entourait Ikar qu'il n'était plus question d'y discerner le solain d'autrefois ; ses paroles, ses expressions leur parvenaient de très loin. Quand ils le voyaient sourire, c'était comme si l'image de ce sourire avait pris des siècles à transiter jusqu'à eux, depuis le temps déformé de sa transe divine.
« Je veux tout, répondit Ikar, s'octroyant le privilège de parler par énigmes.
— Veux-tu ce monde ? » l'interrogea Wei.
Les dernières heures s'égrénaient, et il semblait à Seryn que Sol Finis, si proche de la disparition, s'y préparait déjà. Que les êtres perdaient leur mémoire et les objets leur nom ; que les murs devenaient transparents et que la maille d'Arcs se relâchait en pure forme astrale, comme si l'âme de Sol Finis se détachait de son corps matériel, avant de laisser celui-ci s'effondrer en poussière.
Ikar fit non de la tête. Des filaments de lumière émergeaient sans cesse de sa peau en ébullition, car il cherchait sa véritable forme ; celle sous laquelle le connaîtrait l'univers. Il était le solain-étoile qui avait dévoré Hela et abattu les onze autres ; le maître d'Arcs ultime, qui avait fait main basse sur la trame de la réalité. Il commençait à peine son ascension vers la science et le pouvoir. Ce qui l'entourait ne semblait guère plus faire de différence. Il en oubliait peut-être Ceto, peut-être voyait-il la fin du monde comme une donnée nécessaire, concomitante à sa propre réussite.
« Je n'ai que faire de ce monde » confirma-t-il.
Au dehors, l'émeute prenait forme. Le peuple dans les rues formait de grandes vagues, qui se jetaient les unes sur les autres, le sang éclatant comme l'écume. Tels la meute acculée par la famine, les solains devenaient fous pour la plupart. Ils se prétendaient que pour être digne du nouveau monde, il fallait émerger victorieux des ruines de l'ancien ; et pour créer cette victoire, ils provoquaient la guerre. Ceux qui avaient gardé leurs esprits se réfugiaient aux abords du palais, dans l'auréole de lumière que maintenait encore la présence d'Ikar.
En parallèle du Fléau, l'obscurité progressait maintenant dans le ciel, encerclant leur dernier bastion, à mesure que le flux vital de Sol Finis se concentrait en la personne d'Ikar-Aton.
Ikar tourna son regard vers les grands vitraux, et d'un geste, les dispersa, de sorte qu'ils purent voir l'obscurité manger le ciel et, derrière elle, leur dernier espoir réapparaître – le Cercle de Lumière, dont les étoiles scintillaient comme des promesses.
« Si je restais ici, cela ne changerait rien. Pourquoi aurais-je renversé les dieux si c'était pour prendre leur place ? Ils étaient de piètres rois, et je ne veux pas de leur pouvoir. Je veux bien plus que cela. Je veux donner un avenir à cet univers, un but – je veux le libérer de ce cercle de souffrances dont nous avons été, bien malgré nous, les plus lucides témoins.
— Nous devons quitter ce monde, tenta Wei. Nous devons partir. Peux-tu nous y aider, Ikar ?
— Je ne suis pas Ikar. »
Comme si ce rappel lui était particulièrement douloureux, son corps solain éclata en une pluie d'étincelles et sa lumière prit de l'ampleur. Derniers fragments, des mains et des yeux en surnombre flottaient, seulement rattachés à la lumière qui, telle un système sanguin alternatif, avait pris le pas sur la matière originelle. Ikar était un être de lave capable de prendre toutes les formes, qui se cherchait encore ; qui disait ses adieux à sa nature solaine et découvrait la véritable étendue de son pouvoir.
« Je suis Aton », dit-il, et ce nom résonna longuement dans la salle d'audience et au-delà. Un sésame libéré de l'oubli, une idée que les dieux avaient vainement tenté de circonscrire, qui avait grossi dans leur ombre jusqu'à les renverser.
Aton. La révélation de Hela. La déesse-soleil avait enchaîné une étoile, mais gardienne et prisonnière avaient échangé leurs rôles. L'astre avait appris qu'il lui suffisait de se faire dieu pour vaincre ses anciens geôliers ; en Ikar sans doute, il avait vu l'idéal médiateur. Aton était né de ce pacte impossible.
« Nous sommes des êtres de lumière, ajouta Ikar comme pour confirmer leurs soupçons, tout en continuant de s'étendre. Nous sommes des êtres d'Arcs. Nos créateurs ont-ils su que notre race pouvait donner naissance aux derniers dieux ? Maintenant, ils le savent. »
Il s'approcha de maître Wei, qui hésitait à parler. Seryn plissa les yeux – il lui semblait que le vieux maître d'Arcs rapetissait encore et retrouvait sa forme astrale de tortue.
« Je porte sur moi le fardeau de l'immortalité, ajouta Aton. Je peux sauver les âmes de la voracité du Temps. Si vous souhaitez être sauvés vous aussi, rejoignez-moi. »
Un bras de lumière commençait à encercler Wei. Instinctivement, Seryn les enveloppa d'un bouclier d'Arcs – maigre défense sans doute, mais façon d'indiquer qu'ils n'étaient pas intéressés.
« Tu ne sais pas ce que tu dis, rétorqua-t-elle. Nous voulons sauver la race des solains. Je ne veux pas qu'ils te servent de pâture. Je veux qu'ils rejoignent les étoiles lointaines. Si tu peux nous guider là-bas, nous te suivrons – mais nous ne te servirons pas de nourriture.
— Contrairement aux vivants, me nourrir n'apaise pas ma faim, mais l'agrandit. J'absorberai d'autres étoiles et je deviendrai plus grand, jusqu'à ce que l'univers tout entier me réponde ; alors je mettrai à bas le Temps, et vous serez tous libérés de son emprise.
— Je ne comprends pas ce que tu dis. Tu veux remplacer un dictateur par un autre – toi ?
— Le Temps est un monstre aveugle, mais moi, je suis plus légitime, car j'ai été vivant. Cet univers est dérangé. Je peux lui redonner forme. Je peux le réparer. »
Seryn interrogea les deux autres du regard.
« Si nous refusons, que feras-tu ?
— Je suis déjà roi en ce monde, mais je règne sur des ruines. Je veux d'autres lumières, d'autres étoiles. Je partirai.
— Tu nous laisseras ici, dans l'obscurité ?
— Si c'est ce que vous désirez. »
Au dehors, une foule s'était rassemblée pour prier son nouveau dieu. Sa délivrance arriva aussitôt ; elle fut emportée dans un coup de vent, dispersée et rassemblée en un feu-follet de lumière, qui fut absorbé par Ikar-Aton.
Le dieu se préparait déjà à l'envol. Un corps solain très sommaire se referma sur lui comme une coquille. Ses ailes se replièrent, frémissantes. Aton semblait être l'agrégation de plusieurs volontés en résonance, deux, trois peut-être, si l'on comptait la défunte Hela, davantage selon ce qu'il était advenu de ces âmes tourmentées à qui il accordait l'asile.
« Tu ne peux pas nous abandonner avec le Fléau.
— Tant que vous ne vous abandonnez pas à moi, je ne peux rien pour vous, et ne compte pas faire davantage. »
Ikar leur tourna le dos. Des gouttes de lave tombaient de ses ailes sans jamais atteindre le sol, car elles s'effaçaient en cendres.
« Vous me regretterez, annonça-t-il tel l'ange funèbre. Des profondeurs, vous crierez mon nom, avant que le divin Océanos ne vous accorde le repos. Je ne vous entendrai pas. Je ne vous regarderai pas. Vous me verrez marchant dans la lumière, et vous regretterez ce choix que vous aviez eu.
— Tu es fou, jugea Seryn.
— Vous êtes fous, rétorqua-t-il, ultime reproche fait aux solains qui refusaient de le suivre. Vos âmes vivront encore plusieurs vies avant de me rejoindre, mais cela viendra de toute façon. »
Ikar prit son envol. Il traversa le plafond, dont la pierre sembla s'écarter pour lui laisser passage ; puis s'écrasa dans le ciel. Son corps éclata en tempête de feu, d'où surgissaient mille mains d'ogre, qui faisaient pression sur la voûte céleste. Des failles s'y dessinèrent, des fleuves de lave y coururent, creusant la barrière qui séparait Sol Finis de l'univers. Mille mains se brisaient à leur tâche, mille autres les remplaçaient. Les solains observaient ce spectacle, et comme il l'avait prédit, ceux qui avaient refusé de le suivre connurent le regret.
Une infime ouverture se forma alors, dans laquelle Aton s'engouffra aussitôt. Des reliquats de lumière dansèrent dans le ciel, une pluie d'étincelles minuscules qui eurent tôt fait de s'éteindre. Dans le calme revenu, seul subsistait le Cercle de Lumière.
« À nous, s'exclama Seryn. Ne le laissons pas clamer pour lui seul ce que nous avons mis des siècles à accomplir. Suivons Livenn. À nous d'effectuer notre transmigration ! »
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